Avoir de « meilleures armes », qu’est-ce que ça veut dire ?
Olivier DUJARDIN
« De meilleures armes ». C’est une expression que l’on entend régulièrement dans les médias à propos des armes occidentales qui sont livrées à l’Ukraine. Mais qu’est-ce que cela veut dire de « meilleures armes » ? Meilleures par rapport à quoi et sur quels critères ? Si la modernité, la performance et la précision de ces armes sont souvent mises en avant, ce ne sont pas les seuls paramètres à prendre en compte.
La modernité
Le fait qu’un armement soit plus moderne qu’un autre n’est pas en soi un élément susceptible d’assurer qu’il lui est supérieur. Si supériorité il y a, ce sont les caractéristiques techniques qui doivent le traduire. Le seul aspect où la notion de modernité pourrait avoir un sens serait au niveau de l’usure du matériel. Un équipement plus récent devrait, en théorie, montrer une meilleure durée de vie et avoir un risque de panne inférieur à un équipement ancien.
A noter que « matériel occidental » et « modernité » sont des termes souvent associés en opposition au matériel russe ou ex-soviétique considéré comme obsolète ou, tout au moins, plus ancien. En réalité, beaucoup des matériels occidentaux fournis à l’Ukraine ne sont pas de première jeunesse. Par exemple, les pièces d’artillerie M109 Paladin sont entrées en service en 1962, même s’il existe de nombreuses versions différentes, plus ou moins modernes. Les modernisations successives concernent principalement la protection et la survivabilité, la motorisation, l’électronique et la mécanique de ces obusiers, afin de pouvoir utiliser des munitions plus modernes, notamment les obus guidés et autopropulsés. Mais il n’y a pas de révolution majeure quant aux performances. L’équivalent soviétique du M-109 est le 2S3 Akatsiya dont il existe également des versions modernisées.
En réalité, pour l’essentiel, les armements occidentaux livrés à l’Ukraine ne sont pas particulièrement modernes, à l’exception des Caesar français, des PzH-2000 allemands ou des M142 HIMARS cependant conçus il y a une trentaine d’années.
La performance
Difficile de dire si cela relève de la simple croyance ou si c’est le fruit de notre propre propagande, mais la supériorité des systèmes d’armes occidentaux n’est pas établie : à matériel équivalent, leurs performances sont très proches des systèmes russes, chinois ou autres.
Caractéristiques de quelques obusiers automoteurs
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PzH-2000 | AHS Krab | PLZ-05 | K9 Thunder | M109A6 | 2S19 MSTA | AMX AU F1 |
Pays | Allemagne | Pologne | Chine | Corée
du sud |
USA | Russie | France |
Mise en service | 2020 | 2015 | 2003 | 1999 | 1999 | 1989 | 1982 |
Poids | 55 t | 48 t | 43 t | 47 t | 28,8 t | 42 t | 43,5 t |
Autonomie | 420 km | 400 km | 550 km | 360 km | 300 km | 500 km | 500 km |
Canon | 155/L52 | 155/L52 | 155/L52 | 155/L52 | 155/L39 | 152,4/L47 | 155/L39 |
Portée de tir | 30 km obus standard et 56 km pour des obus roquettes | 30 km obus standard et 40 km pour des obus à portée étendue | 24 km obus standard, 53 km obus à portée étendue et 70 km pour des obus roquettes | 18 km obus standard, 30 km obus à portée étendue et 54 km pour des obus roquettes | 23,5 km obus standard, 30 km pour des obus à portée étendue et 40 km pour les obus Excalibur | 24,7 km obus standard, 29 km obus à portée étendue et 36 km pour des obus roquette | 23,5 km obus standard et 28 km obus à portée étendue |
Cadence de tir | 9-10 coups/min | 6 coups/min | 8-10 coups/min | 6-8 coups/min | 8 coups/min | 6-8 coups/min |
Le tableau ci-dessus comparant les obusiers automoteurs n’est qu’un exemple. Bien que ce soient des équipements de générations différentes et de pays différents, on peut constater que les caractéristiques techniques ne sont pas suffisamment éloignées pour justifier, à elles seules, un renversement de rapport de force.
