Mots de la vengeance et géopolitique de la violence au Moyen-Orient
Myriam BENRAAD
Myriam Benraad, Directrice de recherche au CF2R, a publié en juillet 2024, dans la revue Recherches internationales, un article relatif à l’effroyable crise qui frappe le Moyen-Orient depuis le tournant du 7 octobre et le déclenchement de la guerre à Gaza. Elle y aborde notamment la question des énoncés vengeurs qui n’ont cessé de fuser ici et là et interroge leur caractère performatif. Des discours vengeurs débridés ont-ils précipité le processus escalatoire en cours au Moyen-Orient ou plutôt – et ce serait là un paradoxe – freiné ce dernier ?
Vous avancez dans cette contribution l’idée d’une « géopolitique de la vengeance ». Pourquoi avoir choisi de vous intéresser à sa dimension discursive ?
L’idée de départ consistait à me pencher sur les effets des discours incendiaires qui se sont succédé partout dans la région depuis le 7 octobre, plus particulièrement concernant la notion récemment très médiatisée « d’escalade ». Les liens entre vengeance et escalade ne font par ailleurs l’objet que de travaux disparates dans le champ de la science politique et des relations internationales, notamment pour l’étude des conflits. Je me suis par conséquent employée, à travers le cas de Gaza, à tenter d’élever le niveau des connaissances sur ce sujet car il me semble impossible de faire sens des crises à répétition qui agitent le Moyen-Orient sans appréhender le phénomène de la vengeance et ses répercussions tangibles. Peu escomptaient une réponse militaire aussi brutale et disproportionnée de la part d’Israël, même au lendemain des tueries perpétrées par le Hamas. Or, l’État hébreu a revendiqué tout au long du conflit une riposte au nom d’une rétribution quasi-divine, suivant une optique passionnelle allant bien au-delà de toute realpolitik traditionnelle. Ne pas prendre en compte cet aspect, ou le reléguer au second plan, revient à ignorer la nature profonde de la conflagration ainsi que les causes de ce bourbier. J’espère, à travers cet article, faciliter le renouvellement des paradigmes existants.
Quel est l’intérêt, du point de vue de la méthodologie, d’étudier les discours ? Qu’apporte une telle approche ?
Dans le cadre de cette recherche, je me suis appuyée sur un échantillon qualitatif de communiqués, déclarations et annonces véhiculés entre les mois d’octobre 2023 et avril 2024. Celui-ci me paraissait suffisamment représentatif, quoiqu’il mériterait d’être mis à jour et complété. En premier lieu, une analyse critique m’a conduite à mettre en exergue les rapports étroits et non moins complexes entre vengeance énoncée et vengeance actée. Ces résultats m’ont ensuite menée à explorer la notion même d’escalade telle qu’appliquée depuis des mois à la géopolitique régionale. La question clé était d’élucider dans quelle mesure un faisceau d’énoncés vengeurs, émanant de tous les acteurs, avait radicalisé la montée des hostilités. Ce n’est bien entendu pas la première fois que des chercheurs s’interrogent sur les conséquences du langage quant au monde réel. Mais la situation au Moyen-Orient est si extrême qu’il m’a semblé nécessaire de lui dédier une attention particulière. Du discours de Benyamin Netanyahu au soir des massacres du 7 octobre jusqu’aux réactions du Hamas, de l’Iran et d’autres groupes comme le Hezbollah au Liban, les Houthis au Yémen ou les milices chiites en Irak et en Syrie, tout faisait de cet environnement un laboratoire primordial pour tester mes différentes hypothèses.
Vous mentionnez ces discours vengeurs dans le détail. Ont-ils aggravé de manière concrète l’emballement géopolitique à l’œuvre ?
