Un affaiblissement de l’attachement à l’état de droit face à la criminalité terroriste
Nathalie CETTINA
L’adoption de dispositions législatives spécifiques dérogatoires au droit commun dès 1986[1], l’accentuation de ces mesures depuis 2014[2], les prorogations successives de l’Etat d’urgence et leur consécration dans le droit commun suite aux attentats perpétrés en 2015 sur le territoire national ont ouvert le débat sur le recours à un dispositif d’exception à un moment donné face à un type de criminalité spécifique. Comment déterminer les limites de la légalité et de la légitimité dans la lutte contre le terrorisme est une question récurrente. Dès 1977 la lutte menée par les services de sécurité allemands pour contrer le terrorisme de la Fraction Armée Rouge[3](organisation terroriste allemande d’extrême gauche) a posé la question du rôle de l’Etat dans la mort en prison des dirigeants de la première génération de cette organisation. Des mesures spécifiques de lutte contre le terrorisme étaient alors pratiquées et envisagées : contrôles aléatoires à grande échelle, diminution des droits individuels, réflexion menée sur l’état d’exception et les mesures de guerre à prendre. Les avocats des membres de la Fraction Armée Rouge, mais également Jean-Paul Sartre, en sont venus à dénoncer la destruction psychologique et les conditions d’emprisonnement des détenus politiques en Allemagne.
Trois interrogations en découlent sur lesquelles il est intéressant de revenir :
– Le terrorisme appelle-t-il l’exceptionnel ?
– L’exceptionnel favorise-t-il le basculement de la violence d’Etat dans l’excès de pouvoir ?
– Quel est le niveau de déséquilibre entre la préservation de l’état de droit et l’efficacité de la répression que la société est prête à accepter ?
Le terrorisme, domaine de l’exceptionnel
Le terrorisme, défini par le dictionnaire de l’Académie française, comme un « régime de terreur politique », est un vocable né à la fin de la Terreur (juillet 1794) pour désigner les actes causés par l’Etat. Il s’agissait à l’origine d’une terreur d’Etat qui trouvera une continuité dans les systèmes totalitaires. Comme le note Gilles Ferragu[4], professeur à l’université de Nanterre, Fouché qualifiait les actes des anciens partisans de la Terreur de « guerre atroce qui ne peut être terminée que par un acte de haute police extraordinaire »[5] ; naît ici le creuset de la politique antiterroriste visant à agir avec des moyens extraordinaires face à un terrorisme qui est passé au fil du temps d’une action de l’Etat à une action de la société.
Pour répondre à un crime dont la définition a toujours été difficile à arrêter, l’extraordinaire a été utilisé et intégré dans le droit pénal. Un régime dérogatoire a alors été appliqué au droit commun, et la tentation fût de militariser l’antiterrorisme en appliquant les règles propres à la justice militaire. Sous la Monarchie de Juillet, les responsables de la violence républicaine n’étaient pas renvoyés devant les tribunaux mais devant la chambre des pairs. Pendant la guerre d’Algérie, pour lutter contre l’Organisation de l’Armée Secrète (OAS)[6] une justice permanente d’exception de type militaire a été mise en place : haut tribunal militaire, tribunal militaire spécial s’appuyant sur des « circonstances exceptionnelles », puis cours de sureté trouvant leur justification dans la protection des risques futurs.
En 1986, lors de l’entrée du terrorisme dans le code pénal, l’exceptionnalité fût encadrée par la loi, à travers la création d’une cour d’assise spécialement composée.
La perception que l’Etat a eu de l’ennemi l’a conduit de longue date à réagir en s’écartant des principes classiques qui ont fondé l’Etat de droit, au bénéfice d’un « état de guerre ». A la fin du XIXe siècle l’anarchiste était l’ennemi qui a légitimé les lois d’exception prises à son encontre. L’anarchisme ne fût alors plus défini comme une idéologie politique mais devînt un crime. Aujourd’hui, le terroriste djihadiste est affiché comme l’ennemi qui veut renverser l’ordre établi et la forme libérale et moderne de l’Etat.
L’arsenal judiciaire français contre le terrorisme a au fil des lois[7] aggravé la répression des actes de terrorisme en autorisant un régime procédural dérogatoire au droit commun tant dans la phase d’enquête que dans la phase de jugement.
