Un terrorisme imparable ?
Pierre CONESA
Trois attaques récentes doivent être mises en parallèle pour comprendre l’évolution d’une certaine forme de menace terroriste qui s’avère extrêmement difficile à contrer.
1. La plus récente est celle ayant visé Salman Rushdie le 19 août dernier, trente-trois ans après la fatwa lancée par l’imam Khomeiny le 14 février 1989. Hadi Matar, jeune américain chiite d’origine libanaise, né aux Etats-Unis et âgé de 24 ans – soit bien après le décès de l’imam -, démontre qu’une fatwa est éternelle et applicable par n’importe quel croyant dans le monde. Khomeiny avait précisé qu’il était de la responsabilité de tout musulman d’exécuter Rushdie et tout individu en rapport avec ses blasphèmes. Le 28 février 1989, eurent ainsi lieu des attentats contre des librairies à Berkeley et contre les bureaux de Riverdale Press, un hebdomadaire du Bronx. Le 11 juillet 1991, le traducteur japonais de Rushdie était assassiné, le traducteur italien ayant été poignardé quelques jours plus tôt ; et à Oslo, son éditeur norvégien William Nygaard survit de justesse à plusieurs coups de feu. En 1993, trente-sept personnes sont tuées lorsque leur hôtel en Turquie est incendié par des manifestants islamistes alertés par la présence d’Aziz Nesin, le traducteur turc. Des manifestations violentes ont eu lieu devant des consulats et des centres culturels britanniques, aucun des participants n’ayant jamais lu le livre.
On estime à 59 morts « l’effet Rushdie » en majorité lors de manifestations. En dépit de la promesse théorique de Téhéran de ne pas abroger l’appel au meurtre mais de ne pas l’appliquer, l’attaque a été saluée par les autorités iraniennes. Au-delà de Rushdie, la liberté d’écrire est largement menacée :
– la jeune romancière Lale Gül, vingt-trois ans, est menacée de mort pour son premier roman qui retrace son enfance et sa jeunesse dans une famille turque immigrée ;
– Hamed Abdel-Samad, libre-penseur germano-égyptien vit sous protection policière à cause de son essai polémique Le Fascisme islamique (2017 Grasset) ;
– Zineb El Rhazoui, journaliste franco-marocaine menacée de plusieurs fatwas, absente le 7 janvier 2015 de Charlie Hebdo jour où ses collègues tombaient sous les balles des frères Kouachi ;
– Orhan Pamuk, Prix Nobel menacé de mort en 2007 à la fois par les ultranationalistes et les islamistes turcs ;
– l’écrivain Turki Al-Hamad, analyste politique saoudien, dont les livres sont interdits dans le pays, est l’objet de menaces de morts depuis 2003 après avoir déjà été emprisonné dans sa jeunesse pour son activisme politique…
-Le cas Raef Badawi est connu : accusé d’avoir « mis en place un site web qui porte atteinte à la sécurité générale, ridiculisé les personnalités religieuses islamiques et être allé au-delà du domaine de l’obéissance », il a été condamné à dix ans de prison et mille coups de fouet. Accusé d’apostasie, comme Al-Hamad, il encourait comme ce dernier la peine de mort.
– Hamza Kashgari, journaliste saoudien qui fait face à des accusations de blasphème depuis février 2012, pour une série de tweets, est quant à lui toujours en détention. Il a été extradé de Malaisie et renvoyé sous la garde de responsables saoudiens. Il travaillait pour un quotidien local de Jeddah, et avait fui son pays après avoir publié sur Twitter des messages adressés au prophète Mahomet le jour anniversaire de sa naissance. Il a reçu plus de 30 000 menaces de morts tandis que le comité saoudien des fatwas (édits religieux) a affirmé que ses tweets constituaient une « apostasie » passible de la peine de mort. Cheikh Nasser al-Omar, prédicateur connu, a demandé son exécution à la télévision, larmes à l’appui.
– Au Bangladesh tous ceux qui osent critiquer la religion musulmane sont menacés. En 2013, une liste de 84 intellectuels « à éliminer » avait été publiée par des groupes islamistes radicaux. Depuis le début de l’année, trois blogueurs ont été assassinés.
Il est donc impossible de recenser le nombre de penseurs et d’écrivains menacés de mort par les islamistes dans le monde.
