Le contrôle et la coordination des activités de renseignement
Éric DENÉCÉ
APPLICABLE AUX SERVICES DE RENSEIGNEMENT
Alors même qu’ils bénéficient depuis quelques années d’un renforcement de leurs effectifs et de leurs budgets, les services de renseignement sont confrontés au défi nouveau du besoin de transparence et d’information du public. Cette évolution est une conséquence du développement des règles de gouvernance dans nos sociétés démocratiques.
Historiquement, les services ont longtemps bénéficié d’une très large liberté d’action – justifiée par la « raison d’Etat » – et ne rendaient compte qu’à l’exécutif. Mais, dans nos sociétés modernes, l’opacité de leurs activités tend à inquiéter davantage qu’elle ne rassure, même si les raisons en sont comprises.
Aussi, il n’est plus aujourd’hui concevable pour nos contemporains que des organisations oeuvrant dans l’ombre ne rendent de comptes à personne. Les élus se sont donc intéressés à l’activité du renseignement. Au cours des deux dernières décennies, le contrôle parlementaire a été instauré a peu près partout dans les Etats occidentaux.
Avec la notion de contrôle s’est développée celle d’éthique. Cette exigence nouvelle a été accentuée par les pratiques hautement discutables dont se sont rendus coupables les services de renseignement américains dans le cadre de leur « guerre contre le terrorisme »: enlèvements extra-judiciaires, transferts illégaux de détenus, prisons secrètes et torture.
Mais cette volonté légitime de « moralisation » d’une activité longtemps considérée, par essence, comme non éthique est très largement faussée par une méconnaissance profonde de la réalité de cette profession « hors norme ». Or, il convient de garder à l’esprit que certains registres de l’action publique sont spécifiques en raison de la nature même de leurs activités et qu’il n’est pas possible d’y appliquer les mêmes règles de contrôle que dans le reste de l’administration : c’est le cas du renseignement.
NOTA
Si dans de nombreux domaines la France peut être considérée comme une référence, en matière de suivi, de contrôle et de gouvernance du renseignement, force est de reconnaître que nous sommes en retard. Il convient dès lors de regarder ce que font les autres et de s’inspirer des bons exemples. En l’occurrence, il s’agit de ceux de nos voisins européens, fonctionnant comme nous dans un contexte de droit germano-latin. Il convient d’écarter les références au système américain – dont le modèle n’est guère valide pour nous en raison de son gigantisme – ainsi que celles aux systèmes anglo-saxons et scandinaves, dont la culture juridique et législative n’est pas la notre.
L’Italie, la Belgique, la Suisse et nous offrent des exemples pertinents en matière de loi relative au renseignement, de contrôle, de reporting, d’évaluation, de coordination, de communication… de nature à nourrir utilement la réflexion entreprise par la commission, proches de nos besoins et aisément transposables dans notre culture juridique et parlementaire.
LA NECESSITE D’UNE LOI CADRE
Dans une démocratie, les services de renseignement doivent s’efforcer d’être efficaces, politiquement neutres (non liés aux formations politiques), d’adhérer à une éthique professionnelle, d’opérer dans le cadre de mandats légaux et conformément aux normes et pratiques constitutionnelles, légales et démocratiques de l’Etat.
L’encadrement des activités de renseignement commence par un cadre juridique clair et explicite, portant création des structures de renseignement aux termes des lois approuvées par le Parlement. Lesdites lois doivent, en outre, préciser les limites imparties aux services, leurs méthodes de fonctionnement et les mécanismes de contrôle auxquels ils doivent être soumis.
En France, il n’existe aucun texte législatif spécifique définissant le statut juridique des activités de renseignement et de sécurité, ni un cadre qui serve de référence aux décrets de création des différents services : ni la Constitution, ni la loi n’établissent clairement leur périmètre et leurs missions.
Une loi cadre apparaît donc utile et devrait évoquer :
- la légitimité du renseignement dans le cadre de la défense et de la sécurité nationales ;
- l’importance du renseignement et la nécessité d’y accorder les moyens humains et financiers adéquats ;
- les agences appartenant à la communauté du renseignement, et donc soumises au secret et à un contrôle adapté ;
- la répartition des compétences entre lesdites agences (définition des périmètres et des frontières) ;
- les moyens d’action autorisés pour chacune d’entre elles (principes de base de comportement des services, éthique, etc.) ;
- les organismes et procédures de coordination et d’arbitrage ;
- les organismes et procédures de contrôle et d’évaluation (administratifs et parlementaires) ;
- l’équilibre entre secret et transparence (démarches de communication/reporting et de sensibilisation du public) ;
- etc.
