Le renseignement intérieur
Éric DENÉCÉ
1. LES DIFFERENTS REGISTRES DU RENSEIGNEMENT INTERIEUR
L’étude des différentes formes de renseignement intérieur permet de dégager quatre fonctions distinctes :
- Le Renseignement d’opinion : police de la pensée (police politique) ou sondage de l’opinion. Cette mission est soit antidémocratique (régimes totalitaires) ou inutile en raison de l’existence des instituts de sondage.
- Le Renseignement de sécurité publique, dont la finalité et d’anticiper et de suivre (monitoring) les mouvements sociaux et sociétaux (sectes) contestataires, susceptibles de troubler l’ordre et la sécurité publics, mais qui n’agissent ni de manière clandestine ni antidémocratique. Cette activité se pratique de manière « ouverte » et ne nécessite pas de démarche secrète d’acquisition des informations (c’est ce que l’on qualifie « d’information générale »).
- Le Renseignement de sécurité intérieure qui a pour but la protection des institutions[1] et d’identifier et de surveiller les menaces d’origine interne : terrorisme, extrémisme politique, indépendantisme, complots contre l’autorité de l’Etat, etc. Les organisations cherchant à nuire à l’Etat ou à son intégrité agissant de manière clandestine et organisée, seules des méthodes intrusives permettent de recueillir des renseignements sur leurs activités.
- Le Renseignement de sécurité nationale qui concerne essentiellement les menaces d’origine extérieure dirigées contre le pays (espionnage politique, militaire et économique, ingérence, terrorisme d’Etat, etc.) et le suivi des représentations étrangères présentes sur le territoire national (ambassades, réfugiés, oppositions en exil, etc.). Cette tâche se fonde également sur des méthodes intrusives et intègre la mise en place de mesures de prévention et de protection contre les menées adverses.
Il est possible de rajouter à cette typologie le Renseignement criminel, qui relève le plus souvent de la police judiciaire (documentation, infiltration, surveillance), voire de la Sûreté de l’Etat si les mafias ou la corruption sont une menace pour les institutions ou la sécurité nationale (cf. Italie, Colombie, Mexique, etc.).
Dans tous les pays du monde, l’architecture des services de renseignement et de sécurité intérieurs s’organise autour de la concentration ou de la segmentation de ces fonctions.
2. LES DIFFERENCES ENTRE CONTRE-ESPIONNAGE ET ANTITERRORISME
Il y a une différence fondamentale entre le contre-espionnage (CE) et l’antiterrorisme (AT). Si tous les deux se fondent sur le renseignement intrusif, leur finalité n’est pas la même.
- Lutter contre l’espionnage adverse, c’est lutter contre des professionnels adverses (ennemis, rivaux ou alliés). Dans le CE, il faut infiltrer, retourner, contrôler, manipuler, tromper, intoxiquer… l’arrestation n’a qu’un intérêt marginal. On peut agir très longtemps sans recourir à une action judiciaire. C’est donc bien une mentalité d’officier de renseignement qu’il faut pour pratiquer ce métier. Le CE ne surveille pas les citoyens, les entreprises ou les étrangers, mais s’intéresse, parmi eux, à ceux qui espionnent ou s’ingèrent dans nos affaires. Cette activité et doit impérativement être protégée par le Secret Défense.
- Lutter contre des terroristes, c’est lutter contre des individus dont le but est de commettre des attentats et qui sont des criminels. Dans l’AT, il faut arrêter et interpeller assez vite pour empêcher les terroristes de passer à l’action. Le renseignement est essentiel mais il ne doit pas être privilégié au détriment de l’empêchement d’une action. C’est donc une démarche similaire à celle de la lutte contre le crime. L’interaction renseignement/police judiciaire/magistrat est fondamentale. C’est une mentalité de policier qu’il faut. Et cette activité ne relève pas du Secret Défense.
- Sur notre territoire, la lutte contre le terrorisme international non étatique de type Al-Qaeda ne peut relever d’un seul service mais doit faire l’objet d’une action coordonnée avec le renseignement extérieur (à la différence de la lutte contre ETA, ou le FLNC). Néanmoins cette forme de lutte relève davantage d’une démarche de police que de CE. Certes, les policiers ont besoin de renseignement : il leur faut recruter, retourner, infiltrer, surveiller avant d’arrêter… Mais ils ne prennent pas le contrôle d’un réseau terroriste ou criminel pour le manipuler : ils le neutralisent. Les infiltrations sont de courte durée et à fin d’action.