2. La seconde est l’attaque contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015 (12 morts) par les deux frères Kouachi, de nationalité française. L’engrenage terroriste a été déclenché par la publication en 2006, par Charlie, des caricatures de Mahomet pourtant publiées un an plus tôt au Danemark par le quotidien Jyllands Posten. Ce cas coche toutes les cases : les frères se radicalisent au début des années 2000 en fréquentant le groupe dit « des Buttes Chaumont ». En 2005, Chérif est appréhendé alors qu’il s’apprête à prendre l’avion pour Damas. Emprisonné entre janvier 2005 et octobre 2006, il fait en prison la connaissance de Djamel Beghal, ancien des GIA algériens et d’Amedy Coulibaly, futur auteur du massacre de l’Hypercacher (porte de Vincennes, janvier 2015), incarcéré pour des délits de droit commun, condamné à trois ans de prison (et dix-huit avec sursis) pour « association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste ». Mais il est laissé en liberté, sa peine ayant été couverte par la détention provisoire. Cherif Kouachi et son frère Saïd étaient répertoriés dans deux bases de données américaines et interdits de vol sur le territoire des États-Unis. En 2011, Saïd avait reçu un entraînement au combat et au maniement d’armes légères au Yémen. Après l’attentat, recherché par toutes les polices de France, réfugié dans une imprimerie, Chérif Kouachi donne un entretien à un journaliste de BFM et affirme être missionné et financé par Al-Qaïda du Yémen (AQPA) et avoir été formé par Anwar al-Awlaqi, imam et citoyen américain d’ascendance yéménite, qui prêchait comme recteur dans les mosquées de San Diego et Falls Church entre 2001 et 2002. Ses sermons auraient inspiré trois des dix-neuf pirates de l’air de 2001, ceux qui visèrent le Pentagone. Il est pourtant autorisé à quitter le territoire américain, avant de retourner au Yémen avec sa femme et ses cinq enfants en 2004. Après un reportage de « Zone interdite » sur la persistance de l’islamisme radical, dix ans après les attentats de Toulouse et sept ans après ceux de Charlie-Hebdo et de l’Hypercacher – qui traduit une réalité qui n’a pas changé – la présentatrice Ophélie Meunier, le juriste Amine Elbahi qui intervient dans le documentaire, la réalisatrice Michaëlle Gagnet viennent allonger la longue liste des personnalités victimes de menaces de mort et placées sous protection policière en France.
Visé par une fatwa, cette fois émise au Pakistan en 2015, promulguant sa mise à mort pour avoir publié à nouveau les caricatures du prophète Riss, le directeur de Charlie Hebdo, Riss, rescapé de l’attaque de l’hebdomadaire, vit désormais sous protection policière. La menace de mort contre la liberté de la presse est large et constante. En France, entre 30 et 50 personnes seraient couvertes par ces protections policières spécifiques, mobilisant des forces de police déjà surchargées. « L’appel au meurtre religieux ne connaît pas de date de péremption » déclare clairement le romancier franco-algérien Kamel Daoud, Prix Goncourt 2014, chroniqueur pour Le Point. Il continue à vivre en Algérie malgré les menaces de mort dont il est l’objet. La liste des intellectuels algériens assassinés pendant la décennie noire est impressionnante[1].
3. Samuel Paty est assassiné et décapité le 16 octobre 2020 par un jeune Tchétchène d’une famille de réfugiés politiques pour avoir débattu avec ses élèves de l’affaire des caricatures. La colère du père d’une collégienne lorsque sa fille lui en parle, l’amène à contacter le prédicateur islamiste Abdelhakim Sefrioui, militant salafiste franco-marocain qui publie sur divers réseaux sociaux des vidéos traitant le professeur de « voyou » et de « malade », avec nom et adresse de l’établissement scolaire. En novembre 2020, il est établi que la collégienne avait menti, qu’elle n’était pas dans le cours. Détenu à l’isolement depuis fin octobre, il est poursuivi pour « complicité d’assassinat terroriste » au même titre que Brahim Chnina, le parent d’élève.
Dans son enquête dédiée aux menaces de l’islamisme, BFTMV a récolté des témoignages glaçants d’enseignants menacés de mort à plusieurs reprises par un ou des parents d’élève. Trois d’entre eux ont porté plainte et décrit la scène d’agression verbale à la police : « Il se plaignait que sa fille soit assise à côté d’un garçon ». L’homme menaçant s’est adressé à un autre collègue en lui criant : « Ma fille muslim (…) Moi Tchétchène, toi problème » mimant un geste d’égorgement avec son pouce. Il ne s’est pas arrêté là puisqu’il s’est aussi exprimé en arabe en levant un index au ciel. L’une des enseignantes comprenant la langue a confié que l’homme avait invoqué le prophète pour mettre à exécution sa menace.
