L’antiterrorisme en France : lacunes et forces sous l’œil d’Alain Bauer, d’Hugo Micheron et de François Thuillier
Nathalie CETTINA
Les politiques de lutte contre le terrorisme suivies par les gouvernements successifs, au fil des attentats bousculant la société française, n’ont à ce jour jamais été étudiées dans leur globalité. De l’empilement des lois aux mesures de circonstances et aux déclarations de guerre, bien peu a donné lieu à un retour d’expérience. A l’heure du procès des attentats de novembre 2015, dresser enfin le bilan d’une réponse qui n’a cessé d’évoluer revêtirait pourtant tout son sens.
Ce travail d’introspection devrait pouvoir s’appuyer sur la recherche française et la manière dont elle appréhende le sujet. Si les apports académiques ont encore une audience trop limitée au sein de services de police et de renseignement, prisonniers des agendas politiques et des logiques bureaucratiques, ils n’en sont pas moins riches des orientations plurielles de nombreux chercheurs en fonction de leur discipline et de leur lecture du phénomène.
Trois d’entre eux, d’horizons distincts et figures emblématiques d’écoles concurrentes (sécuritaire, islamologique et critique), ont récemment, dans le cadre d’un ouvrage collectif en préparation, accepté de livrer leur approche de l’antiterrorisme en France, soupesant ses lacunes et ses forces, et posant les jalons d’améliorations possibles. En voici un extrait.
Les moyens de l’antiterrorisme
H. MICHERON dénonce le retard pris par la France dans la collecte et l’analyse des données, et fait du Big Data un enjeu de développement tant au niveau des institutions étatiques que de la recherche académique. Il dresse le constat d’un « énorme retard» dans la « valorisation intellectuelle et prédictive des données» et « la mise en place d’outils de base qui apportent énormément d’informations complémentaires et qui ouvrent de nouveaux champs dans la compréhension des dynamiques étudiées, et notamment en matière de développement du djihadisme et du salafisme, en matière de compréhension du militantisme islamiste sur les réseaux sociaux, de la manière dont il se reconfigure à la période de l’après Daech ».
Une approche que ne partage pas F. THUILLIER qui distingue l’efficacité de la lutte antiterroriste des moyens qui lui sont alloués, estimant que les services « font correctement leur travail et disposent pour cela des moyens matériels et juridiques nécessaires. Il ne sert à rien de constamment les renforcer, sinon à atteindre un jour le seuil démocratique qui nous ferait basculer dans un autre type de régime. »
A. BAUER souligne lui la qualité du renseignement humain, portant un regard critique sur le renseignement technologique de masse, « la chance de la France, c’est la qualité de son renseignement humain issu en grande partie de son histoire coloniale. Son drame fut, comme aux États-Unis, le fétichisme technologique poussant des gouvernements béats à penser que l’agent Google allait réussir à circonvenir l’Imam YouTube en utilisant des technologies qui noient les services par l’abondance des données. Il arrive que trop de renseignement tue le renseignement ».
Le terreau politique
F. THUILLIER place l’efficacité de la lutte antiterroriste sur le terrain politique, lorsqu’il répète que « le succès de la lutte antiterroriste dépend aujourd’hui moins de l’efficacité des services que du climat politique, surtout si dans leur dos les déclarations des uns et des autres mobilisent sans cesse de nouveaux volontaires pour la cause terroriste ». Il dénonce par là une absence d’analyse des causes, une lutte antiterroriste alignée sur les notions de guerre et de religion, et une idéologie antiterroriste « hégémonique et irréfléchie» au regard de « ses effets en termes de finances publiques, de libertés individuelles, de souveraineté nationale, de banalisation du discours identitaire et sans doute même d’efficacité opérationnelle».
A. BAUER rejoint une vision critique de la guerre au terrorisme, lorsqu’il souligne « l’impérieuse nécessité de se rappeler qu’on ne fait pas la guerre au terrorisme, mais la police. Et que ceci change tout. Notamment en matière de résultats ».
La place de la religion
Le rapport à la religion qui domine chez H. MICHERON, à travers le besoin de compréhension du phénomène djihadiste à l’échelle transnationale, est rejeté chez F. THUILLIER, qui appelle à « priver le crime terroriste de sa charge émotionnelle en essayant de le déconfessionnaliser – afin qu’il perde son pouvoir d’attraction envers une partie de notre jeunesse en quête identitaire – et en désexceptionnalisant la riposte. Cela contribuera à assécher le vivier potentiel des futures recrues et à renforcer la résilience des populations visées ».