L’exception s’est d’abord traduite dans la criminalisation de l’intention. Ce n’est plus seulement l’acte mais l’intention particulière[8] qui est incriminée, le projet criminel matérialisé par des actes préparatoires[9] est visé que ce soit à travers la notion d’association de malfaiteurs (la préparation d’infractions correctionnelle est punie de 10 ans d’emprisonnement et la préparation d’infraction d’atteintes aux personnes est punie de 30 ans d’emprisonnement), ou la notion de provocation ou d’apologie du terrorisme[10] qui érige en infraction pénale l’encouragement du terrorisme comme le fait de louer, glorifier ou justifier le terrorisme (l’apologie du terrorisme est punie de 5 ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende). Cette pénalisation de l’intention renvoie au dispositif des lois scélérates de 1893 à l’encontre des anarchistes, où la notion d’entente préfigurait le délit d’association de malfaiteurs, et où la remise en cause de la liberté de la presse allait à l’encontre du droit d’expression. La définition du terrorisme donnée par la loi du 9 septembre 1986 prend en considération le mobile, là où habituellement le droit pénal définit un crime au regard des faits. Dès 2011, le Comité de droits de l’homme de l’ONU[11] soulignait le risque d’interférence avec la liberté d’expression si ces notions présidant à l’infraction d’encouragement au terrorisme n’étaient pas définies avec précision.
L’exception se retrouve ensuite dans les techniques d’enquête. La procédure pénale a été adaptée pour appliquer des dispositions dérogatoires à l’enquête, diffuser des mécanismes intrusifs de renseignement pour appréhender les terrorises en amont des faits[12] et ainsi élargir les moyens (article 706-16 du code de procédure pénale). Ces mesures portent sur la surveillance des personnes, la prolongation de la garde à vue jusqu’à 4 puis 6 jours, l’enquête sous pseudonyme, les infiltrations, les perquisitions, les visites domiciliaires et saisies réalisées de nuit en dehors des heures légales, l’interception, l’enregistrement et la transcription des correspondances pour une durée d’un mois, la sonorisation et la fixation d’images de certains lieux, la possibilité de ficher les auteurs d’actes terroristes au Fichier judiciaire national des auteurs d’infractions terroristes (FIJAIT), limitant leur liberté d’aller et venir[13].
Les peines, enfin, sont alourdies[14] et la politique pénale s’est durcie. La période de sureté est augmentée pour les crimes terroristes à 30 ans (loi du 3 juin 2016), les peines encourues sont aggravées de 20 à 30 ans notamment pour les dirigeants de groupements ou d’ententes destinés à préparer un acte terroriste (loi du 21 juillet 2016), les individus incarcérés en attente de procès peuvent être détenus 3 ans, les personnes condamnées à une peine privative de liberté ne bénéficient plus des crédits de réduction de peine automatique[15]. Le parquet de Paris a accentué dès avril 2016 sa politique pénale, notamment en étendant la qualification d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste aux personnes parties dans la zone syro-irakienne depuis janvier 2015 et participants à des combats, des patrouilles ou à la police islamique avec l’Etat islamique (EI) ou le Front Al-Nosra. Il s’ensuit une criminalisation de la politique pénale selon laquelle le seul fait d’appartenir à un groupement ayant pour objet la préparation de crime suffit à qualifier le crime sans qu’il soit nécessaire de démontrer une participation effective au crime, aux combats ou à la préparation de la part des membres du groupe[16]. Le parquet a également judiciarisé les femmes et les mineurs au-dessus de 13 ans revenus de la zone syro-irakienne.
Le discours politique retrouvera, quant à lui, après 2015 la sémantique passée d’une guerre à mener contre le terrorisme, ce qui permettra plus aisément d’en appliquer les méthodes. L’émotion et le discours politique se sont infiltrés dans le droit pour le transformer, conduisant l’antiterrorisme à mettre en place un état d’exception permanent, avec la question sous-jacente de savoir si les mesures prises pourraient glisser dans ce que Michel Foucault appelle « un moindre droit »[17] pour les accusés au nom de l’idée qu’il s’agit de groupes à risque.[18]
L’exceptionnel et le risque de l’excès de pouvoir
Dans les années 1960, la poursuite des membres du Front de Libération Nationale (FLN[19]) réfugiés dans la zone de sanctuaire qu’était l’Allemagne de l’Ouest avait basculé dans une guerre secrète menée par les services français avec l’objectif d’instaurer la terreur, de paniquer, de détruire.