INSCRIRE LA LEGITIMITE DU RENSEIGNEMENT DANS LE CADRE DE LA LOI
En préambule de cette loi, il est essentiel de rappeler que le peuple français et ses représentants reconnaissent pleinement l’importance du renseignement, afin de faire évoluer l’image souvent négative qu’ont nos élites dirigeantes de cette profession et de réaffirmer son utilité parmi les moyens d’action de l’Etat.
Le sous-entendu pourrait être qu’un dirigeant politique n’utilisant pas le renseignement dans l’élaboration et la conduite de sa politique internationale soit aussi critiquable que s’il ne luttait pas contre le chômage ou la pauvreté.
AFFIRMER L’IMPORTANCE DU RENSEIGNEMENT ET LA NECESSITE D’Y ACCORDER LES MOYENS HUMAINS ET FINANCIERS ADEQUATS
Les services de renseignement et de sécurité ne peuvent effectuer correctement les missions qui leur sont – ou devraient leur être – confiées que s’ils disposent de moyens humains et financiers appropriés. Les investissements pour préparer l’avenir et anticiper les évolutions du monde sont une des clés de leurs succès, notamment en matière de formation des personnels de développement technique (imagerie, interceptions, cryptoanalyse, etc.)
LES AGENCES CONSTITUANT LA COMMUNAUTE DU RENSEIGNEMENT
Dans ce recensement, il importe de considérer la communauté du renseignement au sens large et non le seul « renseignement secret ». En effet, exclure certains organismes de cet inventaire peut avoir des effets dommageables pour leurs activités (ils pourraient ne pas bénéficier de la reconnaissance et des efforts financiers que la loi préconisera), comme en matière contrôle (leurs activités ne seront pas soumises au contrôle).
Peut-être convient-il d’introduire une différence entre les administrations se consacrant au renseignement et celles y contribuant, mais dont ce n’est pas la vocation première.
Service
|
Effectifs arrondis |
Ministère de tutelle |
CNR |
10 |
Premier ministre |
Académie du renseignement |
10 |
Premier ministre |
SGDSN |
500 |
Premier ministre |
GIC |
– |
Premier ministre |
ANSSI |
250 |
Premier ministre |
DGSE |
4 900 |
Défense |
DRM |
1 700 |
Défense |
DPSD |
1 200 |
Défense |
DCRI |
3 000 |
Intérieur |
DRPP |
700 |
Intérieur |
SDIG |
1 600 |
Intérieur |
Gendarmerie (BLAT, etc.) |
– |
Intérieur |
Police judiciaire (SIRASCO, etc.) |
– |
Intérieur |
SIAT |
– |
Intérieur |
DNRED |
700 |
Economie |
TRACFIN |
80 |
Economie |
Renseignement pénitentiaire |
– |
Justice |
Nota : cet inventaire n’intègre pas les unités des trois armées participant à l’acquisition du renseignement.
ETABLIR UNE CLAIRE REPARTITION DES COMPETENCES ENTRE AGENCES
Il ne revient pas aux services de définir ce que doivent être leurs missions. C’est là le rôle du législatif, de l’exécutif et du judiciaire. Un système de renseignement est bâti en fonction de la nature et de la politique d’un Etat, avec les conseils des professionnels. Il est utile qu’une loi régissant les services et activités de renseignement et de sécurité fixe le nombre des agences ainsi que le périmètre de leurs responsabilités. Le nombre et les prérogatives des différentes agences sont des éléments cruciaux du contrôle des activités de renseignement et de sécurité. En effet, il est impératif d’éviter qu’un organe dispose d’un monopole : omnipotent, il serait très difficilement contrôlable et les risques seraient grands de le voir s’autonomiser par rapport au pouvoir politique qu’il est censé servir. Les régimes autoritaires sont souvent caractérisés par une centralisation extrême du renseignement au service du pouvoir. C’est la raison pour laquelle la plupart des Etats confient à des agences distinctes la surveillance du territoire national, le renseignement militaire et la sécurité extérieure.
