2S35 Koalitsiya : une révolution dans l’artillerie ?
Olivier DUJARDIN
Le 22 décembre 2023, l’agence de presse russe TASS a annoncé que le nouvel automoteur d’artillerie 2S35 Koalitsiya-SV avait été déployé en Ukraine[1]. Cette annonce intervient quelques semaines après que la phase d’essais étatiques a été annoncée comme terminée[2] alors que la production en série avait été décidée en août dernier, avant même la fin de ces essais[3].
Le 2S35 est une nouvelle pièce d’artillerie développée pour remplacer les 2S19, 2S5, 2S3… qui forment l’ossature de l’artillerie automotrice russe. Deux variantes sont prévues : le 2S35 Koalitsiya-SV, qui vient de rentrer en service, basé sur un châssis chenillé de T-90M ; et le 2S35-1 Koalitsiya-SV-KSh prévu pour être monté sur un châssis de camion 8×8. Le canon en lui-même reprend le calibre de 152,4 mm ; la longueur du tube de 52 calibres[4] doit lui permettre de tirer jusqu’à 40 km avec des obus standard et jusqu’à 80 km avec des obus guidés à propulsion additionnelle. Ses performances générales sont assez similaires aux plus récentes productions occidentales. Il se distingue cependant par sa cadence de tir très élevée (jusqu’à 16 coups par minute), par une tourelle entièrement automatisée et par un équipage de seulement trois personnes, toutes trois dans la caisse. Pour plus d’éléments sur le canon en lui-même, ses caractéristiques, ses performances et son histoire, il convient de consulter l’excellent blog Red Samovar[5] qui a déjà consacré plusieurs articles très complets à cette pièce d’artillerie.
Nous allons ici nous intéresser à une caractéristique unique pour une pièce d’artillerie : les 2S35 sont livrés, équipés de série, de deux dalles radar.
Les hypothèses
On peut s’interroger sur la présence de ces deux dalles radar positionnées chacune de chaque côté du canon. Pourquoi deux et pour quelle utilité ?
– Première hypothèse, il s’agit un radar bi-statique avec une dalle émettrice et une dalle destinée à la réception. On peut effectivement imaginer, qu’utilisant un radar à onde continue, un des éléments émet tandis que l’autre reçoit les signaux réfléchis sur les cibles. Cela permet de pouvoir émettre avec une puissance relativement importante et donc de détecter loin, sans craindre pour la chaîne de réception. Cela expliquerait la présence de deux antennes radar. Seulement, le modèle de radar utilisé sur la version à roues 2S35-1 Koalitsiya-SV-KSh est un peu différent et donne un indice intéressant. On peut voir une séparation entre les parties supérieure et inférieure de chacune des dalles. Ceci nous amène à la deuxième hypothèse.
2S35-1 Koalitsiya-SV-KSh, on note le radar avec, au centre, la séparation entre les parties émission et réception.
– Deuxième hypothèse, ce sont deux radars à onde continue : chacun étant actif avec une partie émission et une partie réception distinctes, séparées par un bouclier électromagnétique permettant de protéger la voie réception. Bien entendu une telle configuration implique que la puissance crête émise par le radar soit moins importante que dans l’hypothèse précédente, mais on peut aussi supposer qu’il n’a pas besoin d’avoir une portée de détection qui excède la portée maximale du canon utilisant des obus classiques (40 km) et cela limite également l’indiscrétion électromagnétique. Les radars FMCW de ce type sont généralement assez difficiles à intercepter par la guerre électronique adverse du fait de la très faible puissance crête émise. On peut alors se demander pourquoi il y en a deux et pas un seul. D’abord, la position du radar à côté du canon rendrait celui-ci aveugle sur un des côtés et, pour couvrir un angle d’environ 120° en ouverture, il faut donc bien deux radars. Ensuite, l’utilisation de deux radars, fonctionnant très probablement sur des fréquences un peu différentes, permet d’améliorer la précision des détections et donc du calcul des trajectoires grâce à une mesure différentielle. C’est cette deuxième hypothèse qui est sans doute à privilégier au vu des avantages qu’elle procure.
Quelle que soit l’hypothèse retenue, la fréquence de travail de ce ou ces radars, compte tenu de leur taille, doit être dans les bandes de fréquence I/J dans la nomenclature OTAN ou X/Ku selon l’IEEE (Institute of Electrical and Electronics Engineers) américaine, soit entre 8 et 20 GHz.