Deux pratiques conduisent aujourd’hui à poser la question du point où la violence d’Etat bascule dans un excès de pouvoir.
Les exécutions extrajudiciaires
La technique des exécutions extrajudiciaires, domaine secret, discrétionnaire et illégal, est couvert par le secret-défense et appartient au domaine réservé du Président sous la Ve République[20]. Cette action, menée par le service action de la DGSE, visant à neutraliser nominativement par des moyens clandestins, hors du territoire national, des personnes qui menacent les intérêts de la France, n’est ni revendiquée ni attribuable.
Si l’utilisation de ce procédé s’est développée depuis la guerre d’Algérie, ce n’est qu’après les attentats du 11 septembre 2001 que les présidents de la République se sont posé la question de recourir à ces actions ciblées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. En septembre 2001, Jacques Chirac, pour des raisons tant morales que techniques, a refusé de participer à ce type actions aux côtés de la CIA. Nicolas Sarkozy qui n’était pas favorable à ces opérations entre 2007 et 2010, y a ensuite recouru lors de prises d’otages en Somalie, au Sahel, au Niger pour tenter de récupérer des otages et cibler leurs ravisseurs.
François Hollande, prompt à développer une image de chef de guerre contre le terrorisme, aurait employé la DGSE pour traquer les chefs de groupes terroristes au Sahel et les djihadistes en Syrie, quand bien même le nombre d’opérations ne peut être identifié[21]. Bernard Bajolet, directeur de la DGSE, déclarait lors de son intervention devant l’Assemblée nationale en 2016 que 40 opérations auraient eu lieu entre 2013 et 2016, pour « mettre hors d’état de nuire par arrestation ou d’autres moyens »[22], comprendre par là des opérations d’élimination. L’augmentation de la pratique depuis la vague terroriste de 2015 témoigne du lien entre son utilisation et les périodes de terrorisme de masse.
Trois conditions sont posées pour rapprocher les exécutions extra-judiciaires du cadre légal :
– Jamais contre un citoyen français : le droit pénal est conçu comme un droit protecteur contre l’arbitraire, conforme aux droits de l’homme, et s’applique à tout citoyen français même s’il a commis un forfait à l’étranger,
– Jamais sur le territoire français,
– Sur un territoire en guerre, lorsque trois conditions sont remplies : une nécessité militaire – une proportionnalité – être certain de sa cible (la personne visée participe directement à des actes d’hostilité).
Trois conditions qui ne seraient pas toujours respectées sur le terrain, soulevant des questions juridiques et philosophiques : le recours à l’assassinat ciblé n’est-il pas une pratique de faible qui affaiblie ? Le terroriste certes ne respecte aucun droit, pour autant peut-il être tué en agissant de même ?
Le terme « assassinat ciblé », employé pour évoquer les exécutions extrajudiciaires, renvoie à une incrimination pénale, à savoir un homicide avec préméditation, dont l’auteur serait l’Etat. Ces assassinats ciblés sont, comme le note François Saint-Bonnet[23], exclus du droit pénal classique et exclus du droit des conflits armés en s’affranchissant du principe de loyauté. Comment justifier cette pratique à l’encontre d’un terroriste qui n’est pas le combattant d’une armée régulière ennemie, mais demeure un délinquant ou un criminel ? Dans le droit pénal classique, le criminel est un concitoyen qui a quitté le droit chemin et dont la peine prononcée a vocation à lui permettre de payer une dette à la société, puis de réintégrer la communauté après l’avoir purgée. Le criminel demeure dès lors titulaire de droits que l’exécution extra-judiciaire viendrait nier, l’Etat se plaçant en marge du droit, niant les principes inhérents à une société démocratique.