- Le terrorisme financé ou encouragé par un Etat étranger relève d’une démarche de CE, car cela relève du jeu de la guerre secrète. Les services adverses n’agissent pas directement mais orientent, activent et soutiennent des groupes ou individus qui vont réaliser des attentats. On ne lutte pas de la même manière contre les premiers et les seconds. On doit empêcher l’action des derniers avec l’aide de la police ; et l’on peut répondre à l’action des premiers par des actions de rétorsion clandestine.
3. LE SYSTEME FRANÇAIS 1945-2007
A l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la France avait fait le choix de la logique suivante :
- La DCRG était en charge du renseignement d’opinion, de sécurité publique et de sécurité intérieure. C’est-à-dire qu’elle suivait tous les phénomènes et mouvements pouvant ou voulant nuire à l’ordre public ou remettre en cause l’ordre établi et les institutions, par la contestation, la provocation, la manifestation, la violence, l’insurrection ou le terrorisme. Elle informait les préfets et le ministre de l’Intérieur qui décidaient ensuite des actions à conduire.
- En complément, la DST luttait contre les actions d’espionnage, d’ingérence, de déstabilisation d’origine étrangère susceptibles de nuire à notre indépendance, notre autonomie de décision, notre développement économique et scientifique, etc.
- La logique aurait voulu que ce service soit aussi en charge de la protection des forces armées et des industries de défense (missions de la DPSD), mais pour des raisons historiques (héritage de l’affaire Dreyfus), la mission globale de contre-espionnage (CE) fut répartie entre deux administrations distinctes, relevant de deux ministères différents.
- Enfin, la situation française ne nécessitait pas la création d’un service de renseignement criminel, notre pays n’étant pas jusqu’à ces dernières années, fondamentalement touché par l’activité des organisations criminelles transnationales.
Ce système se révéla globalement adapté à nos besoins durant toute la Guerre froide. La DST, malgré ses trop faibles effectifs, était adaptée à la lutte contre la menace de l’Est, tandis que les RG suivaient la subversion « gauchiste ». Les frontières étaient claires et la répartition des tâches pertinente.
Toutefois, la disparition de la menace soviétique et les conséquences de la mondialisation apparue au début des années 1990 ont profondément changé cette donne et ont rendu indispensable une adaptation de notre système aux conditions de l’environnement moderne.
En effet :
- la DST a vu disparaître l’adversaire sur lequel son activité était très largement centrée,
- le respect croissant des règles démocratiques a conduit à abandonner l’activité « renseignement d’opinion » des RG et à recentrer ce service sur les menaces d’origine interne,
- en raison de l’évolution des nouvelles menaces (terrorisme), la frontière entre une partie des missions de RG et celles de la DST était devenue inutile et contre-productive,
- la recherche constante d’économies budgétaires a largement pesé dans ce rapprochement, au moins autant que la recherche d’efficacité opérationnelle.
4. D’UNE LOGIQUE A L’AUTRE : la reforme de 2007 et ses limites
La création de la DCRI (2007) a donc fini par s’imposer[2]. Toutefois, elle a remis en cause un système qui reposait sur une certaine logique et a donc entraîné plusieurs déséquilibres. La réforme du renseignement intérieur est donc partielle et inachevée, d’autant qu’elle a eu lieu avant la réorganisation du ministère de l’Intérieur, suite au rattachement de la gendarmerie nationale.
- La fusion est d’abord une OPA de la DST sur les meilleurs éléments des RG. Mais dans cette opération, l’ex-DST a perdu son âme car elle est redevenue un service de police travaillant quasi exclusivement dans l’antiterrorisme. Sa compétence en matière de contre-espionnage s’est considérablement étiolée.
- La création de la DCRI n’a pas résolu la confusion des genres. La DCRI est protégée par le Secret Défense pour certaines de ses activités, ne l’est pas pour d’autres, et a conservé une compétence de police judiciaire.
- La DST a imposé son mode de travail très contrôlé et cloisonné à toute la DCRI, ce qui ne se justifie par pour une grande partie des missions auparavant dévolues aux RG et stérilise parfois la recherche du renseignement.
- L’un des raisons pour lesquelles DST et DCRG n’ont pas été intégralement fusionnées est que la direction du nouveau service ne voulait pas hériter des questions « politiques » que géraient jusqu’alors les RG, lesquelles seraient venues polluer le travail de renseignement intérieur et la lutte antiterroriste.
