Services secrets, il faut savoir ce que l’on veut !
Alain RODIER
Il ne se passe une semaine sans que le public ne soit informé des turpitudes des services secrets, en particulier de celles « commises » par les Américains : transferts de prisonniers vers des pays tiers, espionnage des transactions financières internationales, enlèvements de terroristes supposés, etc. Les media montent en exergue ces affaires car, dès que l’on parle de services secrets, le taux de vente des périodiques (actuellement en crise) et l’audimat des journaux télévisés augmentent considérablement. C’est le syndrome de « James Bond » car ce type d’information a toujours intéressé les foules avides de romanesque et de sensationnel. Cependant, cet état de fait a des conséquences extrêmement dommageables, particulièrement dans le domaine de la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée transnationale.
Les conséquences néfastes d’une surmédiatisation des services
Le premier problème posé réside dans le fait que le monde politique s’empare de ces informations divulguées par la presse afin de prouver qu’il existe et qu’il a à cacher de nombreuses incuries. L’Union européenne, grande « donneuse de leçons de morale » à l’ensemble de la planète, et dont les représentants semblent avoir de piètres connaissances en Histoire, est d’ailleurs toujours très prompte à réagir, généralement en condamnant ces agissements, surtout quand ils sont imputés aux Américains. Des hommes politiques, notamment Allemands, sont en pointe dans ce processus. Par exemple, ils n’hésitent pas à mettre en cause l’action de leurs propres services lorsqu’ils sont soupçonnés d’avoir fourni des informations à leurs homologues américains lors de l’invasion de l’Irak, opération militaire, il est vrai, condamnée à l’époque par le gouvernement berlinois.
Le deuxième problème provient du fait que lorsqu’une action secrète est étalée au grand jour, elle ne peut plus se poursuivre, au moins durant une longue période.
La troisième conséquence, sans doute la plus tragique, est que parfois, la sécurité de membres des services secrets – et plus encore celle de leurs correspondants extérieurs – est mise en jeu. Cela peut aller jusqu’à leur élimination physique. Durant la Guerre froide, plusieurs affaires de ce genre ont coûté la vie à des agents recrutés dans les pays de l’Est. Actuellement, l’adversaire, qu’il soit terroriste ou criminel, ne fait pas non plus de cadeau à ceux qu’il considère comme des traîtres. La sanction est généralement la mort, précédée de tortures infligées « pour l’exemple ». Il est d’ailleurs curieux que les « intellectuels » si prompts à dénoncer les actions américaines ne se mobilisent pas de la même manière pour condamner ces crimes abominables. Un parallèle peut être fait avec les guerres révolutionnaires. Certaines élites se sont apitoyées, parfois à juste titre, sur le sort des victimes des forces colonialistes (selon ces mêmes élites, les Américains entrent aujourd’hui dans cette catégorie). Par contre, elles n’ont pas versé une larme pour les prisonniers français du vietminh – or, le pourcentage des survivants des camps de rééducation vietnamiens est inférieur à celui des camps de concentration nazi – ni pour ceux du FLN algérien – qui n’a jamais rendu un détenu français vivant, sans oublier le douloureux problème des Algériens qui avaient choisi la France. Pas de protestation non plus pour les soldats israéliens capturés par des groupes palestiniens – que l’Etat juif ne récupère, souvent après d’âpres négociations, que les pieds devant – ou pour les Américains faits prisonniers par la « résistance » irakienne qui les torture avant de leur trancher la gorge. Leur compassion ne va pas non plus aux millions de victimes des goulags soviétiques, des martyrs cambodgiens et des prisonniers politiques enfermés à Cuba, en République populaire de Chine, en Corée du Nord ou dans les jungles colombiennes1.
Si l’exploitation mercantile du filon que constituent les affaires d’espionnage est la motivation première des media, ce n’est bien sûr pas le cas de certains hommes politiques qui voient là une manière de participer à l’affaiblissement des Etats-Unis qu’ils considèrent, sans le dire ouvertement, comme leur véritable « ennemi ». Les terroristes de toutes obédiences recueillent toute leur « sympathie » car, s’ils en sont là, c’est bien sûr la faute à la mondialisation qui, selon eux, a poussé des peuples entiers dans la misère, creusant ainsi le lit de la « résistance à l’oppresseur », peu importe si celle-ci se traduit par des exactions qui devraient être condamnées par la communauté internationale.
Mieux comprendre la spécificité des services secrets
Afin d’éclairer le public, il convient de revenir sur ce que sont réellement les services secrets.