Les Nations-Unies se sont très tôt inquiétés de la question des exécutions extrajudiciaires. La commission des droits de l’homme a confié dès 1982 à un rapporteur spécial une mission d’étude et de signalement des cas d’exécution extrajudiciaire, sommaire ou arbitraire. C’est dans ce cadre que la rapporteuse spéciale, Agnès Callamard, a réagi au cours au mois d’août 2019 au transfert de 13 djihadistes français du Kurdistan en Irak, dont 11 ont été condamnés à mort. Dans une lettre adressée au gouvernement, la rapporteuse s’élève contre cette décision en dénonçant une « privation du droit à la vie ou à un procès équitable » et des « actions françaises susceptibles d’avoir bafoué les droits de l’homme et les conventions internationales ». Un pays ayant aboli la peine de mort peut-il extrader des détenus dans un Etat qui autorise cette pratique sous le couvert de la lutte contre le terrorisme ? La sécurité nationale et l’impact politique justifient-ils l’application d’un droit d’exception ? Certains auteurs dénoncent la tentation des Etats de recourir à un contre-terrorisme dont le risque serait de provoquer une surenchère de la violence mais également un affaiblissement de la parole de l’Etat, une corrosion de la république et finalement une fragilisation accrue face à la menace[24].
L’assassinat par drone ouvre une problématique similaire et se trouve aujourd’hui dans une zone de non-droit. Les Etats-Unis ont su en tirer profit, puisque sur la base du Patriot Act[25], l’Etat s’est affranchi de toute barrière, pouvant cibler par drone tout individu qui représente une « menace permanente et imminente pour le peuple américain » et sur des territoires où il ne se trouve pas en situation de « conflit armé actif« .
Alors que la Grande-Bretagne étudie un cadre légal pour tenter de réguler cette pratique, la France qui se dotera de drones à la fin de l’année 2019 sera confrontée à la question sous-jacente de leur usage sur la scène internationale : comment éviter alors à l’Etat de ressembler à son plus grand provocateur ?
La neutralisation par élimination
La possibilité pour un agent, policier ou militaire, d’utiliser son arme afin d’empêcher la réitération d’un ou plusieurs meurtres sur le sol français est posée par la loi du 3 juin 2016 article 51, codifié à l’article 122-4-1 du code pénal[26]. La notion « empêcher la réitération d’un meurtre » est sujette à interprétation : où se situe la limite entre la neutralisation par blessure et par élimination ? Une arme létale doit-elle utilisée aux fins de neutralisation ? A quel moment l’utilisation de l’arme a-t-elle lieu : est-ce au moment de la perpétration de l’acte terrorise, sur la scène de l’acte ou a posteriori lors de la recherche des fugitifs ou lors de l’enquête ? Les conditions de « temps rapproché » et de « réitération probable » prévues par la loi sont-elles toujours respectées ?
En matière de légitime défense, la riposte doit être concomitante à une atteinte injustifiée, strictement nécessaire, et proportionnée. La proportionnalité concerne les modalités d’usage de l’arme : partie du corps visée, nombre de tirs, nécessité ou pas de faire feu. Un tir mortel dès le premier coup de feu est proportionnel si la vie du policier ou d’un tiers en dépend. Il a été jugé par la chambre criminelle de la cour de Cassation[27] que l’usage d’une arme à feu sur une personne en fuite est disproportionné et engage la responsabilité pénale des forces de l’ordre. L’interpellation ne justifie pas, à elle seule, l’utilisation d’une arme létale sur personne.
Plusieurs cas d’éliminations physiques de terroristes dans un temps qui n’était pas rapproché de la commission de l’acte, et dont le but immédiat n’était pas d’empêcher sa réitération, posent question quant à la distance prise vis-à-vis du cadre légal. La qualité de « terroriste » viendrait légitimer une neutralisation par un assaut policier postérieur à la commission de l’attentat : Khaled Kelkal abattu le 29 septembre 1995 lors de son interpellation par les forces de l’ordre alors qu’il était à terre ; Mohamed Merah abattu le 22 mars 2012 lors d’un assaut du RAID ; Abdelhamid Abaooud tué le 18 novembre 2015 lors de l’assaut particulièrement violent donné par les policiers à Saint-Denis. Se pose la question de la proportionnalité de la violence utilisée, qui trouve sa légitimation dans le caractère terroriste de l’infraction, l’émoi collectif suscité, la barbarie associée à l’acte, et non dans le contexte de l’interpellation du suspect. Chérif Chekatt, auteur de l’attentat contre le marché de Noel à Strasbourg le 11 décembre 2018, a été abattu par une patrouille de police secours, alors qu’il était recherché par les services 48 heures après les faits. Le tir de Chérif Chekatt au moment de son interpellation rangerait l’action au titre de la légitime défense.