H. MICHERON voit, pour sa part, dans les attentats une expression du djihadisme, qu’il convient d’étudier en tant qu’idéologie « qui ne se réduit pas aux organisations qui prétendent l’incarner» en amont du passage à l’acte. Il perçoit dans ces violences « la conséquence du djihadisme et l’une des manifestations de son existence, les attentats relèvent qu’il y a du djihadisme, mais ne sont pas le djihadisme en tant que tel ».
Il souligne le manque de travail de fond réalisé, tant par les services que par la recherche académique, sur ce que font les djihadistes pendant les périodes de faiblesse pour gagner de nouveaux adeptes, pour se recomposer, et ce afin d’accroître nos capacités à prévenir, à empêcher leurs actions : « Lorsque l’on détruit une organisation djihadiste, aussi puissante soit-elle, avec des réseaux organisés en Europe, on ne détruit pas l’idéologie qui la sous-tend. On détruit des capacités. Aussi faut-il s’intéresser à autre chose que la lutte contre une organisation et des réseaux, il faut comprendre ce qui se passe entre deux vagues de puissance, entre le pic d’Al-Qaïda et son déclin, le pic de Daech et son déclin. La recherche se fait au moment du pic, au moment de grandes campagnes d’Al-Qaïda, de Daech, mais elle s’intéresse beaucoup moins à la façon dont le djihadisme, ses réseaux, se reconfigurent, lorsqu’ils sont au creux de la vague, qui est la période dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Pourtant il se passe sur le plan idéologique, militant, énormément de choses en ce moment dans les sphères djihadistes, notamment une ouverture vers d’autres formes d’islamisme, on voit beaucoup de convergences avec un certain nombre de méthodes utilisées par les frères musulmans proches des salafistes ».
A. BAUER porte le débat sur l’évolution et la diversité des profils des terroristes, qui viennent complexifier le travail des services de renseignement et mettre fin au dispositif de profilage traditionnel: « le temps est un ennemi redoutable face à des mutations considérables, notamment dans la nature et les profils des terroristes. L’État islamique (que la novlangue officielle n’arrive pas à nommer par son nom en utilisant un acronyme arabe qui veut pourtant dire la même chose) est très différent du Front International Islamique pour le Jihad contre les Juifs et les Croisés (le véritable nom de ce qu’on croit devoir appeler Al-Qaïda) et à des années-lumière de l’IRA ou de l’ETA, des Brigades Rouges ou d’Action Directe. Plus de jeunes, plus de femmes, plus de convertis mais aussi plus de criminels sortis du droit commun des prisons, un dispositif de recrutement alliant Héroïc Fantasy jihadisée et algorithmes de recrutement sur forums de discussion des réseaux sociaux, politique RH associant Lions du Califat (salariés envoyés en mission), soldats du califats (agents ubérisés connectés à distance) et inconnus indiquant leur allégeance et souvent découverts à posteriori par l’organisation elle-même ».
L’enjeu sécuritaire
Si H. MICHERON et F. THUILLIER s’accordent pour dire que l’approche de l’antiterrorisme dépasse les seules questions sécuritaires pour porter sur des questions politiques, sociales, idéologiques, ils ne situent pas les enjeux à la même échelle.
H. MICHERON appelle à produire un travail de compréhension à l’échelle européenne sur ce qui se joue d’un pays à l’autre : « quand on regarde les dynamiques djihadistes sur 30 ans, l’échelle nationale est très peu pertinente, le djihadisme national est toujours en lien avec un territoire de guerre à l’étranger ou des zones d’enseignement salafiste en Afrique du nord et au Moyen-Orient et toujours en lien avec d’autres réseaux en Europe. On se préoccuperait beaucoup moins de savoir si le progrès c’est vraiment la laïcité à la française et le jacobinisme, si l’on constatait que cela se propage un peu partout ailleurs, et on s’interrogerait beaucoup plus sur ce que Trappes a en commun avec Molenbeek, avec certains quartiers de La Haye, et avec certains quartiers au Danemark. Il y a une géographie propre au phénomène qu’il faut absolument développer».