Inversement, la prolifération des structures de renseignement ou la mauvaise définition de leurs prérogatives mal définies présentent des dangers, dans la mesure où la concurrence peut engendrer des rivalités bureaucratiques et déboucher sur une « guerre des services ».
LES MOYENS D’ACTION AUTORISES POUR LES SERVICES
Les nouvelles technologies décuplent les capacités de surveillance et les possibilités d’intrusion dans la vie des citoyens. De plus, la coopération internationale se renforce entre les services de renseignement, se traduisant par l’échange de données personnelles. Il incombe en conséquence de veiller à ce que les pouvoirs de plus en plus étendus des services de renseignement et de sécurité ne soient pas contraires aux normes et principes du droit international humanitaire et des droits de l’homme et ne contreviennent pas aux libertés individuelles sur le plan intérieur.
Légalité et limites des actions de détection et de surveillance
L’anticipation des menaces passe par une démarche de détection et de surveillance des individus et des groupes à risque. La démarche qui consiste à s’informer n’est en rien critiquable,. Elle est revanche susceptible de le devenir dès lors que les moyens employés pour y parvenir sont discutables ou disproportionnés par rapport aux enjeux.
Dans une démocratie, sur le territoire national, le critère essentiel régissant les actions de renseignement est la légalité , c’est-à-dire le respect du code pénal en vigueur. Le recours à des moyens intrusifs (exploitation de données confidentielles et écoutes notamment) est souvent nécessaire mais doit être sérieusement encadré, afin d’éviter tout abus et de ne pas entraîner l’annulation de certaines procédures judiciaires parce que la collecte d’informations ne s’est pas effectuée selon les règles autorisées.
A ce titre, les exemples belge et suisse sont intéressants et pourraient être d’utiles sources d’inspiration.
– La Belgique, grâce au Comité R, dispose de la Loi MRD (Méthodes de recueil des données), laquelle distingue trois types de compétences (les méthodes ordinaires, spécifiques et exceptionnelles de recueil de données) groupées selon le degré potentiel de gravité de la violation des droits et libertés du citoyen.
– La Suisse définit l’activité première des services de renseignement comme étant de la surveillance préventive . Cette démarche a pour principale caractéristique qu’elle ne s’applique pas à la poursuite d’infractions pénales, mais vise à la détection d’un danger ou d’une menace pour la sécurité du pays. La personne qui est visée par ces mesures techniques de surveillance n’est donc pas l’objet d’une procédure judiciaire et elle ne jouit pas des droits réservés à un prévenu au sens de la procédure pénale. La surveillance préventive et ses méthodes sont définies dans la Loi fédérale du 21 mars 1997 instituant des mesures visant au maintien de la sûreté intérieure (LMSI[1]).
En revanche, le renseignement extérieur ne peut se voir imposer les mêmes règles. Il est, par nature, l’activité dans laquelle les fonctionnaires transgressent régulièrement la légalité et l’éthique d’autrui, à la demande des autorités de l’Etat et au bénéfice de l’intérêt national, c’est-à-dire dans un but légitime, ou considéré comme tel. C’est là la nature même de l’espionnage, qui est l’une des fonctions de l’Etat afin d’assurer sa sécurité.
En complément, une autre notion a toute son importance : celle de la légitimité . Celle-ci ne se fonde pas uniquement sur le droit, mais fait appel à d’autres critères comme l’équité, le bien-fondé, l’intérêt supérieur, la raison d’Etat, etc. La légitimité a donc un sens plus large que la légalité. Ainsi, dans un nombre de cas limité, certaines actions peuvent être non éthiques, illégales mais apparaître légitimes.
Soumettre les actions de renseignement à autorisation préalable [2] est suicidaire, sauf à vouloir neutraliser les services et se « tirer une balle dans le pied ». Dans le renseignement, l’action a toujours lieu dans l’urgence. Il convient de laisser la responsabilité du choix du moyen d’action à l’autorité responsable, laquelle devra en répondre en cas de transgression des règles définies ou d’abus (a posteriori et non a priori).
La séparation renseignement/judiciaire
Spécificité unique en Europe, notre service de sécurité intérieure (DCRI), dont le fonctionnement est couvert par le Secret Défense, dispose d’une compétence de police judiciaire. C’est à la fois une confusion des genres – les compétences requises d’un officier de renseignement ne sont pas celles d’un OPJ – et une situation fort peu démocratique.