Les éliminations par arme létale en réaction à une tentative d’attentat soulèvent également la question du recours à la neutralisation, non par immobilisation, mais par tir mortel. Un militaire de l’opération Sentinelle a abattu le 18 mars 2017 à l’aéroport d’Orly un homme qui avait tenté de s’emparer de l’arme de l’une des militaires en patrouille dans l’aéroport. Des policiers ont abattu le 7 janvier 2016 un homme devant le commissariat du XVIIIearrondissement de Paris alors qu’il tentait de pénétrer dans le commissariat muni d’une arme blanche et d’un gilet explosif factice et aurait crié « Allah Akbar ».
La peur et le tragique qui entourent l’infraction terroriste appellent et légitiment, plus fortement que face à d’autres types de criminalité, l’usage de la force en réaction. La protection et la prévention justifient, au nom de la sécurité, une action qui devient une sanction immédiate, se substituant à la justice pénale. Comme s’il devenait nécessaire en matière d’antiterrorisme de tuer pour interpeller. Comme si tuer le terroriste se voulait un moyen d’arrêter le terrorisme.
Quel niveau d’acceptation au nom de l’efficacité de la répression ?
Le niveau d’acceptation social et politique des exécutions extrajudiciaires à l’encontre de terroristes est élevé. Preuve en est que les révélations faites par François Hollande sur l’utilisation de cette pratique dans le cadre de la guerre menée contre le terrorisme, n’ont suscité aucun débat ni politique ni dans la société. Aucun débat n’a non plus découlé des neutralisations par élimination sur le territoire national, pourtant relatées par la presse.
Nous assistons à un consentement tacite de recours à des pratiques sortant du cadre de l’état de droit face à une violence affichée comme au paroxysme du danger et de la menace. Société et politique sont prêts à s’affranchir du cadre légal et judiciaire, à mettre les droits fondamentaux de côté, quel que soit l’impact sur les valeurs démocratiques. Un réflexe que Michel Foucault écrivait en ces termes : « [Le pouvoir] a considéré que l’opinion publique n’était pas redoutable ou qu’elle pouvait être conditionnée par les médias. […] Toute la campagne sur la sécurité publique doit être appuyée – pour être crédible et rentable politiquement – par des mesures spectaculaires qui prouvent que le gouvernement peut agir vite et fort par-dessus la légalité. Désormais, la sécurité est au-dessus des lois. Le pouvoir a voulu montrer que l’arsenal juridique est incapable de protéger les citoyens. »[28]
La montée de partis politiques ayant un discours sécuritaire fort en est la traduction, non seulement en France mais, à un degré plus prononcé, dans certains Etats européens (Autriche, Pologne, Hongrie) qui adoptent une position virulente et menaçante contre un risque qui ne les a d’ailleurs pas touchés.
L’opinion publique, inquiète face à un sentiment d’insécurité qu’elle perçoit comme grandissant, alimenté tant par le discours politique que par la couverture médiatique, est demandeuse de toujours plus de fermeté, et encline à expliquer délinquance, terrorisme et risques sécuritaires au sens large, par un laxisme des pouvoirs publics et de la justice qui ne prendraient pas des mesures assez fortes et dissuasives pour réprimer. Elle appelle de ses vœux des dispositifs rigoristes et serait prête à s’inspirer de pratiques de régimes autoritaires, remettant en cause, sans même s’en apercevoir, les fondements de l’état de droit démocratique. Défenseur de l’idée selon laquelle un système plus répressif et une diminution des droits augmenteraient la sécurité et refreineraient le passage à l’acte (tant pour le terrorisme que pour la délinquance dans les quartiers), elle perçoit le cadre légal comme trop protecteur des droits.
Un sondage publié par L’Express le 10 janvier 2018 révélait que parmi les personnes interrogées 3 personnes sur 4 « se disaient prêtes à accepter une certaine limitation de leurs libertés pour mieux lutter contre le terrorisme » quelles que soient la classe d’âge et la sensibilité politique, bien que les électeurs de gauche y soient plus réticents[29]. Ce sont des droits fondamentaux que l’opinion publique est prête à écarter lorsqu’une majorité des sondés, après les attentats de 2015 et 2016, se disent favorables au rétablissement de la peine de mort[30], à l’incarcération des fichés S (indépendamment de toute condamnation)[31], à la déchéance de nationalité pour les binationaux nés français et condamnés pour acte de terrorisme[32], et estiment que les jugements et les peines prononcés pour terrorisme ne sont pas assez sévères[33]
A chaque acte terroriste, consacré par l’écho médiatique et le débat politique, l’opinion publique est poussée dans ses retranchements sécuritaires, comme le révèle une nouvelle fois le sondage publié par l’IFOP quelques jours après l’attaque au couteau perpétrée à la préfecture de police de Paris, dans lequel 51% des personnes interrogées se disent favorables à un renforcement de la lutte contre le terrorisme quitte à diminuer les libertés[34].