Premier point fondamental, ce sont des organismes d’Etat qui obéissent au pouvoir politique en place et donc, n’agissent pas à leur guise. En conséquence, toute opération d’importance doit recevoir l’aval du pouvoir politique, souvent du plus haut niveau étant donné la sensibilité des sujets traités. Les « services » permettent aux gouvernants de s’affranchir des lois nationales et internationales qui deviennent de jour en jour plus contraignantes. La première mission de ces services est d’obtenir des renseignements, c’est-à-dire des informations secrètes. Au temps de l’Internet, d’aucuns s’imaginent que tout est connu, qu’il est impossible de cacher des informations aux journalistes, aux diplomates et autres observateurs de la scène internationale. Cela est vrai dans 90 % des cas, mais, ce qui est vraiment utile aux décideurs, ce sont les 10 % qui restent : l’information cachée : le renseignement.
Afin d’obtenir ces renseignements, les services utilisent plusieurs moyens.
- Les moyens techniques, qui sont constitués par les interceptions radioélectriques, les photos ou films pris à l’aide de satellites, d’avions espions ou de drones. Les progrès technologiques ont considérablement augmenté l’efficacité de ces méthodes, mais les spécialistes se sont vite rendu compte de leurs limites. Par exemple, afin de ne pas être repérés par les caméras infrarouges aéroportées, les Serbes déplaçaient leurs engins blindés en les attelant à chars à bœufs qui diffusent moins de chaleur que des moteurs tournant, même au ralenti. Une contre-mesure très efficace a également fait ses preuves. Il s’agit de la déception. Durant la Seconde Guerre mondiale, afin de faire croire aux Allemands que le débarquement aurait lieu dans le Pas-de-Calais, les Américains ont constitué une véritable armée fictive équipée de leurres (chars gonflables, campements inoccupés, réseau radio d’un véritable corps d’armée, etc.) que les services allemands pouvaient surveiller à loisir. Pour apporter une crédibilité supplémentaire, la direction de cette « Armée » avait été confiée au Général Patton, très estimé pour ses compétences militaires par le haut commandement allemand. Cette opération est connue sous le nom code de « Fortitude ». Aujourd’hui, il est probable que les Iraniens se livrent à ce même type de subterfuge afin de multiplier les cibles à atteindre en cas de frappe américaine. Enfin, la méthode de la saturation, notamment dans le domaine des écoutes radioélectriques, est aussi une contre-mesure très efficace. Les analystes ont le plus grand mal, malgré des moyens de sélection informatique performants, à sortir le renseignement exact et utile au milieu du fatras de retranscriptions d’enregistrements fantaisistes.
- Les moyens humains consistent principalement à recruter des agents (leur motivation est la plupart du temps financière, mais il peut également s’agir d’opposants aux régimes ou mouvements espionnés) et des Honorables Correspondants (HC) qui sont en général des natifs du pays agissant.Ils comprennent également les moyens collaborationnels, c’est-à-dire les échanges de renseignements entre les services de différents pays dont les intérêts sont communs. Ces sujets d’intérêt commun sont prioritairement la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée transnationale. Par contre, dans le domaine de l’espionnage économique pudiquement désigné sous le vocable d’« intelligence économique », la coopération est exclue dans la plupart des cas, les intérêts nationaux restant bien sûr prépondérants.
- Le débriefing de prisonniers qui peut fournir des renseignements utiles mais, défaut majeur, ces derniers datent toujours. Le plus intéressant consiste alors à tenter d’en retourner un certain nombre et à les réintroduire dans leur ancien milieu. Ils deviennent alors des agents. Cette manœuvre est particulièrement délicate, surtout pour la sécurité des intéressés. De plus, ils peuvent très bien trahir une seconde fois.
- Les moyens opérationnels souvent popularisés au cinéma, qui consistent purement et simplement à voler les renseignements recherchés. Par exemple, dans les années 1990 , des hommes d’affaires participant à un congrès international en Chine ont pu constater que leurs ordinateurs portables avait été vidé de leur contenu. Cette action fut cependant un travail bâclé puisque le vol de données a pu être constaté. En effet, à la différence des voleurs, les membres des services secrets se livrant à ce type d’activité ne doivent en aucun cas laisser d’indice permettant de détecter leur opération.
