L’Image mentale : une bombe à fragmentation neuropsychologique
Yannick BRESSAN
Docteur en sciences humaines, chercheur en neuropsychologie cognitive
et en cyber-narration, Strasbourg[1], chercheur-associé au CF2R.
Il est un point clé dans l’art de la guerre comme le relevait déjà Sun Tzu[2] (544-496 av. J.-C.) : la part psychologique du conflit. Il faut diminuer l’adversaire, l’affaiblir psychologiquement, instiller dans son esprit le doute et la crainte ; mieux encore, changer la vision de sa réalité quotidienne.
En effet, saper le moral de l’adversaire est l’un des fondements tactique du combat, de l’occupation d’un territoire ou simplement de la destruction, plus ou moins lente et programmée de la cohésion d’un groupe (société civile et/ou militaire). C’est un des éléments fondamentaux que doit contenir tout arsenal guerrier.
Le rêve de toute entité souhaitant accomplir une telle opération offensive serait, outre les succès sur le théâtre d’opération, de poser une « bombe psychologique » dont le rayon d’action serait considérable et dont les dégâts principaux se fragmenteraient en de multiples dommages périphériques. Le trouble, l’inquiétude, voire la terreur provoquée pourraient ainsi se répandre de façon exponentielle dans les rangs de l’ennemi et ébranler profondément son moral et son psychisme.
L’un des premiers enjeux, bien compris par Daesh et consorts, pour la mise en place d’une telle arme, est aujourd’hui de retenir l’attention des médias[3]. De fait, Internet, les réseaux sociaux et la télévision permettent d’offrir une caisse de résonance formidable à toute action visant à marquer les esprits d’une population (civile et combattante). Aujourd’hui Daesh est une véritable marque ou « franchise ».
Le second enjeu de cette arme psychique massive est d’imprimer durablement les mémoires et les esprits en conduisant les cibles à réaliser combien elles sont fragiles, vulnérables et constamment sous la coupe de l’attaquant. Cette prise de conscience est, bien évidemment, directement en lien avec les actes réels, opérationnels, menés sur le terrain. Cette part « réelle » qui consiste à sidérer et terroriser l’ennemi est profondément liée à la part narrative fantasmée, construite et induite par les images des actes offensifs. L’objectif est de laisser chez la cible un sentiment constant (plus ou moins fort) de dissonance[4]. Ces images s’imprimeront profondément dans la conscience des cibles et pourront les conduire à modifier leur façon de percevoir leur réalité quotidienne ! Il s’agirait ainsi pour cette arme psychologique massive de toucher et d’inscrire de nouvelles perceptions mentales dans les consciences des individus et d’une société afin de la maintenir sous pression et en état de fragilité psychique.
C’est précisément la stratégie qu’emploie Daesh et ses équipes de psyops pour toucher nos sociétés et les ébranler durablement. Ils instillent en nous, par leurs actions et coups d’éclats à répétition, ainsi que par leur omniprésence, des images qui bouleversent notre perception du monde et nos imaginaires ; ils induisent en nous de puissantes « images mentales ».
« L’image mentale » est le processus neuropsychique qui conduit une personne à se faire une représentation mentale de la réalité à laquelle il a immédiatement accès par ses sens et qui est ponctuée par ses souvenirs et affects. Ce processus transforme une réalité objective en une réalité subjectivée. Arriver à induire des « images mentales » dans l’esprit d’une multitude d’individus, d’une société, voire d’une partie de la planète, c’est s’insinuer dans la réalité subjective de ces individus et, par la même, modifier la réalité au sein de laquelle ils s’inscrivent. Ce pouvoir de manipulation de masse, de Psyops (opérations psychologiques) total, est redoutable.
Avec les attaques à répétition de Daesh sur les esprits d’Orient et d’Occident (massacres ostensiblement représentés et mis en scène), son travail incessant sur les réseaux sociaux (40 000 tweets par jour envoyés par Daesh vers la France !), ses discours sans cesse relayés par certains médias sur « l’impérieuse et salvatrice nécessité pour l’islam » – tel que Daesh l’entend – d’établir un califat, sommes-nous encore loin de l’incrustation dans les esprits d’une nouvelle réalité qui par ailleurs s’appuie sur des faits bien concrets ?