A chaque acte terroriste, la question « sommes-nous suffisamment protégés, » revient comme une ritournelle, et le politique comme pris en défaut, au pied du mur, se croit obligé d’y apporter une réponse[35]. Pris au piège.
A chaque acte terroriste, la question des insuffisances législatives et techniques est posée, comme si un manque de moyens alloués à la prévention et à la riposte expliquait l’acte. Comme si la surprise, la déstabilisation et l’incompréhension étaient à chaque fois telles qu’il faille trouver un bouc-émissaire pour comprendre l’incompréhensible et que le déficit de moyen soit le seul trouvé. Comme si depuis le temps, les budgets, les hommes et les lois, nous n’avions pas encore pris la mesure du défi. Peut-être est-ce la preuve, s’il s’en fallait, que ce n’est ni la volumétrie des moyens ni la multiplicité des textes qui apporteront la réponse. Ce n’est pas en laissant sur le bord du chemin les principes démocratiques qui ont fait notre force que nous protègerons mieux la cité. Ce n’est pas en érigeant des remparts contre l’ennemi que nous réintégrerons dans le droit le délinquant, le criminel cachés sous le spectre du terroriste.
Le terrorisme fait peur, car il est une criminalité qui s’exhibe. A ce titre, une réponse d’exception est présentée comme seule adaptée aux circonstances, comme si le terrorisme était un crime que le système légal et pénal ne pouvait pas traiter dans son cadre existant, et que l’Etat se trouvait contraint de malmener l’état de droit pour y répondre. Alors même que d’autres types de criminalité causant sur la durée un nombre supérieur de victimes, dotés d’un impact fort sur la société (trafic de drogue, d’êtres humains, mafias, espionnage) ne suscitent pas le même engouement de marginalisation de nos acquis démocratiques, le terrorisme appellerait l’exception mise en œuvre par le politique, acceptée et plébiscitée par une opinion, jamais rassasiée.
Devrions-nous convenir que l’état de droit ne couvrirait que les périodes de « paix » et les crimes « de moindre mesure » et ne serait pas adapté aux « crimes extraordinaires » ? Une question que les Etats à la recherche d’un équilibre entre la préservation de l’Etat de droit et l’efficacité de la répression devront trancher.
[1] Plus de 20 lois ont été adoptées venant renforcer les moyens d’investigations et étendre l’incrimination terroriste.
[2] Loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme ; loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, loi du 30 novembre 2015 relative aux mesures de surveillance des communications électroniques internationales ; loi du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale ; loi du 21 juillet 2016 prorogeant l’état d’urgence et portant mesures de renforcement de la lutte contre le terrorisme ; loi du 28 février 2017 relative à la sécurité publique ; loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme.
[3] Le thème a été évoqué lors d’une journée d’étude organisée par le centre d’histoire de Sciences Po le 14 juin 2019, « Lutte antiterroriste ou terreur d’Etat ? ».
[4] Ibidem.
[5] Rapport de Fouché cité dans L.-F. Pelletier, Histoire de France, Tome 6, 1835.
[6] L’Organisation de l’armée secrète (OAS) est une organisation politico-militaire clandestine française, créée le 11 février 1961 pour la défense de la présence française en Algérie par tous les moyens, y compris le terrorisme.
[7] Les lois prises suite aux attentats du 13 novembre 2015 sont venues renforcer la présence d’un droit spécifique au crime terroriste.
[8] Article 421-1 du code pénal.
[9] Article 421-3 du code pénal.
[10] Article 421-2-5 du code pénal.
[11] Observation générale n° 34, Comité des droits de l’homme de l’ONU, 2011
[12] Loi du 24 juillet 2015 sur la collecte du renseignement, et le maintien dans la loi du 30 octobre 2017 de dispositions qui n’étaient prévues qu’en période d’exception.