- La création de la SDIG, qui regroupe ceux des ex-RG dont la DCRI n’a pas voulu, ne constitue pas un service, mais plutôt un « réceptacle ». C’est surtout une « cote mal taillée » qui reprend, avec des moyens réduits, certaines missions d’information générale et tente de donner satisfaction aux préfets. Son rattachement ex-abrupto à la DCSP ne semble pas avoir tenu compte des relations complexes entre feu la DCRG et cette direction qui ne dispose d’aucune pratique du renseignement.
- Parallèlement, une nouvelle agence, l’ANSSI, spécifiquement dédiée à la protection des systèmes d’information gouvernementaux a vu le jour.
5. LA DISPARITION DES RG CREE-T-ELLE UN VIDE ?
– Les RG suivaient des phénomènes de type très divers, qui justifiaient leur existence. Toutefois, les « anciens » de la DCRG considèrent que 30% des effectifs « ne servaient à rien ».
– Une partie de leur production reposait sur des informations qu’ils recueillaient auprès des brigades de gendarmerie territoriale, voire des cadres de la Sécurité publique et des Polices urbaines.
– Surtout, ils avaient souvent une mission « d’hommes à tout faire » à la disposition du préfet, ce qui était fort pratique pour ces hauts fonctionnaires. Leur disparition génère donc un vide dans les habitudes administratives, ce qui ne signifie cependant pas qu’il y ait un recul en matière de connaissance de la situation interne du pays.
6. LA COMPETENCE JUDICIAIRE DE LA DCRI EST-ELLE INDISPENSABLE ?
A l’exception du FBI (qui est une police judiciaire fédérale se voyant confier des enquêtes en matière de contre-espionnage et d’antiterrorisme sous le contrôle de la justice), aucun service occidental de sécurité intérieure ne dispose de pouvoir de police judiciaire (MI 5 britannique, BfV allemand, AISI italienne, VSSE belge, AIVD néerlandaise, etc.). Tous ces pays effectuent une nette différence entre les fonctions de renseignement et de police judiciaire. La situation française est donc une exception.
L’argument selon lequel les étrangers nous envient notre système est fallacieux. D’abord parce que nos partenaires n’ont qu’une vision partielle de notre système et n’en voient pas les aspects négatifs. Ensuite, parce que si ce mode de fonctionnement était aussi extraordinaire que certains le laissent entendre, tous ces pays l’auraient eux-mêmes adoptés. Or, nous constatons que rien de tel ne s’est produit, malgré l’importance des réformes conduites depuis 2001 pour faire à la menace terroriste.
Un service de renseignement intérieur a pour finalité de détecter et d’évaluer les menaces et d’informer les autorités qui décident alors des mesures à prendre. Les fonctions de répression relèvent de la police et de la gendarmerie. A titre de comparaison, au Royaume-Uni, le MI-5 ne fait vraiment que du renseignement. C’est la Special Branch qui procède aux enquêtes et interpellations.
Le cumul des deux missions nuit à la fois au travail de renseignement (que l’on interrompt parfois pour procéder à des arrestations) comme à l’action judiciaire (les procédures judiciaires préparées de la DCRI sont moins professionnelles que celles de la PJ et certains vices de forme peuvent rendre caduque l’interpellation).
Il importe de différencier la possibilité d’interpeller un terroriste ou un espion, après surveillance et avant qu’il ne commette un acte criminel – voire de participer à son interrogatoire – et celle de procéder à l’enquête judiciaire sur les actes commis dans le but de réunir les preuves et d’obtenir la condamnation du suspect.
Surtout, la compétence judiciaire de la DST a nui par le passé à ses relations avec la DGSE, donc à la coopération entre services de renseignement. En effet, lors du fiasco de l’affaire Greenpeace en 1985, la DST coopéra avec la police néozélandaise en lui fournissant des informations sur les agents de la DGSE impliqués dans cette opération. Cela ne serait pas arrivé si la DST n’avait pas eu le statut de PJ !
L’une des raisons pour laquelle la DST était attachée à son pouvoir judiciaire (outre la capacité que cela lui conférait pour suivre une affaire de bout en bout), c’est qu’elle récupérait l’instruction des affaires « levées » par la DPSD, disposant ainsi d’une forme de contrôle indirect sur les activités de ce service. Rappelons pour mémoire qu’un décret de 1898, non abrogé, confie toujours aux armées la prééminence en matière de contre-espionnage sur le territoire national en cas de guerre.
