Chars de combat : s’adapter au champ de bataille moderne
Olivier DUJARDIN
Devant le nombre ahurissant de chars détruits depuis le début de la guerre en Ukraine, de nombreuses voix se sont élevées pour déclarer la « mort » du char de combat. Mais le fait est que cet engin est toujours très demandé et apprécié sur le champ de bataille. Ses qualités sont nombreuses et, bien qu’il ne soit pas indestructible – mais rien ne l’est – il se révèle être le véhicule le mieux protégé du champ de bataille, offrant un taux de survie bien meilleur que n’importe quel autre véhicule blindé. Outre la protection qu’il offre, il dispose également d’une puissance de feu très importante lui permettant de détruire tous les types de véhicules se présentant à lui. Enfin, en tant que véhicule chenillé et fortement motorisé, il fait montre d’une grande mobilité en tout terrain, pouvant s’affranchir de nombre d’obstacles. Cela reste un formidable canon chenillé capable de porter un feu puissant sur 360° en déplacement.
Des chars pensés pour combattre d’autres chars
Tous les chars aujourd’hui en service ont, avant tout, été conçus pour aller affronter leurs semblables. Ils sont les héritiers de la Guerre froide où les deux camps se préparaient à devoir contrer frontalement un déferlement de chars et de blindés en tout genre. Cette perception de la menace a forgé la conception de chars devant s’imposer dans un duel à mort avec d’autres chars.
Cela a donc produit des engins fortement blindés, notamment sur le secteur frontal, et dans une moindre mesure sur les côtés, équipés de puissants canons destinés à percer les cuirasses les plus épaisses. Toutefois les compromis entre protection, masse, mobilité et silhouette a donné naissance à deux grandes tendances :
– La première a fait le choix d’un très fort blindage, donc très résistant, d’où des engins très lourds (>60t), encombrants, disposant d’une moindre mobilité notamment sur terrain meuble. C’est cette logique qui a engendré les versions les plus modernes des chars Leopard 2, M1 Abrams, Challenger 2, Merkava. L’accent mis sur la portée de tir a nécessité de les munir de canons longs et d’optiques très performantes de manière à pouvoir engager l’ennemi avant même que celui-ci ne puisse tirer. Leurs performances très élevées en font des machines particulièrement chères et complexes.
– La deuxième a favorisé la mobilité avec des chars plus compacts, moins lourds (entre 45 et 55t environ), donc moins fortement blindés, privilégiant la cadence de tir (rechargement automatique et un équipage de 3 membres). On retrouve dans cette logique les chars T-72,
T-80, T-90, AMX Leclerc et le K2 Black Panther. On notera que les chars russes ont globalement des canons plus courts que leurs homologues occidentaux car, pour le tir à longue distance, ils disposent de missiles antichars dont leurs canons permettent l’usage. Les chars russes sont aussi réputés moins chers et plus rustiques que leurs homologues occidentaux.
La doctrine de chaque pays a aussi une influence sur le type de combat envisagé. Très grossièrement, les Soviétiques puis les Russes, ont privilégié la quantité dans le but manœuvrer au plus proche de l’adversaire. Au contraire, l’OTAN a misé sur un nombre plus restreint de chars, moins mobiles mais plus protégés, autorisant l’engagement à plus grande distance des chars adverses. La France a, de son côté, développé une approche duale, misant sur le tir à longue distance mais sans rien sacrifier à la mobilité ni à la cadence de tir.
Techniquement les chars d’origine russe sont moins élaborés avec des conduites de tir moins sophistiquées : le canon peut tirer avec précision sensiblement moins loin mais il dispose de missiles antichard dont l’autodirecteur permet d’assurer une justesse de tir au-delà de 2 à 3 km. Cela donne des chars moins performants sur le papier mais aussi moins chers à produire, plus simples d’emploi (formation plus rapide du personnel) et moins complexes à maintenir. De leur côté, les chars occidentaux sont technologiquement plus aboutis avec, notamment, des conduites de tir plus performantes et une stabilisation du canon plus élaborée, mais ils ne peuvent pas tirer de missiles antichars. Ces chars sont plus performants, mais aussi plus chers, demandant une meilleure formation des équipages et une maintenance un peu plus importante.