Outre l’observation empirique que nous faisons tous au quotidien de la foison de ces éléments déclencheurs « d’images mentales » pouvant parfois nous submerger (souvenirs, imagination débridée suite au visionnage d’un film, d’une publicité ou à l’écoute d’une musique), quelle serait la racine neuropsychologique d’un tel phénomène ? Quelle définition pouvons-nous en donner se rapportant précisément à notre champ de réflexion en se fondant sur la « définition officielle » ? Quelle est la véritable portée d’une telle « bombe à fragmentation » psychologique tel que l’emploie Daesh ?
Les ressorts techniques d’un phénomène neuropsychologique explosif
Une incursion un petit peu technique est à présent nécessaire afin de poser sérieusement la question et les enjeux d’un tel phénomène. Ce petit détour nous permettra de saisir l’étendue profonde que recouvre l’utilisation d’un tel outil dans un cadre propagandiste (comme Daesh en use et en abuse) ou contre-propagandiste, comme certains services tentent (ou pourraient tenter) de le faire dans le cadre de la dé-radicalisation d’individus.
Ce phénomène « d’images mentales » est bien connu en psychologie cognitive. Le psychologue Olivier Houdé le définit comme étant « l’ensemble des mécanismes par lesquels l’individu construit des représentations internes qui préservent les aspects figuraux des objets, les inscrits en mémoire, puis leur redonne une actualité cognitive dans des circonstances ultérieures[5]. »
Il est possible d’identifier trois types d’expériences qui participent à ce processus :
- les perceptions par l’un ou plusieurs de nos cinq sens combinés ;
- l’imagination et la réflexion ;
- le rêve, les visions éveillées et hallucinations (états d’exaltation ?) qui échappent à notre contrôle conscient et peuvent faire émerger spontanément des images inédites.
Lorsque se présente l’un ou l’autre de ces cas, le cerveau manipule des représentations mentales. Ainsi, sa tâche est de les comparer, de les évaluer, de les associer et enfin les combiner. L’opération mentale s’effectue avec ou sans stimuli externes (vision d’un objet externe ou interne).
Dans son fonctionnement que nous qualifierons de normal (vs pathologique), le cerveau cherche à maintenir un stock d’images (actives ou passives) qui lui permet de trouver des solutions et des stratégies efficaces aux situations auxquelles le sujet peut être confronté. Ces situations peuvent être présentes (actuelles) et/ou anticipées (virtuelles).
Ainsi, les stratégies cognitives, plus ou moins conscientes, privilégient l’évolution de nos représentations vers ce que nous croyons être la réalité. Dans les domaines artistiques et de l’imaginaire, les images, sources de plaisir et de satisfaction, sont dissociées de la réalité (comme lors du visionnage d’un film par exemple). Mais il peut arriver parfois, via l’utilisation plus au moins volontaire de certaines techniques et ressorts narratifs, que les représentations internes ou images mentales induites par ces films ne soient plus dissociées par l’individu. Sa propre réalité quotidienne extérieure sera alors affectée par une réalité fantasmée induite par les messages mis en scène (propagandistes). Cette nouvelle réalité émergente devient alors sa réalité extérieure en soi : c’est ce que l’on nomme l’adhésion émergentiste[6].
Dans le cadre d’une adhésion temporaire qu’il nous a tous été possible d’expérimenter face à un film ou une pièce de théâtre, ce phénomène ira, au mieux, grossir le stock de nos souvenirs, impressions et émotions. Mais nous ne verrons aucunement notre réalité quotidienne et notre lecture du réel bouleversée. En revanche dans le cadre de l’adhésion émergentiste, une nouvelle réalité prenant sa source dans des « images mentales » viendra se substituer à notre réalité immédiatement perçue.
Dans une boucle incessante « réalité vue » / « réalité perçue » (imageante), ces « images mentales », ainsi que leurs séquences, sont évaluées par notre système cognitif qui y recourt en fonction de leur efficacité à réaliser nos besoins et objectifs du moment, puis sont modifiées en conséquence.