Des radars sur des canons, pour faire quoi ?
La présence de radars sur des canons n’est pas en soi une nouveauté ; en général, ce sont les canons antiaériens qui en sont équipés. C’est la première fois qu’un canon d’artillerie en est équipé, de série. Il existe aussi des radars de contre-batterie qui sont utilisés pour déterminer, grossièrement, la zone de départ des obus adverses ainsi que leur zone probable d’impact.
Équiper un canon d’artillerie de radars revient à lui adjoindre les capacités d’un radar de contre-batterie ; mais en quoi cette capacité peut être opérationnellement intéressante ?
– La calibration des tirs se fait alors en temps réel. Le calcul de trajectoire des obus tirés permet de corriger le tir des suivants avant même que les premiers obus n’atteignent le sol. Cela entraîne deux avantages : améliorer la précision des tirs très rapidement, même avec des obus non guidés, et exploiter ainsi la cadence de tir de la pièce. On peut alors imaginer que le 2S35 est capable de toucher sa cible en restant en batterie, c’est-à-dire statique, très peu de temps et ainsi limiter son temps d’exposition à quelques dizaines de secondes ou 2-3 minutes au grand maximum.
– Cela offre aussi la capacité de détecter les tirs de l’artillerie adverse et donc d’effectuer des tirs de contre-batterie extrêmement rapidement avant que la pièce adverse n’ait eu le temps de bouger. Cela permet aussi de détecter les tirs de contre-batterie dont il serait la cible et donc de se déplacer avant l’impact des obus.
– On peut aussi imaginer que les radars aient la capacité de détecter les drones ou les missiles qui se dirigeraient vers le 2S35. La gamme de fréquences utilisée rend cette hypothèse tout à fait plausible. Des contre-mesures (écran de fumée, tir avec la mitrailleuse téléopérée, camouflage, déplacement…) pourraient ainsi être mises en place, ce qui améliorerait la survivabilité de la pièce d’artillerie.
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Outre les améliorations que ce nouveau canon peut apporter en termes de portée et de précision, il dispose également d’un « mode de tir innovant lui permettant de tirer plusieurs obus à partir du même canon à différents angles pouvant atteindre simultanément une cible »[6]. Tout ceci lui procure des facultés opérationnelles supérieures et l’ajout de radars lui donne une capacité unique en son genre. Les avantages opérationnels qu’offre cette capacité de détection radar pourraient rendre ce canon redoutable sur le champ de bataille de par son aptitude à frapper vite et fort avec précision alors même qu’il sera très difficile de le surprendre. Clairement, la survivabilité de ce canon sur le terrain devrait largement y gagner si la qualité des radars est bien au rendez-vous, sans pour autant rendre la pièce particulièrement détectable par la guerre électronique adverse. L’entrée en service de ce canon n’est donc pas une révolution mais une évolution intéressante qui sera peut-être à considérer pour nos futures pièces d’artillerie.
Son comportement sur le théâtre ukrainien sera à observer de près, si toutefois son utilisation est bien avérée et ne relève pas uniquement d’une action de communication de la part des autorités russes. Malgré tout, le déploiement de ce matériel aurait bien plus de sens que l’utilisation ponctuelle du char T-14 Armata compte tenu de la configuration des combats. Néanmoins, le faible nombre de 2S35 aujourd’hui produit, quelques dizaines d’exemplaires en comptant ceux de présérie, ne devrait pas changer grand-chose sur le champ de bataille, ni apporter un avantage décisif à l’armée russe, du moins à court terme.
[1] https://defence-blog.com/russia-deploys-its-new-152mm-self-propelled-gun-to-ukraine/
[2] https://en.defence-ua.com/weapon_and_tech/russians_announce_2s35_koalitsiya_sv_tests_complete_final_variant_got_reduced_specifications_that_make_the_whole_development_pointless-8319.html
[3] https://fr.topwar.ru/223530-serijnoe-proizvodstvo-152-mm-sau-2s35-koalicija-sv-nachato-do-zavershenija-gosudarstvennyh-ispytanij.html
[4] https://www.militarytoday.com/artillery/koalitsiya_sv_ksh.htm
[5] https://redsamovar.com/2023/11/20/actu-fin-des-essais-etatiques-du-2s35-koalitsiya-sv/
[6] https://www.opex360.com/2020/02/10/le-nouvel-obusier-russe-2s35-koalitsiya-sv-capable-de-tirer-16-coups-par-minute-pourrait-entrer-service-en-2022/