Quels que soient les compromis consentis sur chacun des modèles de chars, l’objectif restait le même : détruire les chars adverses.
La guerre en Ukraine révèle une autre réalité
Seulement, selon les autorités ukrainiennes, moins de 5% des chars détruits depuis le début de la guerre ont été touchés par d’autres chars, le reste ayant succombé aux mines, à l’artillerie, aux missiles antichars et aux drones. Ainsi en août 2023, les drones russes Lancet auraient été responsables, depuis leur introduction sur le champ de bataille, de la mise hors de combat d’au moins 640 équipements militaires ukrainiens (sur la base des vidéos diffusées par la Russie), et les drones FPV des deux camps de plus de 800 équipements militaires[1] (là aussi sur la seule base des vidéos diffusées). Et cette tendance semble devoir encore s’accentuer si l’on en croit les déclarations russes qui affirment produire à la chaîne des drones suicides FPV au rythme de plus de 1 000 unités par jour[2] ! Ceci a conduit le général de division Christian Freuding, chef des opérations en Ukraine, à dire au ministère allemand de la Défense : « Nous avons beaucoup de leçons à tirer. En ce qui concerne les chars, en particulier, la leçon de la guerre en Ukraine est que les combats entre tanks sont devenus rares, ce qui signifie que la sophistication relative de ces engins n’est plus aussi importante ».
De plus cette guerre révèle aussi que la très grande majorité des tirs des chars s’effectue à courte distance, moins de 1 000 m, voire à très courte distance, pratiquement à bout portant. Dans ces conditions, on comprend alors que la qualité des optiques n’est pas aussi importante à des distances aussi faibles et que ce n’est pas cet aspect qui fera la différence entre les chars. Bien entendu cela tient pour beaucoup au contexte propre du théâtre d’opération où l’intervisibilité est réduite par le relief, les constructions et les forêts. Néanmoins, en dehors des grands espaces désertiques plats que l’on peut trouver au Moyen Orient ou dans les grandes steppes, il faut bien admettre qu’il est difficile de disposer d’une intervisibilité importante dans la majorité des lieux, sauf à bénéficier d’une position en hauteur – et encore il faut que le terrain en face n’offre pas de masques.
Il semble donc que le besoin de tir tendu à grande distance n’est peut-être plus aussi important sur les champs de bataille modernes que par le passé, que le blindage doit être mieux réparti et ne plus seulement se concentrer sur l’arc frontal, mais que le besoin d’un gros canon mobile perdure bien.
Quelles évolutions pour le char de combat ?
Le char reste indispensable sur le champ de bataille. Loin d’être mort, comme certains ont pu l’annoncer, il doit juste évoluer de manière à faire face aux nouvelles menaces. Car force est de constater que les armes portatives anti-char, les drones et l’artillerie ont détruit bien plus de chars que les chars eux-mêmes.
Aujourd’hui, entre les drones qui guident et corrigent les tirs d’artillerie, les drones suicides, ceux qui larguent des charges antichars sur le « toit » et les armes antichars portatives (missiles et lance-roquettes), les options pour détruire ces blindés ne manquent pas. A ceci il faut ajouter les mines, mais ce problème n’a que peu évolué depuis leur introduction sur le champ de bataille en 1916.
En conséquence, le char de combat d’aujourd’hui doit faire face à une menace hémisphérique sur 360°. Le dessus du char est aujourd’hui tout autant exposé que ses flancs ou ses arrières. Cela impose donc d’en revoir la protection. De même, la (très) relative « transparence » du champ de bataille offerte par les drones impose une mobilité importante. Il est de plus en plus compliqué de se cacher durablement.
