L’Europe protège-t-elle nos vies ? Ce que l’Union européenne fait et pourrait faire de plus en matière d’antiterrorisme
Nathalie CETTINA
Envisager ce que l’Union européenne fait et pourrait faire de plus en matière d’antiterrorisme, cela signifie se pencher sur ce que l’Union européenne fait en matière de renseignement, de police, de justice, de défense et de protection des frontières. Lorsqu’un attentat se produit, c’est que le travail de renseignement a échoué. Aussi, la première réflexion qui s’impose porte sur l’échange de renseignement antiterroriste en Europe.
Pourquoi l’Europe protégerait-elle nos vies ? Ce n’est pas sa mission au sens régalien du terme, l’article 4 du Traité de l’Union européenne prévoit que la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre, l’Europe n’intervient qu’à titre subrogatoire, là où elle peut apporter une plus-value (article 72). Cela permet alors aux Etats de s’entraideren organisant une coopération entre les services. C’est un domaine dans lequel l’Europe cherche à exister.
Il y a un besoin de renseignement au niveau de l’Union européenne, un besoin de partage du renseignement pour toutes les politiques que l’UE mène dans le domaine de la sécurité. Il n’y a pas de politique européenne de lutte contre le terrorisme – mais cela est vrai aussi contre la prolifération – si les Etats membres ne sont pas capables de partager du renseignement.
Le partage du renseignement en matière de lutte contre le terrorisme n’est pas nouveau, il préexistait aux attentats de 2015, de 2001, de 1995. Dès les années 1970, les responsables des services de renseignement se sont rencontrés, les contacts se sont noués, les échanges se sont développés. La coopération qui s’est mise en place entre les Etats membres de l’UE a été façonnée par les circonstances et les besoins : c’est confrontés à une crise aiguë que les politiques et les opérationnels ont accepté de changer, de s’adapter, bref d’évoluer. Cela a généré une prise de conscience de la nature transnationale du terrorisme, de ses ramifications, de ses soutiens, de sa diversité.
Les propositions et programmes d’actions arrêtés par les instances européennes (les Conseils européens, les programmes et plans d’action, les actions communes, les résolutions) ont toujours été perçus, depuis le terrain, comme autant de vues intellectuelles éloignées de la pratique : une succession de déclarations et d’intentions ambitieuses.
Entre services de renseignement, le système d’échange est souple et adapté aux circonstances. Il repose sur la confiance et la discrétion : une affaire d’hommes, de contacts, de réseaux. Pour la profession, il n’est pas possible de faire entrer l’échange de renseignements – qui plus est en matière de terrorisme – sous le couvert de structures rigides. « Il faut s’apprivoiser, cela n’est pas dans les textes » résume-t-on. Les échanges réalisés en temps réel sont conséquents et s’accroissent au fil du temps. Une solidarité professionnelle se crée dans un cadre bilatéral.
Ainsi, la coopération opérationnelle est avant tout bilatérale, elle est
– soit informelle : les relations bilatérales créées entre services se doublent rapidement de relations bilatérales interpersonnelles entre acteurs,
– soit institutionnalisée à travers les officiers de liaison d’abord, comme relais indispensable de l’activité judiciaire ; ensuite, comme liaison informationnelle entre services de renseignements. La DGSI obtient de bons résultats avec ce procédé. C’est un moyen d’adapter la fonction de renseignement à la transnationalité des menaces, comme à la disparition des frontières intérieures.
Ensuite, l’Union européenne a construit des instruments de coopération multilatérale, pour officialiser ce qui a été découvert de façon empirique :
– Des clubs informels de discussion(hérités de la Guerre froide) entre les professionnels de l’antiterrorisme et les policiers des Etats membres qui ne possèdent pas de structures spécialisées dans ce type de criminalité.
– Europol, qui par son assistance technique offre un outil d’analyse stratégique et tactique, à l’échelle multilatérale. En centralisant l’information, cet office fait apparaître des recoupements entre les enquêtes menées dans différents Etats de l’Union.
– Le Centre de renseignement de l’Union européenne, auprès de qui les services de renseignement versent du renseignement qui sert, une fois compilé, à informer les institutions européennes.
– L’état-major de l’Union européennedans sa dimension militaire dispose d’une structure chargée de collecter et de synthétiser du renseignement militaire. Son point d’entrée en France est la Direction du renseignement militaire (DRM).
– L’Agence Frontex, car les gardes-frontières en mer et sur terre sont une source de remontée d’informations.
– Enfin, l’Alliance atlantiquea développé une politique de renseignement. La DRM et la DGSE échangent du renseignement avec le Secrétaire général adjoint en charge du renseignement, qui a un rôle de synthèse et de production de notes de renseignement à destination des autorités de l’Alliance et de ses Etats membres.
Mais encore faut-il que les services nationaux acceptent de faire parvenir leurs informations à ces instances. Lorsque l’on parle d’Europe et de renseignement, il faut avoir à l’esprit les limites qui ne sont pas dépassables car liées à la propriété des organes de renseignement,à la protection des données, à la confidentialité.