La DCRI continue à défendre cette spécificité très française, avançant l’argument selon lequel » de nombreux pays européens nous envient « , ce qui est pour le moins fallacieux, car si ce système était aussi exceptionnel, nos voisins l’auraient tous copié.
Le principe de séparation des pouvoirs plaide pour une distinction renseignement/judiciaire. Le Conseil de l’Europe et diverses organisations non gouvernementales – dont Human Rights Watch – protestent régulièrement quant au statut des policiers de la DCRI. Ils considèrent que la transposition d’éléments de preuve collectés dans le cadre d’activités de police administrative ne présente pas la loyauté requise par une action judiciaire.
Ethique et renseignement
Le recours à des pratiques parfois illégales signifie-t-il pour autant que le renseignement est une profession dénuée de tout sens moral et de toute préoccupation éthique ? Les femmes et les hommes qui ont choisi ce métier sont-ils tous des manipulateurs et des individus dévoyés ? Une éthique peut-elle exister dans un métier dont les pratiques sont celles du secret et de la dissimulation, du mensonge et de la manipulation de tiers ?
Certes, l’espionnage n’est ni éthique ni légal. En revanche, la manière dont les professionnels des services font leur métier au quotidien n’est nullement dénuée d’éthique. Il y a en effet une différence fondamentale entre violer la légalité et l’éthique des autres et être soi-même dénué de tout code de conduite. Dans l’exercice de leur métier, les femmes et les hommes du renseignement respectent des règles de convenance et du bien.
S’il convient de fixer un cadre, il est indispensable de prendre garde à ne pas être trop « intégriste » sur la vérification de la légalité a priori, en particulier pour les missions du service de renseignement extérieur, sauf à vouloir neutraliser les agences ; ce que Péguy dénonçait en son temps, brocardant certains moralisateurs : « Ils ont les mains propres, mais ils n’ont pas de mains ».
Quitte à faire quelque chose, mieux vaut instaurer une démarche de conformité ( Compliance ) – pratique très en vogue dans le secteur privé, notamment dans les domaines de la lutte anticorruption ou anti-blanchiment – qu’une autorisation a priori. Cela signifie mettre en place des actions de sensibilisation et de formation dans les services pour éviter les dérives ; et définir des sanctions, à tous les niveaux de la hiérarchie, pour les punir.
La formation éthique des spécialistes du renseignement apparaît donc comme l’un des principes qui pourrait être formulé dans la loi, par exemple en y précisant le respect des normes démocratiques et des principes des droits de l’homme, ainsi que le sens de la responsabilité civique. Encore faut-il rappeler que, contrairement aux idées reçues, ces pratiques sont profondément ancrées dans nos services.
LES ORGANISMES ET PROCEDURES DE COORDINATION
Un Conseil national du renseignement (CNR), placé sous la responsabilité du Président de la République, a été institué le 23 juillet 2008 afin de remplacer le Comité interministériel du renseignement (CIR) qui dépendait du Premier ministre.
Cette modification du rattachement a eu le mérite de clarifier les choses, d’autant qu’aucun des chefs de gouvernement de la Ve République ne s’était vraiment intéressé au sujet – à l’exception de Michel Rocard – et que les hôtes de l’Elysée ont toujours considéré que cela relevait du domaine régalien dévolu à la présidence. Le problème n’est donc pas là.
Observons en revanche que, si la coordination du renseignement est sans nul doute nécessaire, elle aussi une fausse bonne idée. Ainsi, parmi les pays occidentaux, peu nombreux sont ceux qui ont instauré une telle fonction, et l’on voit les difficultés que le Director of National Intelligence américain rencontre afin d’assurer ses fonctions.
En effet, si les différents services effectuent chacun correctement leur travail, en respectant leur périmètre, les risques de recoupement ou de rivalité sont mineurs. La coordination peut alors s’effectuer au niveau d’un Conseil de sécurité nationale ou dans des comités divers auxquels participent les représentants des services.
L’exemple du Royaume-Uni est, à ce titre intéressant. Il n’existe pas de CNR outre-Manche, mais deux comités chargés de la coordination et de l’analyse interministérielle des renseignements recueillis (les Joint Intelligence Comittees ) et un poste de Conseiller technique auprès du Premier ministre.