- La « diplomatie secrète ». Les services se doivent de maintenir le contact avec les gouvernements et les mouvements déclarés politiquement infréquentables, afin de continuer à recueillir des renseignements mais également, savoir qui est qui et avec qui discuter le jour où les sanctions ne sont plus de mise. C’est là une mission qui est interdite aux diplomates classiques qui reçoivent pour consigne de ne pas côtoyer ces « infréquentables ». Ce fut le cas de la Libye, de la Chine, de l’ex-Yougoslavie, aujourd’hui de la Biélorussie, de la Corée du Nord, etc. Pour ce qui est de la France, les diplomates de ces pays en poste dans des pays tiers sont alors « privés de petits fours », c’est-à-dire qu’ils ne sont plus invités aux réceptions données par l’ambassade de France et les diplomates hexagonaux ont ordre formel de ne pas se montrer en public avec leurs homologues considérés comme des pestiférés. Là, les membres des services ont un rôle à jouer. C’est également le cas avec des mouvements d’opposition, même s’ils sont violents. En effet, si d’aventure, ils parviennent au pouvoir, il faut connaître un tant soit peu ces nouveaux interlocuteurs.Les services ont une deuxième mission « action » qui permet aux dirigeants politiques d’agir là où leur pays d’origine ne doit pas apparaître. Elle peut revêtir différentes modalités :
- L’action clandestine directe . Ces missions sont du ressort d’organismes spécialisés dont les opérations doivent rester cachées au grand public, car ces dernières pourraient créer des incidents diplomatiques graves, surtout en cas d’échec (cf. l’affaire Greenpeace qui a embarrassé la France pendant des années). C’est là que réside la différence fondamentale entre les forces spéciales et les services action. Même si les savoir-faire sont globalement les mêmes, les forces spéciales n’interviennent que là où leur Etat est officiellement engagé. Par exemple, en Afghanistan, les forces spéciales mènent des opérations tenues secrètes afin que les Taliban ne puissent trouver les parades efficaces. Mais pour mener une opération « homo » (neutralisation d’individus) ou « arma » (destruction de matériels) au Pakistan, c’est la CIA qui s’en charge car il y a alors indubitablement violation de la souveraineté pakistanaise.
- L’assistance technique secrète. L’aide apportée à des mouvements d’opposition est également du domaine de l’action. On l’a bien vu avec le soutien que les Américains ont apporté à l’Alliance du Nord en Afghanistan. Le but consistait à faire renverser le pouvoir de Kaboul par les Afghans eux-mêmes.
- L’intoxication et la désinformation peuvent également être classées dans ce type d’activité car elles ont toujours un objectif offensif. L’opération « Fortitude » citée plus avant, a largement utilisé ces moyens avec de faux agents envoyant de faux rapports à Berlin, des courriers soi-disant secrets découverts par « hasard » et plus terrible encore, des réseaux de résistants préparant le débarquement dans le Pas-de-Calais volontairement sacrifiés, etc. Les Soviétiques étaient passés maîtres dans ce domaine. Preuve en est, plus de quinze ans après l’effondrement du communisme soviétique, il y a encore des gens qui croient « aux petits matins qui chantent ». Beaucoup plus récemment, il semble que les services américains aient été la victime de ce type d’action de la part des Iraniens qui leur ont fait croire en l’existence d’armes de destructions massives en Irak, en particulier via des mouvements d’opposition à Saddam Hussein installés à l’étranger mais pénétrés par leur service de renseignement : le Vevak. Il convient de souligner que les Iraniens jouaient sur du velours, le gouvernement Bush n’attendant qu’un prétexte pour abattre Saddam Hussein. Les services iraniens le leur ont servi sur un plateau et de plus, leur ont fourni les renseignements opérationnels nécessaires qui ont permis aux forces américaines de prendre Bagdad en quelques jours. Quel était l’objectif de Téhéran ? Engager Washington dans un bourbier dont il mettrait des années pour s’en sortir, neutralisant par là même la menace militaire qui pesait sur l’Iran classé à l’époque comme un des principaux pays faisant partie de « l’axe du mal » en raison de sa volonté d’acquérir l’arme nucléaire. Il faut se faire une raison, tant que les forces américaines sont engluées en Irak, elles n’ont pas les moyens opérationnels suffisants pour lancer une offensive contre le régime des mollahs. Accessoirement, Téhéran s’est aussi débarrassé sans intervenir directement, de ses ennemis les plus proches géographiquement : Saddam Husseïn et les Taliban. Un jour, ces Covert Operations seront enseignées dans les écoles d’espionnage comme un modèle du genre.