[13] Une personne inscrite doit justifier de son adresse tous les 3 mois, déclarer tout changement d’adresse et tout déplacement transfrontalier.
[14] Entre 2014 et 2017, les peines prononcées ont été alourdies. « La justice pénale face au djihadisme, le traitement des filières syro-irakiennes (2014-2017) », Centre d’analyse du terrorisme, 25 mai 2018.
[15] Article 721 du code de procédure pénale.
[16] Politique validée par la chambre criminelle de la cour de Cassation, audience publique du 12 juillet 2016, in « La justice pénale face au djihadisme, le traitement des filières syro-irakiennes (2014-2017) », Centre d’analyse du terrorisme, 25 mai 2018.
[17] Dits et écrits, II, Gallimard, « Quarto »
[18] François Saint-Bonnet, journée d’études, Centre d’histoire de Sciences Po, 14 juin 2019, « Lutte antiterroriste ou terreur d’Etat ? »
[19] Le FLN est créé en octobre 1954 pour obtenir de la France l’indépendance de l’Algérie par les armes.
[20] Ce sujet a été développé par Vincent Nouzille, Les tueurs de la République, Fayard, 2015.
[21] Vincent Nouzille, Les tueurs de la République, Fayard, 2015.
[22] Commission d’enquête relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015, audience de Bernard Bajolet, 25 mai 2016.
[23] François Saint-Bonnet, A l’épreuve du terrorisme , Gallimard, 2017.
[24] Voir notamment François Thuillier, La Révolution antiterroriste, Temps Présents, 2019.
[25] Le USA Patriot Act a été voté par le Congrès américain le 26 octobre 2001 afin de renforcer les pouvoirs des agences gouvernementales dans la lutte contre le terrorisme. D’abord considérée comme une loi d’exception dont les dispositions devaient initialement durer quatre ans, ces dernières ont ensuite été rendues permanentes par le Congrès.
[26] Art. 122-4-1. – « N’est pas pénalement responsable le fonctionnaire de la police nationale, le militaire de la gendarmerie nationale, le militaire déployé sur le territoire national dans le cadre des réquisitions prévues à l’article L. 1321-1 du code de la défense ou l’agent des douanes qui fait un usage absolument nécessaire et strictement proportionné de son arme dans le but exclusif d’empêcher la réitération, dans un temps rapproché, d’un ou plusieurs meurtres ou tentatives de meurtre venant d’être commis, lorsque l’agent a des raisons réelles et objectives d’estimer que cette réitération est probable au regard des informations dont il dispose au moment où il fait usage de son arme. »
[27] Cour de Cassation, chambre criminelle, 8 février 2003, pourvoi n° 02-80095
[28] Michel Foucault : « Désormais, la sécurité est au-dessus des lois » » repris in Dits et écrits, II, Gallimard, « Quarto », n°211.
[29] La restriction des libertés individuelles était plébiscitée par 86 % des 65 ans et plus et 67 % chez les moins de 40 ans.92 % des sympathisants des Républicains y étaient enclins contre 53 % des électeurs de la France Insoumise.
[30]Enquête L’Express 10 janvier 2018 « ce que veulent les moins de 40 ans » : Plus de la moitié de sondés de moins de 40 ans se disent favorables au rétablissement de la peine de mort.
[31] Enquête L’Express 10 janvier 2018 « ce que veulent les moins de 40 ans » : 59 % des sondés se disent favorables à l’incarcération des fichés S, tout particulièrement parmi les ouvriers et les chômeurs.
[32] Selon un sondage Elabe pour BFMTV 28 et 29 septembre 2015, 86 % des français se déclarent favorables à la déchéance de nationalité pour acte de terrorisme
[33] Sondage IFOP-Atlantico 4 avril 2016, 91 % des français (dont 98 % des sympathisants du Front National, estiment que la justice fait preuve de trop de laxisme vis-à-vis des terroristes.
[34] Sondage IFOP 12 octobre 2019.
[35] L émission « Vous avez la parole » diffusée sur France 2 le 17 octobre 2019 invitait le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, à s’exprimer sur le sujet en posant au cœur du débat et en affichant en bandeau d’écran la question « Sommes-nous suffisamment protégés ? ».