Analyse du bilan de la défense antiaérienne ukrainienne
Olivier DUJARDIN
Le 20 août 2024, les autorités ukrainiennes ont publié un document[1] présentant les statistiques des frappes de missiles et de drones russes depuis février 2022. Ce document offre une vue d’ensemble des attaques russes à l’intérieur du territoire ukrainien. De manière succincte, cette publication est accompagnée d’un seul commentaire : « Statistiques des frappes de missiles par les forces armées russes sur le territoire de l’Ukraine : 9 627 missiles ont été lancés, dont 2 857 ont été interceptés par les forces de défense aérienne. Parmi ces missiles, 5 197 visaient des cibles civiles et 1 998 des cibles militaires. Par ailleurs, 13 997 UAV d’attaque ont été lancés, et 9 272 ont été abattus ».
En prenant du recul par rapport à ces chiffres et en les examinant de plus près, il est possible d’extraire davantage d’informations de ce document après traduction et analyse statistique.
Remarques générales sur les chiffres
Tout d’abord, il convient de noter que ces chiffres proviennent des Ukrainiens et sont totalement invérifiables. Il est donc raisonnable de supposer qu’ils sont « optimistes », en raison de la guerre de l’information qui fait rage. Pourtant les chiffres sont bien moins favorables que ceux déclarés quotidiennement par l’armée ukrainienne concernant les interceptions sol/air. Par exemple, lors de l’attaque massive du 26 août 2024[2], l’Ukraine revendique avoir abattu 80% des missiles et plus de 90% des Shahed/GERAN. Un bilan qui est généralement à peu près stable à chaque fois, ce qui rend d’autant plus surprenants les 37% d’interception sur les missiles et les 66% d’interception sur les Shahed/GERAN qui ont été communiqués.
Ensuite, plusieurs chiffres sont difficiles à interpréter. Par exemple, le nombre de cibles « civiles » touchées par des missiles est indiqué, mais la définition exacte de « civil » reste floue. Étant donné que cela représente la majorité des cibles touchées, on peut supposer que cela inclut les installations énergétiques ainsi que tous les bâtiments détournés de leur usage civil pour des activités militaires, comme l’a documenté Amnesty International[3]. De plus, il est possible que cela concerne aussi les bâtiments civils touchés par des missiles qui ont été interceptés. Il est important de rappeler qu’en temps de guerre, les infrastructures militaires sont des cibles évidentes. Chaque armée cherche à se dissimuler et à se fondre dans son environnement, car cela relève de sa survie. Ainsi, il ne faut pas s’offusquer que des hangars, des écoles, des gymnases ou d’autres bâtiments soient utilisés par les belligérants, tant qu’ils ne servent plus à des fins civiles simultanément. Sans précisions sur la notion de « cibles civiles », toute interprétation concernant ces chiffres ne peut être qu’hasardeuse.
Il existe des éléments surprenants, notamment le fait que le taux d’interception déclaré des Kh-47 Kinzhal soit nettement supérieur à celui de simples missiles supersoniques, comme les P-800 Onyx, les Kh-22/32, ou même les anciens missiles balistiques Tochka-U. Pourtant, ces derniers constituent des cibles beaucoup plus faciles à intercepter.
Je pense que ce chiffre est très exagéré. De plus, il convient de rappeler que les Ukrainiens n’ont jamais fourni de preuves formelles qu’ils aient réellement réussi à abattre ce type de missile. Ils ont présenté deux ogives non explosées, non identifiables, comme étant des missiles Kinzhal. Cependant, cela reste invérifiable et ne constitue même pas la preuve d’une interception, car il s’agit simplement d’ogives non explosées.
Cela devient d’autant plus étrange lorsque l’on constate que les Ukrainiens ont pu montrer des débris de missiles nord-coréens KN-23, parfaitement identifiables, avec des numéros d’identification clairement lisibles. Avec 28 Kinzhal déclarés abattus, il est surprenant qu’une telle possibilité ne se soit pas présentée.
Nous pouvons également douter du nombre d’interceptions réellement réalisées sur les missiles Iskander-M, KN-23, ainsi que sur les missiles Tzirkon. De plus, il est légitime de s’interroger sur les différences de taux d’interception (de 37 % à 78 %) entre les Kh-101, les Kalibr et les Iskander-K eux-mêmes directement dérivés des Kalibr. Ces missiles possèdent des caractéristiques cinématiques similaires, du moins durant la phase de vol en croisière, avec un vol subsonique à une altitude comprise entre 30 et 150 mètres au-dessus du sol.