La responsabilité des dirigeants politiques
Les gouvernants connaissent tous les moyens décrits ci-dessus. C’est là où ils doivent savoir ce qu’ils veulent. Ou bien ils les emploient en acceptant les risques inhérents encourus, ou ils décident angéliquement de ne pas les utiliser et l’existence même de ces services secrets est alors à remettre en question, car ils ne présentent alors plus aucune utilité. En effet, certains beaux penseurs mettent en avant l’immoralité de telles activités. Cela est le cas en Europe avec l’espionnage industriel, les différents gouvernants ayant rendu hors-la-loi toute rémunération d’agents destinée à obtenir des renseignements qui permettraient de conquérir certains marchés. Le résultat ne s’est pas fait attendre : de nombreuses officines privées ont vu le jour pour apporter aux différents acteurs économiques les renseignements qu’ils ne pouvaient plus obtenir par la voie gouvernementale.
A terme, il risque d’en être le même pour les autres types de renseignements car on assiste de plus en plus à une privatisation de la recherche secrète qui était auparavant une des missions régaliennes de l’Etat. Les conséquences peuvent être extrêmement néfastes. En premier lieu, l’Etat n’a plus aucun contrôle sur ce type d’activité et il est possible d’imaginer les dérapages qui pourraient en découler. L’efficacité de cette activité, alors devenue privée, risque aussi d’être fortement compromise. En effet, même si une grande partie des membres de ces sociétés spécialisées provient en général du monde du renseignement, ceux-ci ne bénéficient pas de la puissance étatique et, en particulier de la mémoire des services qui stockent les informations depuis des dizaines d’années. De plus, ces sociétés ne possèdent pas la puissance financière nécessaire à la réalisation d’opérations simultanées. Enfin et peut-être surtout, si de nombreuses personnes acceptent de collaborer avec un service officiel, en particulier les HC qui le font souvent par pur esprit patriotique, les informateurs de ces officines ne le feront que pour des raisons purement financières et n’hésiteront pas à vendre les renseignements qu’ils possèdent2. au plus offrant quand ce ne sera pas à plusieurs correspondants en même temps. Même si le renseignement est bon, il ne sera vraisemblablement pas exclusif.
Certains observateurs n’hésitent pas à gloser sur les différents fiascos des services. C’est la contrainte partagée par tous les organismes de renseignement et d’action clandestine : les échecs sont connus et largement exploités ; les succès doivent rester dans l’ombre de manière à ne pas compromettre les actions futures. Cependant, quelques exemples échappent à la règle, souvent dans un but de propagande : par exemple la mort d’Al-Zarqaoui ou des différents « présidents » indépendantistes tchétchènes, qui sont tous tombés les uns après les autres.
En conséquence, il semble évident que tout grand pays doit avoir des services secrets3 et les utiliser de manière adéquate tout un maintenant un strict contrôle sur ces activités de manière à éviter tout dérapage intempestif. Il convient de les utiliser pour les missions qui leur sont propres, et à ne pas de les employer dans des activités que couvrent déjà parfaitement les diplomates et les forces spéciales. Enfin, comme les Israéliens ou les Russes, il faut être prêt à assumer ou à nier, même contre l’évidence. C’est une question de volonté et de courage politique. Jusqu’à maintenant, les présidents G. W. Bush et Vladimir Poutine4 n’en manquent pas, ce qui, à l’évidence dérange nombre d’« imbéciles utiles » comme le disait Lénine lorsqu’il parlait de ce qui est devenu la « vieille Europe ».
Alain Rodier
Directeur de recherche au CF2R
Juillet 2006
- 1Ou qu’ils ont inventé dans le but de se faire un peu d’argent, les « escrocs au renseignement » vont pulluler
- 2Même le Japon, pays extrêmement pacifique depuis la fin de la seconde guerre mondiale, est en train de recréer une sorte de « CIA à la nippone ».
- 3Il vient d’ordonner à ses services de « retrouver et de liquider les assassins des quatre diplomates russes » enlevés en Irak le 3 juin 2006.
- 4L’auteur n’excuse en aucune manière les exactions commises par quelque partie que ce soit. Il note cependant que du côté occidental, il s’agit très souvent d’actes isolés (sauf dans le cas de la politique d’extermination décrétée par les Nazis) qui sont la conséquence de fautes de commandement impardonnables Ces manquements doivent être sanctionnés avec la plus grande sévérité car, pour tout Etat qui se dit démocratique, il convient de ne pas se placer au même niveau de délabrement moral que l’adversaire.