Il est aujourd’hui possible de dire que les sciences cognitives ont abouti à un relatif consensus sur le statut neural des « images mentales ». La plupart des chercheurs en neuropsychologie conviennent qu’il n’y a, à ce jour, aucun homoncule[7] mis à jour ni processus qui structure la vision des « images mentales ». La façon dont ces images sont stockées et traitées, en particulier dans le langage, la communication et en relation avec notre environnement physique, est un domaine d’étude fertile[8] à la croisée de plusieurs domaines : psychologie, neuroscience, philosophie[9] [10]. La possibilité d’exploiter ce phénomène dans le cadre de la défense et du renseignement en est un exemple supplémentaire !
L’imagerie mentale se nourrit donc du réel et de l’imaginaire/souvenir. C’est un aller-retour complexe entre deux réalités à priori opposée qui s’opère. Qu’en est-il plus précisément des deux types de consciences auxquelles recours « l’image mentale » pour gagner une véritable efficience dans notre quotidien ?
La conscience imageante/conscience réalisante : les fondements neurophénoménologiques
Pour aller plus loin sur ce sujet complexe, il convient de faire une incursion rapide mais significative dans le champ de la philosophie, tout en gardant en perspective notre interrogation première : comment Daesh utilise les « images mentales » comme de véritables bombes à fragmentation psychologiques ?
En effet, pour les concepteurs et metteurs en scène[11] des représentations que propose et nous assène Daesh, le but est clairement identifié : rendre homogène réel et virtuel (frontière trouble et troublée) pour induire des représentations mentales fortes et prégnantes et conduire, concrètement par les armes mais aussi dans les esprits, à l’établissement réel d’un califat. Afin de bien entendre l’objectif et l’impact psychologique qu’ils accomplissent sur les populations ciblées (dont nous sommes !), voyons ce qu’en dit la philosophie.
C’est l’introduction d’une pensée sartrienne qui peut ici être fort éloquente pour pousser notre réflexion. Sartre relève en effet que cette globalisation actuel/virtuel, image réelle/image interne, ne s’effectue que par le recours à la néantisation qui serait « « au bout » de l’acte judicatif sans être, pour autant, « dans » l’être. [Cette globalité] est comme un irréel enserré entre deux pleines réalités dont aucune ne la revendique[12]. » Deux types de conscience se trouvent alors mis en présence au sein du système cognitif de l’individu, de sa perception interne et externe et un problème survient alors. La « conscience réalisante » s’oppose à la « conscience imageante » qui, toujours d’après Sartre, ne peuvent strictement coexister dans un esprit sain, l’une chassant l’autre[13].
Pourtant, dans la dimension représentationnelle telle que Daesh l’emploie, apparemment, l’une ne chasse pas l’autre ; bien au contraire, l’une fait appel à l’autre et les deux se répondent en écho et entretiennent une « dissonance cognitive » qui, in fine, activera l’adhésion émergentiste[14] de certaines personnes ciblées. La boucle opérationnelle est bouclée !
« L’image mentale » à laquelle pourra adhérer un individu découle précisément de ce phénomène de consciences s’entrechoquant. De récentes réflexions en neurosciences cognitives proposées par le neuroscientifique Lionel Naccache, iraient en ce sens[15]. Du point de vue des neurosciences cognitives, notre cerveau/esprit ne cesse de produire des interprétations signifiantes en prise directe avec le monde. Ces interprétations qui aussitôt acquises sont déjà le support intégré de nos croyances subjectives.
Les neurosciences cognitives – et plus particulièrement la neuropsychologie qui est l’étude des activations et perturbations cognitives observées de manière reproductible chez des sujets malades ou sains -, nous ont permis d’accéder en quelques décennies à d’importantes démonstrations du lien « fictions-interprétation-adhésion ». Notons que ces fictions activant ou pouvant activer l’adhésion sont fondées sur des perceptions réelles qui vont les induire, les constituer et en être l’ « armature cognitive ».