7. L’ABSENCE DE CULTURE DU RENSEIGNEMENT DANS LA POLICE JUDICIAIRE
Force de constater, même si là n’est pas sa vocation, que la PJ française n’a aucune culture du renseignement, de la documentation et de l’analyse. Elle ne dispose guère davantage de spécialisation poussée sur les dossiers sur lesquels elle travaille.
Lors d’interrogatoires de terroristes ou d’espions, la PJ ne sait souvent pas poser les bonnes questions, établir des liens entre des dossiers, exploiter les pistes, rebondir. Surtout, elle n’aime pas être assistée par d’autres services, susceptibles de l’orienter, lors des interrogatoires. Ce trait doit impérativement être corrigé dans la perspective d’une séparation des tâches renseignement/judiciaire au sein de la DCRI.
Les cellules de documentation des offices centraux sont très peu développées. Or, tous devraient disposer des cellules de documentation et de bases de données (à l’image de celles de la BRB) pour développer la culture du renseignement, l’analyse et aider les enquêteurs lors des interrogatoires.
Cette lacune ne concerne pas que les missions intéressant la sûreté de l’Etat. Partout dans le monde, la mondialisation du crime organisé et la sophistication des pratiques clandestines des mafias, cartels, triades… amènent les polices à développer des pratiques de renseignement (documentation et infiltration) pour lutter efficacement contre ces fléaux. Les Anglo-saxons sont les plus avancés en ce domaine (DEA, SOCA) et les Italiens disposent d’un intéressant savoir-faire (DIGOS).
La France – certes moins touchée – est en retard en la matière, même si le SIAT, la DNRED et le SIRASCO remplissent en partie cette fonction. C’est donc un aspect sur lequel une réflexion sérieuse doit être conduite.
D’autant qu’une évolution significative est intervenue dans les démocraties modernes : l’extension constante de l’Etat de droit et du droit rendent de plus en plus difficiles les opérations de renseignement préventif, offensif et clandestin sur le territoire (cf. rôle croissant du magistrat pour placer quelqu’un sous surveillance physique et technique).
En conséquence, se développe un rapprochement des méthodes du renseignement et de la police (Intelligence Led Policing), ce qui n’est pas sans engendrer des confusions : est-ce que les polices doivent travailler comme les services ou l’inverse ? Cela est particulièrement marqué en matière de renseignement et de sécurité intérieurs.
8. QUELQUES PISTES DE REFLEXION POUR L’AVENIR
Afin de poursuivre la réforme esquissée en 2007 et rééquilibrer le système de renseignement intérieur suite à la disparition des RG, plusieurs pistes sont possibles.
- Rattacher les missions de protection des systèmes d’information gouvernementaux (ANSSI) à la DCRI, car cela relève d’une démarche de prévention des menaces qu’elle assure déjà dans d’autres domaines (protection du patrimoine économique et scientifique, police des radiocommunications, etc.). Au demeurant, rien ne justifie l’existence d’une agence indépendante de 500 personnes et cette intégration permettra certaines économies budgétaires.
- Doter la DCRI d’un statut de direction générale, équivalent à celui de la DGSE et le rattacher directement au ministre et non plus au DGPN. Le doter d’un budget autonome.
- Ouvrir le recrutement du service de sécurité ou faire évoluer son statut : il doit être composé de civils (cf. MI 5 britannique) ou d’un agrégat des corps de l’Intérieur (policiers, gendarmes et civils, cf. AISI italienne), mais plus exclusivement de policiers.
- Séparer clairement les fonctions de renseignement et de police judiciaire, en retirant la compétence judiciaire à la DCRI.
- Confier les tâches de renseignement ouvert à des corps ne disposant pas du droit de conduire des opérations intrusives – afin de respecter les principes démocratiques – en créant deux directions spécialisées « renseignement » au sein de la Police (DCSP ou DCPU) et de la Gendarmerie.
- Développer la culture et la pratique du renseignement au sein de la police judiciaire, en favorisant l’émergence d’un pôle « Renseignement criminel » au sein de la DCPJ.
- [1] La protection des institutions peut être assimilée à la défense du régime (qu’il soit démocratique ou non). C’est essentiel, mais ce n’est pas la sécurité nationale, qui concerne la protection de l’intérêt national, quelle que soit la nature régime.
- [2] Rappelons pour mémoire qu’elle fut évoquée dès 1986 par Jacques Chirac, alors Premier ministre.