La précision
Là encore, les écarts entre systèmes équivalents ne sont pas réellement significatifs. Opérationnellement parlant, il n’y a pas une très grande différence entre une précision à 5 m ou 10 m près. Il existe des gammes de précision qui correspondent à des gammes de munitions. Un obus d’artillerie classique aura une erreur circulaire probable (ECP) comprise entre une centaine de mètres et une vingtaine de kilomètres. Avec un bon calculateur balistique, cette ECP pourra être réduite, peut-être de 20%, mais guère plus. Avec un obus guidé GNSS, l’ECP pourra être comprise entre 5 et 10 mètres, quelle que soit la nationalité de l’obus. Même chose pour les roquettes sol/sol guidées. Une roquette américaine de 227 mm M30/31 (M270 et HIMARS) guidée par GPS a une ECP de 5 à 10 mètres à sa portée maximale de 80 km ; et une roquette russe de 300 mm 9M542 (BM-30) à guidage inertiel et par Glonass a une ECP d’environ 10 mètres pour une portée de 120 km. Un missile antichar aura une précision se comptant en centimètres ou peut-être décimètres. Mais là encore, à munitions équivalentes, les ordres de grandeur de la précision sont tout à fait comparables.
La seule chose qui peut, éventuellement, faire la différence est la quantité disponible de chaque type de munitions (plus ou moins de munitions guidées disponibles) à la condition, bien entendu, de disposer de renseignements suffisamment précis pour exploiter la précision des munitions en question.
En réalité, la précision des frappes est surtout le reflet de la qualité du renseignement[1] plus que du niveau de précision relatif d’une munition comparée à ses équivalentes sur le marché.
La fiabilité et la robustesse
C’est un élément peu pris en compte dans la comparaison des armements mais qui est pourtant essentiel en condition opérationnelle. Un matériel, aussi sophistiqué ou performant soit-il, n’a pas d’utilité s’il est en panne ou si sa fiabilité est trop faible. En condition de guerre, les systèmes d’armes doivent être disponibles, supporter des conditions d’emploi difficiles sur de longues périodes, sachant que la maintenance ou le dépannage ne sont pas toujours possibles. De plus un matériel trop fragile ou peu fiable alourdira considérablement une chaîne logistique qui est toujours sous tension.
La maintenance
De la même manière, un matériel qui demande trop de maintenance immobilise du personnel et des pièces détachées. Cela réduit aussi d’autant la disponibilité opérationnelle du système d’armes. Le cas des obusiers automoteurs allemands PzH-2000 livrés à l’Ukraine est assez significatif. Ce système ne supporte pas de tirer plus de 100 obus par jour[2]. Un tel niveau d’utilisation nécessite des opérations de maintenance renforcées, ce qui est une contrainte très forte en temps de guerre. Pour compenser, cela impose de disposer de plus d’équipements et d’une chaîne de maintenance surdimensionnée : ce qui fait impose aux armées un coût important, détournant ainsi des ressources financières et humaines qui sont toujours comptées.
Le prix
Le prix des équipements a un impact direct sur les quantités qui peuvent être acquises. Cela a aussi un impact sur la capacité de production. Plus un armement sera cher, moins il en sera commandé – ce qui mécaniquement participe aussi à l’augmentation du prix. Cela signifie que l’industriel concerné ne va pas dimensionner sa chaîne de production pour en sortir de grandes quantités – il faut aujourd’hui 30 mois pour produire un canon Caesar[3]. Dès que le conflit se déclenche, même si le besoin est là, l’outil industriel sera dans l’incapacité de compenser l’attrition et encore moins d’augmenter la dotation.
A contrario, un équipement commandé dès l’origine en quantité significative verra l’outil industriel dimensionné en conséquence et pourra plus facilement faire face à une demande importante, à condition bien sûr que la chaîne de production soit maintenue en activité.
De plus, les prix des équipements ne sont que rarement proportionnels aux gains de performances attendus. Par exemple, moderniser un vieux T-72 dans sa dernière version B3 coûterait 250 000 dollars, un T-90M autour de 3 millions de dollars et un char Leclerc 10 millions de dollars Mais un Leclerc, malgré ses qualités, ne vaut probablement pas 3 T-90M et encore moins 10 ou 20 T-72, bien que les performances de ces chars soient nettement inférieures.
La quantité
Il se dit que « la quantité est une qualité en soi ». Il est vrai que rien ni personne ne détient aujourd’hui le don d’ubiquité ni n’est indestructible. Le fait de disposer de la masse est forcément un atout. Cela permet de faire face à l’attrition, de pouvoir être « partout » et de bénéficier de la supériorité numérique. Aussi performant que soit un équipement militaire, un volume minimal est toujours nécessaire. Si le volume est trop faible, l’effet tactique sera négligeable, même si ce matériel surclasse nettement celui de l’adversaire.