F. THUILLIER poursuit en s’érigeant contre « le manque de pudeur et de sobriété» des leaders politiques face à la menace terroriste : « La lacune principale ou plutôt le péché originel de notre posture antiterroriste aura consisté à accéder à la demande des terroristes de hisser leurs crimes sur le terrain de la guerre et de la religion, ce qui, en plus de nous tenir éloignés de la vérité des faits, entretient l’illusion d’un conflit mondial que nous ne pouvons pas remporter. A ce titre, il conviendrait sans doute de réfléchir à la définition d’un délit de « recel de terrorisme » visant tous ceux qui tirent parti et de là entretiennent ce type de menace. Une complicité intellectuelle et une communauté d’intérêts unit les terroristes et tous les profiteurs de guerre et marchands de peur qui bâtissent des carrières électorales, des mandarinats académiques, des succès d’audience, des profits commerciaux et spéculent sur le prix du sang. Il faudrait mettre fin à la prise d’otage de l’ensemble de l’opinion publique par les bénéficiaires secondaires du crime terroriste. Il existe en effet un marché de la terreur qui, comme celui de la drogue, comprend des criminels et des consommateurs. On ne réduira pas la menace sans s’attaquer aux deux extrémités. Les « consommateurs » de terreur qui composent le lobby sécuritaire portent ici une immense responsabilité dans le fait de tirer profit d’un tel crime. »
A. BAUER analyse les difficultés de l’antiterrorisme à l’échelle internationale en lien avec « l’hybridation» des menaces et le jeu des puissances. Il note que « la dimension culturelle, l’adaptation au changement, les enjeux de l’hybridation criminalo-terroriste identifiée depuis Khaled Kelkal en 1995, relancée par Mohammed Merah en 2012 et continue depuis, semblent encore souffrir de réticences internes alors même que le retour du « Grand Jeu » des Puissances, le réveil des empires (chinois, perse, ottoman, orthodoxe, …) impose en permanence de nouvelles urgences. Entre le « pré-carré » africain en plein délitement, la zone sahélo-saharienne en crise, les poussées chinoise et russe, le raidissement iranien sur le nucléaire, la transformation du terrorisme de l’hyper-attentat vers les opérations « moustiques » expliquent la difficulté d’action de l’antiterrorisme moderne ».
Les points forts
Après avoir choisi de porter l’accent sur les lacunes de l’antiterrorisme, les trois chercheurs ont tout de même identifié quelques points positifs dans son évolution récente : Ainsi A. BAUER estime que « comme pour tout dispositif naturellement imbriqué avec la raison d’État et les enjeux qui vont avec, l’antiterrorisme évolue lentement, mais sûrement et plutôt positivement »
H. MICHERON salue les capacités professionnelles des opérationnels et des chercheurs qui « savent faire beaucoup avec peu de moyens» : « il y a énormément de motivation. Des administrations qui n’ont pas les moyens de payer grassement leurs employés disposent parfois de ressources hallucinantes. Il y a un souci académique prêté au terrain plus important qu’ailleurs et une bonne qualité de la production théorique.»
F. THUILLIER constate en outre que le développement de l’antiterrorisme « aura peut-être permis d’acculturer une nouvelle génération de leaders d’opinion (universitaires, journalistes, militants) aux questions de violence – jusqu’à questionner ce terme même – et à leur lien avec la nécessité de construire une république plus juste, plus solidaire et plus indépendante. Cela aura peut-être contribué à déciller notre citoyenneté».
Si les rivalités sont fortes entre ces trois courants et les anathèmes dont ils se gratifient parfois violents, au moins semblent-ils, à l’issue de ce débat, s’accorder sur deux points essentiels :
Tout d’abord la nécessité d’un recours plus important aux savoirs universitaires. H. MICHERON et A. BAUER reconnaissent tous deux un saut qualitatif des travaux académiques dans ce domaine ces dernières années, mais appellent également à intensifier les liens entre le monde de la recherche, toutes disciplines confondues, et les agences de sécurité.
Ensuite, la nécessité d’un état de lieux de notre politique antiterroriste afin d’en identifier les avantages mais également les erreurs. F. THUILLIER appelle ainsi de ses vœux une « évaluation des effets du changement de doctrine et de pratiques que nous avons connu depuis une quinzaine d’années. Une mission indépendante composée des grands corps d’inspection associés à des spécialistes des sciences humaines et sociales pourrait rapidement nous dire ce que nous aura coûté notre alignement sur la guerre contre le terrorisme, et nous aider à en tirer les enseignements. Les enjeux sont ici trop importants pour que nous persistions à appliquer un schéma qui a sans doute aujourd’hui atteint ses limites en infusant ses effets pervers jusque dans la Cité. »