Vecteurs utilisés |
Nombre tiré |
Nombre déclaré abattu |
Taux d’interception |
Prix vecteur |
Coût corrigé |
Kh-47М2 |
111 | 28 | 25,23% | 1 200 000 $ | 1 502 702 $ |
3M54 Kalibr | 804 | 443 | 55,10% | 900 000 $ | 1 395 895 $ |
Kh-555/101 | 1 846 | 1 441 | 78,06% | 800 000 $ | 1 424 485 $ |
P-800 ONYX | 211 | 12 | 5,69% | 1 200 000 $ | 1 268 246 $ |
9М728/729 Iskander-K | 202 | 76 | 37,62% | 900 000 $ | 1 238 614 $ |
Non identifiés | 57 | 0 | 0,00% | ||
Kh-22/32 | 362 | 2 | 0,55% | ||
Iskander-М/KN-23 | 1 300 | 58 | 4,46% | 1 000 000 $ | 1 044 615 $ |
3M22 Tzirkon | 6 | 2 | 33,33% | 2 000 000 $ | 2 666 667 $ |
Тоchka-U | 68 | 6 | 8,82% | ||
Kh-25/29/31/35/58/59/69 | 1 562 | 344 | 22,02% | 500 000 $ | 610 115 $ |
S-300/400 | 3 008 | 19 | 0,63% | ||
Total | 9 537 | 2 431 | 25,49% | ||
Total sans missiles |
6 529 | 2 412 | 36,94% | ||
Shahed-136/GERAN-2/GERBERA | 13 315 | 8 836 | 66,36% | 20 000 $ | 33 272 $ |
Non identifiés | 682 | 436 | 63,93% | ||
TOTAL | 13 997 | 9 272 | 66,24% |
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Sur les 9 537 missiles lancés par la Russie, nous pouvons raisonnablement soustraire les 3 008 missiles S-300/400 comptabilisés. Dans leur majorité, ces missiles, déclarés utilisés en mode sol/sol, correspondent très probablement à des missiles anti-aériens logiquement tirés contre des cibles aériennes. Ces derniers sont retombés au sol soit parce qu’ils ont été tirés en surnombre (plusieurs missiles par cible), ont raté leur cible, ont été tirés trop tard ou ont dysfonctionné.
Le tir en mode sol/sol des missiles S-300/400 n’a aucun intérêt, ils n’auraient aucune précision, ce qui reviendrait à tirer des projectiles « au hasard ». C’est d’autant plus douteux qu’ils sont précieux, étant donné que la défense sol/air des deux pays est soumise à rude épreuve. N’oublions pas non plus que les Ukrainiens sont désormais contraints d’utiliser des missiles S-300 qui ont largement dépassé leur durée de vie, entraînant donc un taux de dysfonctionnement beaucoup plus élevé.
Tout cela pourrait largement expliquer ce nombre, ainsi que le pourcentage d’interception ridiculement bas de 0,6%. Même s’ils avaient été tirés en mode sol/sol, leurs trajectoires quasi balistiques ne représentent pas une grande difficulté pour l’interception, malgré la rapidité des missiles.
En résumé, nous retiendrons que 6 529 missiles ont été tirés par la Russie en deux ans et demi (et plus depuis la date de rédaction du rapport). C’est un chiffre conséquent, mais il est important de noter que cela a été insuffisant pour mettre l’Ukraine à genoux.
Analyse statistique
Le taux d’interception des missiles par la défense sol/air ukrainienne est d’environ 37%. Ce chiffre, bien que significatif, reste relativement bas. De plus, il est probable qu’il soit légèrement surestimé. La défense anti-aérienne ukrainienne est pourtant l’une des plus puissantes au monde en nombre de systèmes, juste derrière la Russie et la Chine. Cela donne une idée du nombre de missiles anti-aériens qui a été tiré par l’Ukraine. À noter que la France n’a initialement commandé que 200 missiles ASTER 30 pour ses batteries SAMP/T. Cette situation est assez générale dans les pays occidentaux, notamment en Europe, où les munitions sont souvent commandées par centaines seulement.
La Russie, quant à elle, a largement soutenu sa densité de feu avec des missiles Low Cost et des drones, tirés à près de 14 000 exemplaires contre l’Ukraine. Bien que le taux global d’interception soit logiquement meilleur pour ces cibles, il n’atteint que 66%. Ce chiffre est étonnamment inférieur aux 78% déclarés pour les missiles de croisière Kh-101, qui sont pourtant des cibles plus exigeantes. Cependant, sans information sur les types de systèmes anti-aériens utilisés pour chaque cible, il est difficile de tirer des conclusions définitives.
Il manque également une donnée essentielle dans ce document : le nombre moyen de munitions (missiles ou obus de canons anti-aériens) tirées pour abattre chaque type de cible. Il est possible que certains types de missiles aient reçu plus d’attention que d’autres. Par conséquent, pour les neutraliser, une consommation plus élevée de missiles pourrait avoir été nécessaire. Dans ce cas, les statistiques pourraient être faussées car certains missiles, jugés difficiles à abattre, auraient bénéficié d’une concentration de moyens, entraînant ainsi un taux d’interception « gonflé » par rapport à d’autres cibles considérées comme moins prioritaires.