Le ministère de l’Intérieur a publié les données relatives aux signalements islamistes entre septembre et novembre 2021, période marquée par la commémoration de l’assassinat de Samuel Paty : 614 signalements qui concernent pour 83% des élèves mais aussi pour 5% des personnels. Pour un quart ce sont des provocations verbales, pour 14% le port de signes religieux et de tenues, pour 11% des refus d’activité scolaire et pour 10% des contestations d’enseignement. 219 signalements ont eu lieu au moment de la commémoration de la mort de Samuel Paty et 50% seulement ont fait l’objet de saisine de la police ou de la justice. 80% des faits concernent le collège ou l’école primaire, illustrant le fait que des enfants très jeunes, en criminalisation croissante, sont convoqués par la police à la suite à d’incidents relevant de la discipline scolaire, comme au Mesnil Saint-Denis (Yvelines). Une élève de 13 ans a dit en classe : « Ce n’est pas ma faute s’il est mort. C’est parce qu’il n’avait qu’à pas ouvrir sa bouche ». Le collège a prononcé son exclusion définitive et a signalé l’élève à la police ; elle doit passer en justice pour apologie du terrorisme en janvier prochain. On aurait pu y rattacher l’affaire Mila (100 000 tweets de menaces de mort et/ou viols).
*
Ces exemples montrent combien est devenu extrêmement difficile le travail de la police et des services de renseignement, surtout quand la justice refuse de prendre en compte ces données, notamment le lien entre l’idéologue prédicateur donneur d’ordre et l’exécutant : Hadi Matar qui a poignardé Rushdie n’était même pas né lors de la fatwa de Khomeiny ; Sefrioui a diffusé des vidéos appelant à faire pression sur le collège pour licencier Samuel Paty à partir d’une information mensongère, la jeune Chnina dont le père a appelé à la campagne de haine, n’avait pas assisté au cours ; l’imam Youssef al Ayyiri qui aurait inspiré les frères Kouachi est américano-yéménite. Nombre de ces prédicateurs exerçant dans des démocraties, sont quasi-inexpulsables.
Les fatwas universelles donnent donc la légitimité religieuse au terrorisme endogène dans les pays démocratiques. Tous les assassins cités ici sont des « produits locaux ». Le cas tchétchène pour lequel une sympathie générale parait régner en France, semble avoir obscurci la lucidité de l’administration française. Un persécuté n’est pas obligatoirement un démocrate. La famille Anzorov a subitement quitté le territoire français pour rentrer en Tchétchénie après le méfait de leur fils : on se demande alors que contenait leur dossier de demande d’asile politique si leur vie était si peu menacée que le retour au pays ait été aussi rapide. Le père d’Abdoullakh Anzorov qui avait trouvé du travail dans la sécurité, s’était dit satisfait du crime de son fils. Le Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS), autorité chargée d’inspecter les sociétés de ce secteur, déplora n’avoir pas eu le droit de contrôler cet individu : « On ne peut rien nous reprocher, nous consultons les fichiers de la police et ce monsieur n’est pas condamné, son casier est vierge », a fait savoir son directeur, le préfet Cyrille Maillet, précisant avoir refusé par deux fois les demandes de carte professionnelle du fils Anzorov qui avait plusieurs lignes à son casier judiciaire, notamment pour violence et dégradations quand il était mineur.
La police est donc contrainte de protéger des cibles (dizaines d’agents affectés à un individu pour une protection sérieuse) et doit retirer des moyens attribués à la détection des menaces. La justice semble coincée entre juridisme et réalité[2]. En mai 2010, la perquisition par les enquêteurs au domicile de Said Kouachi et de Coulibaly – après la tentative d’évasion de Ait Ali Belkacem condamné à la perpétuité pour les attentats de 2015 en France – avait permis la saisie des ordinateurs qui contenaient de nombreuses photos pornographiques « classiques » et pédophiles. Ces découvertes n’avaient pas fait l’objet d’investigations, le juge d’instruction antiterroriste ayant considéré qu’elles n’avaient pas de rapport avec les faits de terrorisme. Il est probable, comme cela s’est avéré par la suite, que la navigation sur des sites pornos servait de boîte de messagerie discrète, comme cela se fait aussi sur des sites de jeux en ligne, pour déjouer la surveillance. La justice est incapable de juger de de la dangerosité d’un islamiste condamné et théoriquement « pardonné ». L’expulsion d’un multi-délinquant radicalisé est devenue quasi-impossible. Par décision du 12 février 2021, le Conseil d’Etat refusé l’expulsion d’un réfugié, Chakhbulat Saidoulaev, déjà condamné quatre fois, dont une condamnation prononcée le 18 février 2015 par le tribunal correctionnel de Nice pour des faits d’apologie publique d’un acte de terrorisme. Le record pour un réfugié condamné inexpulsable est actuellement de neuf condamnations ; Saidoulaev n’en a que quatre, il peut donc continuer
En juin 2014, après quinze mois d’écoutes et quatre mois de surveillance physique des frères Kouachi, la Commission de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) avait mis fin à la surveillance faute d’éléments probants (seulement des allusions en lien avec le terrorisme avaient été relevées).