Les fictions et « imageries représentationnelles » produites par Daesh sont simples à débusquer en ce qu’elles contreviennent grossièrement à une réalité objective : un individu adepte de Daesh persuadé que les statues du musée de Mossoul sont des représentations insultant l’islam ; un autre qui croit avec certitude à des « souvenirs », produits de toutes pièces, de persécutions et humiliations subies par les musulmans. C’est ainsi que peuvent notamment émerger les plus hallucinants récits conspirationnistes[16].
La personne touchée par cette logorrhée a intégré ces croyances pour faire émerger une nouvelle réalité à laquelle elle adhère et qui (doit) coexiste(r) avec un quotidien pouvant démontrer le contraire. Le déni de réalité est ainsi le résultat de ce système mis en place au quotidien par les messages et les attaques psychologiques de Daesh pour faire dissoner un individu et le « re-stabiliser cognitivement » par une proposition de fiction qui ira emplir son imaginaire pour devenir sa réalité quotidienne. L’hémisphère cérébral gauche est déconnecté de l’hémisphère droit qui s’évertue à imaginer et à avoir la « volonté de croire[17] ». Cet hémisphère gauche a ainsi des interprétations farfelues et/ou totalement inexactes d’une réalité objective ou d’un comportement, même s’il reste piloté en réalité par l’hémisphère droit avec lequel il ne peut plus communiquer.
Le phénomène a été clairement montré en laboratoire lors de la mise en évidence du principe d’adhésion émergentiste[18] où un état de « conscience modifié » et de désactivation de l’aire cérébrale médiane intervient précisément à ce moment chez le sujet qui perçoit et adhère à une réalité fictive. Le sujet va ainsi, en se fondant sur ses « images mentales », se construire une histoire, une narration qui viendra elle-même nourrir et renforcer l’imagerie mentale afin de l’intégrer profondément dans le quotidien du « sujet-percevant-imageant » et de facto modifier sa réalité propre.
« Nous sommes irrépressiblement narratifs : la prise de conscience d’une information s’accompagne immédiatement d’une attribution de sens assortie d’une certaine croyance subjective[19]. »
Il convient d’insister sur le fait que ces représentations fictionnelles ne sont pas systématiquement inexactes. Les « images mentales » peuvent être fortement contraintes, voire induites, par le réel. Elles n’en demeurent pas moins fictives en ce qu’elles demeurent toujours un matériau interprétatif et un objet d’adhésion voire, pour les cas les plus extrêmes ou les plus neuropsychologiquement intégrés, d’adhésion émergentiste : C’est ainsi que découlera une « nouvelle réalité » pour le sujet-adhérant.
D’un point de vue opérationnel : la « bombe » et sa redoutable efficacité
Reprenons la définition « officielle » que donne Olivier Houdé de ce qu’est une « image mentale » et déclinons cette définition dans notre champ d’étude : « L’imagerie mentale désigne l’ensemble des mécanismes par lesquels l’individu construit des représentations internes qui préservent les aspects figuraux des objets, les inscrits en mémoire, puis leur redonne une actualité cognitive dans des circonstances ultérieures[20]. »
Dans le cadre de la propagande, « l’image mentale » est une résurgence psychique (imagée) d’éléments visuels ou, plus largement, narratifs ayant imprimés l’esprit d’un spectateur-cible. L’individu touché construit ainsi des représentations internes qui préservent des aspects figuraux de ses perceptions (images, sons, textes). Ces « images mentales » s’inscrivent parfois profondément dans le système cognitif du spectateur au point de pouvoir bouleverser sa perception de la réalité. Les circonstances cognitives ultérieures dans lesquelles l’individu ciblé redonnera une actualité cognitive, via sa « conscience imageante », à ces « images mentales » constitueront profondément l’ossature de la nouvelle réalité qu’elles induisent.
