L’aide occidentale peut-elle priver Kiev d’une victoire ?
Olivier DUJARDIN
Ce titre est volontairement provocateur, mais le paradoxe de la situation ukrainienne : Kiev ne peut pas réellement espérer reconquérir ses territoires sans l’aide occidentale, mais celle-ci, telle qu’elle est conduite aujourd’hui, porte en elle les mêmes failles que celles qui ont amené les pays occidentaux à perdre stratégiquement leurs différentes guerres depuis la première guerre du Golfe. (1991). En effet, depuis plus de vingt ans, l’Occident domine militairement mais perd stratégiquement. Que ce soit en Afghanistan, dans la bande sahélienne, en Libye, en Syrie ou en Irak, les situations sont, après les interventions militaires, soit inchangées par rapport à la situation initiale, soit pires d’un point de vue géopolitique. Malheureusement, la façon dont l’Occident aide l’Ukraine suit les mêmes mécanismes.
Une absence d’objectifs
C’est la grande maladie de nos pays occidentaux : ils se lancent dans des aventures militaires sans vision à long terme. Pour prendre l’exemple de l’intervention de la coalition internationale en Afghanistan, les ambitions affichées étaient la capture d’Oussama Ben Laden, la destruction de l’organisation Al-Qaïda et le renversement des talibans au pouvoir à Kaboul. Ce n’étaient que des engagements superficiels qui ne proposaient aucun projet durable. Ils auraient dû être complétés par une description de l’état final recherché. (EFR). Il fallait déterminer précisément le type de régime que l’on souhaitait voir s’installer, envisager les conditions lui donnant assise et légitimité, étudier les raisons pour lesquelles les talibans étaient arrivés au pouvoir. Mais avant tout, peut-être aurait-il fallu se demander pourquoi une organisation comme Al-Qaïda avait pu s’étendre, ce qui aurait permis d’agir sur les causes profondes ayant favorisé son développement. Résultat, après vingt ans de présence en Afghanistan, les troupes occidentales sont reparties sans que rien n’ait fondamentalement changé, les talibans sont de nouveau au pouvoir, et plus puissants que jamais.
On notera que les objectifs affichés lors de notre intervention au Mali en 2013 ne sont guère plus développés : il s’agissait d’empêcher les groupes islamistes de prendre la capitale et d’épauler les troupes maliennes dans leur lutte contre les djihadistes. Ce programme aurait aussi dû inclure des actions pour enrayer de manière profonde le mouvement djihadiste. Si on se contente de le combattre sans agir sur les causes de son expansion, on ne peut aboutir. Dès que le traitement des symptômes s’arrête, le phénomène reprend de l’ampleur. Là encore, nous nous retirons progressivement de la région sans que le problème ait été résolu et notre intervention n’aura été qu’un retardateur qui n’aura rien réglé sur le fond. On pourrait multiplier les exemples, avec la Libye ou la Syrie par exemple.
Pour se lancer dans un conflit armé il faut, en premier lieu, avoir des buts clairs et parfaitement définis. Il ne suffit pas de vouloir « empêcher », de prôner une victoire sans préciser laquelle, ou d’appeler à l’action au nom de la morale. Il faut déterminer très précisément l’état final recherché qui sera stable dans le temps.
Dans le cas de la guerre en Ukraine, le flou est encore plus grand. Il y a ceux qui déclarent qu’il ne faut pas que la Russie atteigne ses objectifs, qu’elle ne doit pas gagner (?), qu’il ne faut plus qu’elle soit en position de nuire… ceux qui veulent que l’Ukraine retrouve ses frontières de février 2022… ceux qui veulent que ce soit les frontières de 2014… ceux qui aspirent à la chute du régime de Vladimir Poutine ou même carrément à l’effondrement de la Russie… plus toutes les versions plus ou moins intermédiaires ou cumulatives. Le moins que l’on puisse dire est que le brouillard règne. Aucun des soutiens de l’Ukraine ne s’est clairement exprimé sur l’objectif visé ; seule l’Ukraine affiche publiquement le sien, reconquérir son territoire dans ses frontières de 2014. Même là, l’intention est superficielle car elle ne dit rien des futures relations avec la Russie, ni de la fin de la guerre. Ce n’est pas un jeu avec des règles connues d’avance, il n’est écrit nulle part que la guerre va naturellement s’arrêter si l’Ukraine arrive à retrouver ses territoires perdus. Ce sont des ambitions affichées mais, pour qu’elles deviennent une réalité, il faut définir les futures relations avec la Russie. Et l’Ukraine ne peut seule clarifier ce point car les pays occidentaux sont devenus des acteurs à part entière en raison des sanctions qu’ils imposent à la Russie.