Sefrioui, l’inspirateur de la décapitation de Samuel Paty, avait fait l’objet d’une demande préfectorale de déchéance de nationalité, évidemment rejetée par la justice. L’élément clé du dossier était une vidéo qu’il avait diffusée le 11 octobre, soit cinq jours avant le meurtre, appelant à une mobilisation contre Paty pour obtenir son exclusion de l’Education nationale, évoquant un prétendu « appel du président de la République à haïr les musulmans » et dressant le portrait d’une France islamophobe. Le parquet général de la cour d’appel a estimé que « cette vidéo avait incontestablement pour finalité de provoquer à l’encontre de M. Paty des réactions autres que de simples manifestations ou des sanctions administratives ». Pour l’avocate de Sefrioui, le document « ne contient aucun appel au meurtre de Samuel Paty ni aucun appel à commettre à son encontre un acte violent ». Dans un arrêt du 17 mai maintenant Abdelhakim Sefrioui en détention, la Cour d’appel avait déjà semblé prendre position sur la vidéo, qui aurait « participé au processus criminel ayant abouti à l’assassinat terroriste ». L’arrêt souligne également qu’Abdelhakim Sefrioui a fait « supprimer ladite vidéo immédiatement après l’attaque ». Interrogé par l’AFP, un magistrat se montrait toutefois sceptique, affirmant que qualifier Sefrioui de « complice » est « un débat extrêmement compliqué » dans une affaire à « l’impact dramatique sur l’opinion publique ».
La justice bouge mais lentement sur la responsabilité de l’idéologue. Le cas du prédicateur Hassan Iqiouseen, récemment frappé d’un arrêté d’expulsion, a lui aussi prêché antisémitisme, misogynie et racisme, mais malgré l’avis favorable de la commission d’expulsion – pourtant présidée par un magistrat de l’ordre judiciaire – et la confirmation de la légalité de la mesure par la Cour européenne des Droits de l’Homme, le Tribunal administratif de Paris, le 5 août 2022, dans une ordonnance de référé, vient de suspendre la décision au motif que le prédicateur n’appelait pas directement à la violence.
Le cas Paty sert de référence : Les menaces de mort contre une proviseure, publiées sur le compte Facebook de l’établissement privé parisien qu’elle dirige, ont commencé dès le mois de mai, en fin d’année scolaire. L’auteur, un lycéen « poussé à la démission », ainsi qu’il l’indique, souhaitait « égorger la directrice comme Samuel Paty ». Elle a fini par déposer une plainte lundi 25 octobre au matin. L’ancien élève a été placé en garde à vue dans l’après-midi pour menaces et apologie du terrorisme. Le procès aura lieu le 8 décembre. Dans l’attente, le mis en cause a été placé sous contrôle judiciaire. Le jeune homme affirmait agir au nom de Ramzan Kadyrov, le chef prorusse de la République de Tchétchénie depuis 2007, et du « sultan » Recep Tayyip Erdogan. Après un contact entre les deux protagonistes, l’ex-lycéen s’était excusé. Mais il a réitéré de nouvelles menaces laissant entendre que, cette fois, il était prêt à passer à l’action. Il a confié à un membre de son entourage qu’il avait brûlé ses papiers français afin d’égorger la directrice. Il a précisé, selon la police, « haïr la France, l’Occident, l’Europe » et vouloir brûler le drapeau français dans la cour du lycée. En remontant ses emails, les enquêteurs ont également retrouvé des invectives menaçantes à l’encontre de la fille de la victime qu’il voulait « violer et égorger ». À l’issue de sa rétention, il devrait être déféré devant un magistrat qui décidera de son sort judiciaire.
Le champ des interdits touche donc à tous les domaines des libertés publiques : liberté d’écriture pour Rushdie, liberté de la presse pour les journalistes, droit à la caricature pour Charlie Hebdo, liberté d’enseignement pour Paty enfin, et, si on y rattache l’affaire de la jeune Mila, liberté individuelle. Les menaces lancées quelque part sur la planète sont applicables « de plein droit » partout. C’est la manifestation la plus claire du « djihadisme d’atmosphère », culture de rupture avec la République et ses valeurs analysé par Gilles Kepel dans Le Prophète et la Pandémie (Gallimard, 2021).
[1] Tristan Leperlier, Algérie, les écrivains dans la décennie noire, Paris, CNRS Éd., coll. Culture et société, 2018, 344 pages.
[2] Cf. Jean Eric Schoettl, ancien secrétaire du Conseil constitutionnel, « Terrorisme, islamisme, immigration : un droit hermétique à la volonté populaire », FigaroVox, 21 octobre 2020.