Nous pouvons le mesurer sous cinq angles :
– Il y a une différence entre la production et le partage du renseignement.
Produire du renseignement c’est traiter des sources humaines, les recruter, les faire parler, mobiliser des capteurs techniques, satellitaires. Ce sont des sources que les services et les Etats veulent protéger absolument, d’où un échange qui est bilatéral et réciproque ; tout au plus quelques services conduisent des opérations ensemble. La production du renseignement restera encore longtemps un domaine de souveraineté nationale.
Les enquêtes, le renseignement sont toujours à l’initiative des Etats qui, lorsqu’ils pensent que cela est utile, associent Europol. Si Europol intervient, c’est que les Etats l’ont bien voulu.
Il peut y avoir une évolution sur le partage du renseignement, par la coopération, une fois le produit acquis, mais pas avant. D’où les limites à la création d’une Agence européenne de renseignement, que certains appellent de leurs vœux lorsque la crise survient.
– La menace terroriste n’impacte pas les Etats de l’Union européenne de la même façon.
Les principaux Etats concernés sont la France, l’Espagne, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie. Soit 5 Etats sur 28.
L’état d’esprit des services de renseignement est l’« Europe est là, on en tient compte, tout va bien tant qu’elle ne nous nuit pas ». Elle pourrait être source de nuisance si elle contribuait à disperser le renseignement. La DGSI ne va pas donner du renseignement à Bruxelles, alors que le sujet ne concerne directement que cinq Etats. Ce serait contreproductif et dangereux à l’égard des sources.
Il convient de noter que le Royaume-Uni a toujours eu une influence énorme sur les objectifs et les méthodes de travail des services des autres Etats, qu’il conservera sans doute une fois sortie de l’Union européenne, ce qui n’est pas sans poser la question des garanties d’indépendance.
– Le Collège européen du renseignement qui a vu le jour au début du mois de mars 2019 n’apportera pas de renseignement à l’Union européenne.
Il s’agit d’une institution extra-européenne (bâtie sur les bases du groupe antiterroriste – GAT – du club de Berne), non soumise au contrôle des institutions européennes, et qui rend uniquement compte aux Etats qui y participent. Cette structure, qui est pour l’essentiel un outil de communication pour former et échanger, a une vocation plus large que l’Union européenne en intégrant des Etats comme la Suisse, la Norvège et le Royaume-Uni. Le renseignement est et demeure une activité régalienne.
– Peu d’échanges existent entre les instances de contrôle de renseignement.
22 Etats de l’Union Européenne ont créé un cadre juridique de contrôle des activités de renseignement. Mais en raison d’un accès limité à l’information classifiée, les contacts entre les instances de contrôle de renseignement demeurent bilatéraux et rares. Il y a pourtant un besoin d’échanges de bonnes pratiques entre les organismes de contrôle des pays démocratiques.
– La lutte contre le terrorisme accapare de plus en plus le renseignement.
A l’origine, les services de renseignement dédiaient une partie de leurs moyens à la lutte antiterroriste, à présent c’est la lutte antiterroriste qui fixe une partie de leur travail.
La lutte contre le terrorisme accapare les services qui consacrent l’essentiel de leurs moyens et de leurs effectifs, mais au détriment d’autres domaines, tel le contre-espionnage, et ce d’autant que certains pays choisissent de mettre en scène la menace terroriste (qui existe bel et bien par ailleurs). Les Etats ont pourtant des intérêts à défendre qui sont autres que le terrorisme, si bien que la DGSE devient parfois aveugle sur les intérêts stratégiques de l’Etat français (à titre d’exemple, la prise de participation des Pays-Bas dans Air France n’a pas été anticipée). C’est ce qui a fondamentalement changé au cours des dix dernières années dans la lutte antiterroriste : les Etats y consacrent plus de moyens, ont modifié leurs structures, ont adopté de nouvelles législations et ont érigé cette menace comme prioritaire dans leur discours politiques.
Au niveau de l’Union européenne, l’évolution a été plus nuancée en raison des obstacles juridiques inhérents au traité de Lisbonne et des obstacles opérationnels, tous les Etats n’étant pas égaux face à la menace terroriste. La coopération judiciaire est par ailleurs restée ténue en l’absence d’espace judiciaire européen.Cette coopération délicate, qui est soumise aux différences de législations et de systèmes juridiques, empêche le travail de renseignement et de police de trouver un prolongement judiciaire effectif.
On ne peut retenir, au sein de l’Union européenne, la présence d’une communauté antiterroriste au sens large. Il manque une formation et une « culture » communes dans les techniques d’enquêtes comme dans l’analyse de la menace.
Pour conclure sur un point positif, un domaine où l’Europe possède une forte plus-value et fait avancer les choses, ce sont les études universitaires sur le sujet. La plupart du budget qui irrigue les centres universitaires nationaux vient de l’Union européenne. Ces études ont le mérite de faire avancer la réflexion et la connaissance du phénomène terroriste.