Les objectifs ne peuvent se limiter aux considérations territoriales, ils doivent inclure les volets économique (quelles sont les conditions de levées des sanctions, quelles relations économiques établir avec la Russie ?), énergétique (quelle énergie voulons-nous en Europe ?) et sécuritaire (quelles structures de sécurité avec la Russie ?). Or, force est de constater que les pays occidentaux se sont lancés dans un soutien à l’Ukraine sans répondre à une seule de ces questions et en entretenant le flou le plus complet quant au niveau de soutien qu’ils sont prêts à apporter à Kiev.
Une absence de stratégie
Faute de choix clairs, il n’est pas possible de déterminer une stratégie. Or, concevoir une stratégie permet de définir les moyens que l’on doit mettre en œuvre pour arriver à l’état final recherché : ressources matérielles, financières ou militaires que diplomatiques devant être mobilisées. La définition des moyens nécessaires peut amener à reconsidérer les objectifs, soit parce qu’on ne dispose pas des capacités suffisantes pour mettre en œuvre la stratégie choisie – par conséquent il faut alors ajuster les ambitions aux possibilités -, soit parce qu’on n’est pas prêt à franchir certains paliers. Dans le cas de l’Ukraine, on connaît à peu près la limite que l’Occident ne semble pas vouloir franchir : c’est – pour le moment – ne pas entrer en conflit direct avec la Russie afin de ne pas provoquer une escalade nucléaire. Toutes les autres limites, notamment celles concernant les livraisons d’armes à l’Ukraine, ont déjà été amenées à bouger.
Cette seule limite fixe un cadre matériel et diplomatique qui permet déjà d’exclure certains objectifs apparaissant dès lors irréalisables. Concrètement, cela signifie que les moyens militaires ukrainiens seront toujours contraints par sa ressource humaine quelles que soient les quantités de matériel livrés, sauf à imaginer un subterfuge pour engager des troupes occidentales sous uniforme ukrainien, ce qui poserait de sérieux problèmes juridiques pour nos soldats. Cela signifie aussi que, très probablement, les moyens donnés à l’Ukraine ne seront jamais assez importants pour que le pays soit en mesure de menacer les intérêts stratégiques de la Russie. En clair, les pays occidentaux semblent s’être mis tacitement d’accord pour circonscrire autant que possible le conflit au territoire ukrainien. A partir de là on peut exclure le dessein de faire tomber le régime de Vladimir Poutine, ou de viser un effondrement de la Russie ; si cela se produisait, ce ne serait pas dû à des causes externes mais à des causes internes sur lesquelles nous n’avons pas prise. On peut donc raisonnablement abandonner l’idée de faire payer à la Russie des dommages de guerre ou de faire comparaître ses responsables politiques et militaires devant un tribunal international. Cela implique qu’il faudra donc, à un moment ou à un autre, discuter avec la Russie car il n’y aura alors pas de capitulation de sa part puisque jamais on n’aura menacé ses intérêts stratégiques. Discuter de paix avec la Russie conduiranécessairement à faire des concessions pour qu’elle accepte celle-ci.
Une aide à visée politique
L’aide occidentale apportée à l’Ukraine ne suit donc aucune stratégie particulière. Elle est avant tout dictée par des considérations « morales » et une compétition entre les États. Les gouvernements occidentaux ont été eux-mêmes piégés par leur propre discours, présentant le soutien à l’Ukraine comme un combat pour leurs « valeurs » et leur « liberté ». Il leur est devenu ainsi politiquement intenable de ne rien faire de concret, les sanctions économiques apparaissant comme des mesures bien maigres. Un concours s’est alors engagé à celui qui donnerait le plus, compétition habilement entretenue par le président ukrainien qui y a vu un bon moyen d’en obtenir toujours davantage.