Si l’on prend le cas de la guerre en Ukraine, il ne semble pas que les versions les plus récentes des chars employés par les Russes (T-90M) aient eu fondamentalement un meilleur résultat que les T-72, plus anciens – les uns comme les autres ont d’ailleurs été aussi mal employés. Par contre, le nombre de chars a eu un impact bien plus important. Finalement, il se pourrait, qu’opérationnellement, il vaille mieux aligner 10 chars un peu anciens plutôt qu’un seul super moderne et qu’il vaille mieux avoir des chars très anciens plutôt que pas de chars du tout. Toutefois cette logique n’est valable que si l’on peut compter sur un personnel suffisant pour la mise en œuvre de ces chars. Dans le cas où c’est la quantité de personnel qui est le facteur limitant, il vaut alors mieux, à nombre de chars identique, disposer des versions les plus performantes.
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Avoir de « meilleures armes » signifie surtout disposer d’un matériel opérationnel que l’on sait utiliser, réparer et produire en nombre suffisant. L’importance des caractéristiques et des performances propres à chaque matériel compte assez peu dans l’efficacité opérationnelle d’une armée, à condition que ces matériels soient à peu près de génération équivalente à celle de l’adversaire. La compétence individuelle et collective des soldats, la force morale, le volume des forces (nombre d’hommes et de matériels), la compétence des états-majors, la qualité du renseignement, les concepts d’emploi des armes et la stratégie comptent bien d’avantage dans la réussite d’une opération militaire. Un matériel ne peut faire une différence significative sur le terrain que si l’un des belligérants bénéficie d’une capacité dont ne dispose pas l’adversaire. Il ne faut donc pas s’attendre à des renversements de situation par le seul fait du matériel, en dehors de la quantité. L’apport opérationnel de l’aide occidentale à l’Ukraine doit se mesurer davantage à la cohérence des équipements livrés – uniformisation de la formation, de la logistique et de la maintenance -, et surtout à leur quantité, plus qu’aux performances supposées supérieures de tel ou tel équipement.
Cette aide est aussi l’occasion, pour les pays occidentaux, de faire la promotion de leurs propres productions. Ce besoin de promotion est largement exploité par le gouvernement ukrainien qui y voit un moyen d’en obtenir toujours plus en flattant les égos de ses sponsors. D’ailleurs il semble bien que Kiev utilise l’argument selon lequel ces matériels seront « Combat Proven » si les Etats occidentaux en font profiter les forces ukrainiennes[4]… Cela est particulièrement visible pour les drones TB-2 turcs et les M142 HIMARS. Ces derniers se voient attribuer systématiquement toutes les frappes dans la profondeur (qui sont surtout très dépendantes de la qualité du renseignement). En réalité, la performance revient réellement aux roquettes M30 et M31 qui sont également tirées par les M270 bien plus anciens (1983). Il convient de préciser que l’Ukraine dispose aussi de lance-roquettes d’origine soviétique aux performances équivalentes (BM-30 Smerch) et en nombre bien plus important (≈80) que les HIMARS ou les M270. De fait, le poids réel des HIMARS sur le terrain est sans doute très surévalué, mais cette mise en avant profite bien à ce matériel sur le marché international. Les Etats-Unis ont, depuis le déclenchement de la guerre, vendu cet équipement à l’Australie, à la Pologne et à l’Estonie. De son côté, le TB-2, qui bénéficiait déjà d’une forte dynamique commerciale, voit son succès se poursuivre. L’effet pervers de cette situation est que cela renforce davantage la fascination occidentale pour les « Wunderwaffen »[5], dont on croit à tort qu’elles peuvent gagner les guerres à elles seules.
[1] https://cf2r.org/rta/la-designation-dobjectif-un-defi-pour-le-renseignement/
[2] http://www.opex360.com/2022/07/31/les-obusiers-pzh-2000-fournis-a-lukraine-par-lallemagne-ont-du-mal-a-tenir-la-cadence/
[3] http://www.opex360.com/2022/09/08/pour-le-ministre-des-armees-une-economie-de-guerre-passe-par-une-souverainete-francaise-industrielle/
[4] https://www.militarytimes.com/news/2022/09/21/use-us-for-combat-zone-tests-ukraine-minister-tells-us-war-industry/
[5] https://cf2r.org/rta/le-retour-des-wunderwaffen/