Le poste de Coordinateur national du renseignement semble actuellement donc mal défini. Soit il devrait être transformé en conseiller technique pour le renseignement et la sécurité, rattaché à l’Elysée ; soit il doit se voir confier des fonctions « communautaires » plus larges dont les services se verraient libérés.
Dans cette seconde hypothèse, il pourrait être envisageable de s’inspirer du modèle italien ou le coordinateur a pour mission – outre l’orientation et la coordination – la synthèse des renseignements, la communication des services, les relations avec les parlementaires, la formation interservices, le développement de la culture du renseignement dans la société italienne (publications, relations avec les chercheurs, partenariats académiques), etc.. C’est à dire qu’il cumule les missions du CNR, de l’Académie, d’une partie du SGDSN et du CF2R…
LES ORGANISMES ET PROCEDURES DE CONTROLE ET D’EVALUATION
Le suivi parlementaire
En matière de renseignement, le Parlement doit pouvoir s’assurer que trois conditions sont respectées :
– d’une part, que les services sont utilisés à bon escient et selon leur vocation par les autorités gouvernementales et qu’aucune dérive ne vient entacher la réputation de l’Etat ou restreindre sa marge de manœuvre internationale ;
– d’autre part, que l’exécutif accorde bien à la communauté du renseignement les moyens nécessaires à son action, au regard des menaces pesant sur la sécurité de la nation et de ses objectifs de politique étrangère ;
– enfin, que les services soient régulièrement orientés et que les renseignements collectés par les agences soient effectivement intégrés dans le processus de décision gouvernemental.
Le vrai enjeu pour le Parlement est donc autant d’assurer la communauté nationale que des dérives ne se produisent pas, que de contrôler davantage l’utilisation ou la non utilisation du renseignement par l’exécutif.
L’objet d’une telle commission doit être également d’effectuer un effort d’information en direction des parlementaires, ce qui leur permettra de mieux comprendre à quoi servent les services de renseignement et de développer leurs compétences en de domaine, car les représentants de la nation ne s’en préoccupent guère aujourd’hui.
Mais une chose est sûre : il ne s’agit aucunement de s’intéresser aux actions en cours. Les opérations clandestines de renseignement et d’action, comme le nom des sources secrètes, n’ont pas à être portées à la connaissance des parlementaires et encore moins à celle de l’opinion publique. La vie des officiers, des agents et les intérêts de la nation en dépendent.
La Délégation parlementaire au renseignement (DPR) instaurée en 2007 est dotée de moyens limités et n’est pas en mesure d’assurer un suivi effectif de l’activité des services de renseignement. Les missions qui lui ont été fixées sont des plus limitées, puisque au-delà des budgets, de l’organisation et de l’activité générale, il n’a été accordé aux parlementaires aucun droit de regard sur les instructions données par le pouvoir politique, ni sur l’évaluation de l’efficacité des services. Les structures étrangères qui ont servi d’exemples à la création de la DPR bénéficient de pouvoirs bien plus développés.
Malheureusement, les débats ayant précédé la création de la Délégation ont davantage témoigné du souhait des quelques parlementaires d’entrer dans la « norme » démocratique que d’un véritable intérêt pour les activités de renseignement.
Le contrôle administratif
L’idée d’une Commission nationale de contrôle des activités de renseignement est intéressante. Toutefois, il conviendra de clairement définir ce qu’elle fera en sus des activités aujourd’hui dévolues à la CNCIS et à la CCVFS, qu’elle reprendra : contrôle de la légalité et de l’éthique des actions de renseignement ? Définition et contrôle des modes opératoires utilisables (cf. loi belge) ?
Cette commission devrait également pouvoir recevoir, sous le sceau du secret, des plaintes émanant de l’intérieur des services ( Whistle Blowing ) en cas de manquement grave aux règles définies, soit lié aux missions confiées aux membres des agences (dérives), soit que les politiques exigent des services des actions en contravention avec leur finalité (détournement).
Elle pourrait enfin reprendre – ou codiriger – l’audit annuel de la Cour des comptes concernant les services, laquelle existe depuis la création de la Ve République. Ce contrôle est extrêmement étroit : ses représentants ont le droit et le pouvoir de vérifier absolument tout, y compris ce qui concerne les opérations sous nom de code et la rémunération des sources enregistrées sous pseudonymes.