Malheureusement pour les Ukrainiens, l’aide apportée a surtout été dictée par des considérations politiques qui ne tiennent pas forcément compte des besoins réels. Ceci a engendré un manque de cohérence dans l’aide militaire avec des livraisons d’équipements très disparates, en petites quantités, engendrant un cauchemar autant pour la logistique que pour la formation des soldats. Par exemple, la livraison de 14 chars Challenger 2 par les Britanniques est totalement contre-productive militairement ; elle n’est qu’un symbole politique. Bien sûr, sans cette aide extérieure, l’Ukraine se serait peut-être déjà effondrée militairement ; mais son volume n’est pas en rapport avec le gain opérationnel que cela aurait pu engendrer. Faute d’une visionclaire et d’une stratégie adaptée, il ne pouvait en être autrement. Les livraisons se font au rythme des demandes ukrainiennes mais surtout en fonction du message politique que veut faire passer le pays donateur, tant à l’intention de sa propre population qu’à celle de ses partenaires.
Une ambiguïté volontairement entretenue
Les principaux pays qui soutiennent l’Ukraine ont en réalité des intérêts géostratégiques très différents. Les intérêts américains, allemands, français ou polonais sont parfois même antinomiques et il est alors logique qu’aucune stratégie claire n’ait été définie par les « alliés » car, en réalité, chacun a les siennes. Il n’y a donc aucune chance de voir la position occidentale se clarifier. Très grossièrement, quand les États-Unis voient dans le conflit un bon moyen de couper l’Europe de la Russie et de la rendre encore plus dépendante économiquement et énergétiquement d’eux, l’Allemagne cherche à préserver son modèle industriel et économique qui repose sur le gaz russe bon marché, la France veut essayer de développer une Union européenne plus indépendante des Etats-Unis, et la Pologne y voit un moyen de renforcer l’OTAN au détriment de la défense européenne à laquelle elle ne croit guère. Ce ne sont là que quelques exemples, car nous pourrions également évoquer les cas de la Turquie, de la Hongrie, de la Suède ou de la Finlande…
Comme l’a dit le cardinal de Retz : « on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens ». Pour les pays occidentaux, sortir de l’ambiguïté signifierait faire éclater au grand jour les profondes dissensions qui existent entre eux. L’unité affichée aujourd’hui derrière l’Ukraine ne peut continuer à exister que grâce à cette équivoque permanente qui est volontairement entretenue.
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Le soutien apporté à l’Ukraine n’est pas le problème, c’est la façon dont il est conduit qui l’est. Notre position volontairement ambiguë fait que nous ne sommes même pas de bons soutiens pour Kiev qui ne sait pas finalement jusqu’où on va lui permettre d’aller. Le gouvernement ukrainien, dans son approche du conflit, avance à tâtons en fonction de l’aide qu’il est susceptible d’obtenir, sans être certain de l’avoir. C’est sans doute, en partie, ce qui explique la communication agressive et les demandes toujours plus importantes du président Zelensky à ses partenaires et ses tentatives d’impliquer directement l’OTAN dans le conflit[1]. Notre manque de clarté participe aussi à la prolongation de la guerre car la Russie, elle non plus, ne sait pas jusqu’où nous allons laisser aller l’Ukraine. Cela ne permet pas à Moscou de connaître notre position ni, éventuellement, d’engager des négociations sur des bases à partir desquelles il serait possible de discuter.
Si la Russie avait connaissance de nos buts et de l’état final que nous recherchons, elle pourrait plus facilement se situer, chose qu’elle ne peut pas faire aujourd’hui. Au contraire, nous savons assez bien ce qu’elle attend de cette guerre. Il va falloir nécessairement trouver des points de négociations et des concessions possibles entre la Russie, l’Ukraine et les pays occidentaux à partir du moment où l’on s’est fixé comme limite de ne pas entrer en guerre directe. Quand on a un engagement qui n’est pas maximaliste, les prétentions ne peuvent pas l’être non plus et, in fine, cela se fera sans doute au détriment de l’Ukraine.
[1] https://meta-defense.fr/2023/01/30/face-a-la-nouvelle-strategie-russe-lukraine-vise-t-elle-lextension-du-conflit/