C’est un tableau en pointillés qui ressort essentiellement de mon étude. D’une part, il est difficilement discutable que les énoncés de vengeance ont amplifié la disposition à la violence à tous les niveaux, mesurable au sein d’un large espace géographique par-delà Gaza. De l’autre, la vengeance dans les mots n’a pas nécessairement abouti à la déflagration définitive que certains avaient prédite et a même parfois exercé un effet dissuasif. L’agression entre des adversaires a pour objectif de rétablir un rapport de force en leur faveur, ce qui est limpide du côté israélien. Mais nous ne sommes pas confrontés à une conflictualité qui serait infinie, quand bien même le souhait de se venger demeure une constante entre Israéliens et Palestiniens, et au-delà entre tous les ennemis régionaux. L’escalade est totale à Gaza mais à l’état « stationnaire » dans d’autres points du Moyen-Orient. Pour être plus explicite, toutes les promesses de vengeance formulées ici et là au cours des derniers mois ne se sont pas traduites par des ripostes ciblées dévastatrices. En définitive, qui souhaite allumer un incendie incontrôlable que plus personne ne pourrait éteindre dans une zone déjà fortement ébranlée par toutes les guerres du passé ? Je crois qu’il est judicieux de prendre du recul face à cette accélération événementielle.
Dans un camp comme dans l’autre, quels sont in fine les bénéfices mais aussi les coûts de la vengeance ?
J’appréhende aussi cette facette du conflit. En termes de bénéfices, la vengeance est tout d’abord suffisamment accablante pour décourager un adversaire et miner ses ressorts de l’intérieur. Il s’agit de la stratégie poursuivie par Israël contre le Hamas, pour s’assurer que ce dernier ne dispose jamais plus de la même capacité de nuisance et de destruction. En soutenant massivement la guerre dans ses débuts, la société israélienne cherchait en outre à restaurer un sens de la justice et a cru l’avoir trouvé en punissant collectivement tous les Gazaouis et autres populations palestiniennes. J’évoque à ce titre un « équilibre des souffrances » articulant toute la politique mise en œuvre par le gouvernement israélien et par son appareil militaire et sécuritaire. D’ajouter qu’Israël ne pouvait essuyer un affront aussi sérieux et meurtrier sans une riposte destinée à réaffirmer son ascendant. Dans le même temps, comment occulter les coûts de ce choix, non seulement pour les Palestiniens mais également pour les Israéliens eux-mêmes ? Il n’existe aucun plan lisible de sortie de crise, aucun après. Pis, Tsahal est toujours aux prises avec un mouvement Hamas aussi omniprésent qu’insaisissable. Considération faite de la situation désespérée des civils et des derniers otages encore présents à Gaza, on est enfin en droit de se demander si les victimes du 7 octobre ont réellement été vengées ou si cette vengeance sans bornes n’était au fond qu’un mirage. Ce qui est sûr, c’est que le Moyen-Orient ne pourra sortir indemne de cette guerre.
Sur un plan international, vous citez des « vengeances par procuration ». Qu’en est-il ?
C’est une autre composante essentielle à mon avis. Nous avons bien vu comment la Russie de Vladimir Poutine a instrumentalisé cette guerre à Gaza et l’escalade de la violence pour accomplir sa propre vengeance contre un Occident accusé de complicité avec les crimes d’Israël et détourner l’attention de la guerre en Ukraine. Moscou a copieusement inversé les accusations de violation du droit international contre les Occidentaux et leurs alliés, tout en se gardant de tout effort diplomatique pour un apaisement de la situation au Proche-Orient. La Chine, quant à elle, a joué sa carte géopolitique en fustigeant l’opération militaire menée par Israël et en se présentant sous les traits d’un interlocuteur privilégié pour la partie palestinienne. Les BRICS et les pays du Sud, enfin, ont considéré leur soutien aux droits du peuple palestinien et à une solution à deux États comme une vengeance indirecte contre un Occident qu’ils continuent encore de se figurer comme colonisateur et prédateur. Longtemps mis en marge de l’Histoire et des affaires mondiales, ces pays ont jugé que la guerre à Gaza sonnait le glas d’un ordre international qualifié d’injuste et de corrompu. Ils ont ainsi dans leur écrasante majorité pris position contre Israël, contre les États-Unis, mais aussi, dans une moindre mesure, contre une Europe méprisée pour son inertie.