Rentabilité opérationnelle des munitions
Il est également possible d’évaluer la « rentabilité » des différents types de munitions utilisées, en tenant compte de leur coût et du nombre de vecteurs nécessaires pour toucher une cible. Précisons d’emblée que les prix retenus pour chaque type de munition sont des estimations réalistes, basées sur leur coût réel. Il est à noter que le prix des munitions russes est généralement de 3 à 10 fois inférieur à celui de leurs équivalents occidentaux.
Ainsi, un missile Kh-101 ne coûte pas 13 millions de dollars, comme on peut le lire dans la presse. Ce montant équivaudrait à un tiers de la valeur d’un SU-35 ou à trois chars T-90M. En réalité, le Kh-101 est comparable au BGM-109 Tomahawk, dont le prix est inférieur à 1 million de dollars. Avec une estimation autour de 800 000 dollars, cela semble déjà légèrement surestimé, mais cela offre une vision beaucoup plus réaliste. De même, le prix du missile Kh-47M2 Kinzhal est estimé à 1,2 million de dollars, selon une évaluation britannique[4], bien plus réaliste que les 10 millions de dollars souvent mentionnés. Les chiffres donnés par la presse seraient de toute façon incohérents, puisqu’ils rendraient le Kh-47M2 Kinzhal moins cher qu’un missile Kh-101, alors qu’il est plus complexe.
Le calcul de la « rentabilité » présente également une limite, car il implique de comparer des munitions qui ne sont pas comparables. Un missile de croisière avec 500 kg de charge militaire n’aura pas le même impact et ne sera pas tiré sur les mêmes cibles qu’un Shahed-136, qui ne dispose que de 50 kg de charge militaire.
Néanmoins, de manière empirique, on peut constater que l’utilisation de missiles balistiques (Iskander-M KN-23) semble plus rentable que celle des missiles de croisière. Bien que plus coûteux, leur faible taux d’interception permet de les utiliser en quantités relativement réduites. De même, le Kinzhal est aussi probablement rentable, même si ce n’est pas évident, car le taux d’interception indiqué est sans doute très surestimé. Il est intéressant de noter que l’utilisation de missiles de croisière supersoniques apparaît également plus avantageuse que celle des missiles subsoniques en raison de leur taux d’interception sensiblement plus faible. Cependant, en termes de rentabilité, les missiles Low Cost et les drones battent tous les records, malgré un taux d’interception logiquement assez élevé. Ces vecteurs doivent donc être pris en compte pour cibler des objectifs faiblement protégés qui ne nécessitent pas de lourdes charges militaires.
*
Il serait intéressant d’obtenir les mêmes informations du côté russe. Cependant, ces données seraient tout aussi biaisées en leur faveur que celles des Ukrainiens. Néanmoins, la comparaison des informations permettrait d’évaluer le taux d’efficacité réel de la défense anti-aérienne. De plus, cela mettrait en lumière les types de munitions les plus difficiles à intercepter.
Ces éléments sont déjà précieux pour dimensionner nos propres systèmes de défense anti-aérienne. Ils aident également à déterminer les missiles les plus performants pour frapper à l’intérieur d’un territoire fortement protégé. Bien que les volumes annoncés ne soient pas exacts, ils fournissent des ordres de grandeur intéressants, dont il est possible de tirer des leçons :
– on ne peut pas soumettre un pays uniquement par des frappes en profondeur. La résilience des nations est élevée et tout détruire nécessiterait des centaines de milliers de missiles ;
– aucune défense aérienne, quelle que soit sa densité, n’offre une protection totale. Une part non négligeable des vecteurs parvient à passer ;
– une défense anti-aérienne doit être dense, multicouches, disposer de plusieurs milliers de munitions en réserve et être répartie sur tout le territoire. La portée des vecteurs expose maintenant l’intégralité des territoires, même la Russie ne peut totalement compter sur son gigantisme pour se protéger des frappes ;
– les missiles balistiques demeurent des munitions difficiles à intercepter, malgré les progrès des systèmes sol/air ;
– la vitesse des vecteurs est une dimension importante. Les missiles supersoniques sont plus difficiles à intercepter, ce qui confère un réel intérêt tactique aux munitions hypersoniques ;
– les missiles à faible coût et les drones offrent un rapport coût-efficacité inégalé lorsqu’ils sont utilisés en masse.
[1] https://liveuamap.com/en/2024/20-august-statistics-of-missile-strikes-by-the-russian-armed
[2] https://liveuamap.com/en/2024/26-august-ukrainian-air-defense-shot-down-102-of-127-missiles
[3] https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2022/08/ukraine-ukrainian-fighting-tactics-endanger-civilians/
[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Kh-47M2_Kinjal