La formation des « censeurs »
Quel que soit le périmètre des commissions administratives et parlementaires, il convient de ne pas oublier qu’instaurer une démarche de contrôle ou de suivi des affaires de renseignement n’a de sens que si les structures concernées développent une expertise propre en la matière, afin de pouvoir évaluer objectivement ce que leur disent les services et l’exécutif. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. D’où la nécessité :
– de former ces personnels au renseignement, afin qu’ils comprennent et connaissent au minimum le sujet ;
– de les former aux principes de base de sureté/sécurité, indispensables pour la bonne conduite de leur activité ;
– de veiller scrupuleusement à l’intégrité de leurs locaux et de leurs communications ;
– d’habiliter les parlementaires et les personnels administratifs de tout niveau de ces structures. Dans le cas des élus, qui sont généralement habilités es-qualité, il convient de réfléchir à un système approprié qui ne leur permette pas de bénéficier de l’immunité parlementaire en cas de manquement aux règles du secret.
L’EQUILIBRE ENTRE SECRET ET TRANSPARENCE
Dans l’esprit du citoyen moderne, la transparence ne saurait être complète sans une politique de communication adéquate. Il est d’autant plus important pour les agences de renseignement de maitriser leur communication qu’elles sont, depuis le 11 septembre 2001, sous les feux de l’actualité. Les services sont devenus, comme jamais auparavant, un sujet d’intérêt et de débat public. Dans la mesure où cet univers de la clandestinité génère de nombreux fantasmes, il est parfois nécessaire d’apporter des éclairages sur ce que peut apporter le renseignement.
Les services doivent expliquer quelle est leur vocation afin de mobiliser l’opinion et d’attirer à eux les meilleurs éléments d’une nation. La communication a également pour fonction d’expliquer comment l’argent public est utilisé et quelle est l’efficacité de l’investissement réalisé. Toutefois, le secret des activités des agences de renseignement doit être accepté par le public et les medias, car il est essentiel à la réussite de leurs opérations et à la sécurité du pays.
C’est pourquoi il convient d’instaurer un rapport annuel d’activités présentant l’évaluation des menaces et les actions des services. Ce compte-rendu, destiné aux élus, à la presse et à l’opinion, pourraient se faire par services (cf. Belgique, Pays-Bas, Allemagne), par ministère, ou bien encore au niveau de la communauté du renseignement dans son ensemble (cf. Italie), mission alors confiée au CNR.
Ce type de rapport, qui respecte l’équilibre entre la transparence et le secret, valorise les services sans les affaiblir ni révéler quoi que ce soit de leurs activités sensibles.
Dans notre pays, l’intérêt des politiques et des parlementaires pour le renseignement demeure très marginal. Malgré une tradition historique ancienne et les nombreux succès de nos services, le renseignement souffre, en France, d’une image très défavorable et son importance n’a jamais été reconnue à sa juste valeur par nos élites. Les services sont mal utilisés, peu considérés, sous-dimensionnés et rarement écoutés.
Bien que la question du renseignement soit évoquée de façon récurrente dans les textes officiels depuis le Livre Blanc de 1994, elle demeure peu traitée dans la réalité. Les autorités politiques et militaires françaises ne s’y intéressent guère davantage que par le passé.
Or négliger le renseignement est encore plus irresponsable au XXIe siècle que pendant la Guerre froide. Chaque nouvelle crise est l’occasion de mettre en lumière à quel point son acquisition – ou sa carence – peut avoir un impact déterminant sur la compréhension et la gestion des événements.
Surmonter le blocage national à l’égard du renseignement représente donc, pour notre société et pour notre avenir, un enjeu primordial. Aussi, le principe d’une loi cadre pourrait-il être un premier pas afin de faire évoluer ce phénomène, ce à quoi n’est pas parvenue l’instauration d’une délégation parlementaire.
En revanche, ne s’intéresser au renseignement que dans un souci de surveillance, d’encadrement, de contrôle et de limitation de ses moyens d’action serait totalement contreproductif et reviendrait à réduire encore l’efficacité des services tout en ancrant l’idée que leur activité demeure hautement coupable.
- [1] http://www.admin.ch/ch/f/rs/c120.html
- [2] Cf. article 9 de la note de Floran Vadillo, Fondation Jean Jaurès, avril 2012.