En Ukraine, mais aussi plus récemment en Israël, on a vu apparaître des chars équipés de cages sur le dessus pour apporter un supplément de protection sur le toit, partie généralement la moins blindée, afin de le protéger contre les drones-plongeant ou ceux qui larguent des charges explosives. Déjà, depuis l’apparition des lance-roquettes individuels performants, on avait vu l’apparition de cages latérales pour protéger le secteur arrière des chars. Les autres véhicules blindés en ont aussi été dotés afin de leur apporter un supplément de protection contre les charges creuses.
Outre les cages de protection, le blindage réactif, les APS (Activ Protection System) ont fait leur apparition afin d’augmenter leur protection ; mais le sort réservé à certains Merkava IVM lors de l’attaque du Hamas montre que ce n’est pas suffisant et ces mêmes Merkava IVM apparaissent équipés de cages de protection sur le dessus contre les drones. Visiblement l’idée fait son chemin car l’Inde, pourtant pas en guerre, commence, elle aussi, à munir ses chars de telles cages.
De son côté la Russie a, semble-t-il, commencé à doter ses chars T-90M de systèmes de détection et de contre-mesures spécifiquement adaptés au repérage et à la destruction des drones[3], en complément des cages de protection.
Si les plateformes existantes peuvent être adaptées au coup par coup avec plus ou moins de bonheur, ce n’est pas forcément une solution pérenne : on ne peut pas rajouter à l’infini des équipements pour combler les lacunes qui apparaissent au fur et à mesure. D’ailleurs cela a déjà eu un impact sur le développement de la future version du chars M1A2 Abrams. Le retour d’expérience de l’Ukraine a conduit à l’abandon de l’évolution SEPv4, prévue pour dépasser les 73 t, pour une version M1E3 profondément modifiée et allégée – le poids devrait redescendre en dessous des 60 t – donc plus mobile, afin de mieux répondre aux nouvelles menaces.
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Le char n’est pas mort et, au contraire, il semble que les forces terrestres en aient un besoin croissant. Leur puissance de feu, leur mobilité et leur épaisse carapace restent des atouts majeurs. Toutefois, ils ne sont pas indestructibles, la guerre en Ukraine en témoigne largement. Les chars doivent évoluer afin de répondre aux nouvelles menaces auxquelles ils doivent faire face et mieux s’adapter à leur nouvel emploi. Outre la quantité, leur mobilité, leur polyvalence et leur protection doivent être améliorées pour accompagner l’infanterie dans des guerres à l’extrême létalité. Les chars de bataille sont les seuls à pouvoir survivre à la première ligne. On le voit en Ukraine, les véhicules de combat d’infanterie (VCI) sont aujourd’hui trop vulnérables pour appuyer convenablement les fantassins en première ligne dans un conflit de haute intensité.
Finalement c’est un peu une sorte de retour aux chars moyens qui avaient supplanté les chars lourds après la Seconde Guerre mondiale. Au vu des moyens de destruction qui existent aujourd’hui, il n’est pas certain que les chars les plus lourds trouvent encore leur place sur le champ de bataille compte tenu des contraintes qu’ils imposent. Le char n’est pas mort mais le char lourd peut-être bien.
A ce titre, notre char Leclerc dispose de nombreuses caractéristiques (rechargement automatique, poids et encombrement contenu, bonne mobilité) qui correspondent à cette évolution. Ainsi, une version modernisée, équipée d’un APS, d’un système de détection et de neutralisation des drones et d’une meilleure protection de la partie supérieure, lui permettrait sans doute de rester un des meilleurs chars du monde. Dommage que la politique en ait décidé autrement….
[1] https://wavellroom.com/2023/10/13/countering-tactical-kamikaze-drones-ideas-urgently-needed/
[2] https://odysee.com/@UL:c/drones-FPV:7?r=7Vn86kif88mCRy2PMNe6BioLutVRdzYc
[3] https://www.capital.fr/economie-politique/la-russie-va-equiper-ses-tanks-de-defenses-anti-drones-1474324