Prenons par exemple, l’objectif « califal » qui est considéré par Daesh et ses affidés comme une réponse légitime à l’« humiliation » subie par le monde musulman, attribuée à l’Occident et son « impérialisme ». De nombreuses images mises en scène et des discours politico-religieux viennent appuyer cette idéologie et vision du monde ; elles vont imprimer les esprits des sociétés tout en nourrissant l’imagerie mentale des individus ciblés (sidération/fascination). Ces images psychiquement imprimées sont issues d’une représentation première qui constitue « l’acte-racine » ; ce peut être une revendication particulièrement percutante dans un journal propagandiste ou un assassinat mis en scène et vu sur Internet ou encore une mort théâtralisée comme cela s’est récemment produit dans l’usine classée Seveso en Isère par Y. Salhi.
Ces actes sont-ils des « actes racines » ou sont-ils déjà une résultante d’ « actes racines » précédents ayant imprimé l’imagerie mentale des auteurs ? Chacun de ces messages mis en scène et abondamment relayés dans divers médias deviendraient à leur tour des « actes racines » qui agiraient chez le récepteur du message comme une véritable bombe psychologique. La chose est particulièrement notable pour les actes les plus théâtralisés tels les décapitations planifiées d’otages, les destructions de toutes traces préislamiques ou encore les attentats. Cette terreur quotidienne entretenue par Daesh va alimenter un bruit de fond et lui offrir une caisse de résonance formidable. Ces « bombes psychologiques » ponctuelles vont ainsi se développer sur ce terreau. Chacun de ces messages est une véritable opération psychologique qui va pouvoir essaimer au sein des sociétés. De fait, « Il s’agit de promouvoir des actions « décentralisées », sans ordres venant du sommet : un « solo jihad cimenté par une idéologie, un nom, relevant d’une technique de marketing et une méthode » militaire. Celle-ci a été baptisée la stratégie des « milles entailles » : faute de pouvoir porter un coup fatal à l’ennemi trop puissant, on lui inflige des centaines de petites blessures qui finiront par le terrasser[21]. » L’outil des dégats à fragmentation psychologique est, dans cette perspective, redoutable.
La « bombe première » va ainsi toucher profondément les esprits. Voyons, par exemple, l’attaque de Charlie Hebdo et la diffusion des images de cette tuerie ainsi que le temps de la traque des assassins. Tout ce « déroulé médiatique » relayant les actes des terroristes, va renforcer un sentiment multiple et complexe de colère/peur/détestation de l’autre. De fait, une division sociétale s’immisce tout doucement dans les esprits des (télé)spectateurs. Ces images médiatiques vont devenir « images mentales ». Les uns trouveront là une justification au rejet ou à la haine de celui qui ne leur ressemble pas, les autres trouveront une forme de légitimité à la méfiance et à la séparation de fait de telle ou telle communauté. L’acte de terrorisme est alors à fragmentation et touche, sur la durée, un maximum d’esprits. Il est pensé ou empiriquement construit par Daesh, reprenant en cela le modus operandi d’attentats simultanés théorisés et employés par Al-Qaïda.
Toutes ses « petites » touches impressionnistes vont se fragmenter à partir du message initial, irriguant et modifiant profondément les rapports entre les individus au sein d’une société. Cette « explosion première » va induire de nombreuse « images mentales » qui s’autonourriront et s’alimenteront du bruit quotidien généré par les terroristes. Un des phénomènes (et problèmes) majeurs de telles attaques psychologiques à fragmentation est qu’elles peuvent conduire un individu (et une masse d’individus) à dissoner cognitivement. Il est ensuite possible d’activer, par différent process de narration[22], l’adhésion aux thèses véhiculées par Daesh.
Le problème devient crucial lorsque les images mentales se substituent à la « réalité proche » du sujet et « dévorent » son espace psychique. C’est à ce moment, suite à la dissonance cognitive instillée, que s’active un phénomène neuropsychologique pouvant entrainer l’individu-adhérant dans la croyance en une autre réalité (réalité émergente) véhiculée par les « images mentales » orchestrées par les « bombes psychologiques » élaborées par les psyops de Daesh.
En effet : Image mentale > Réalité quotidienne vécu = Mise en action de l’adhésion émergentiste (PAEm) à une représentation induite. Chaque individu touché est alors la victime de la fragmentation d’une attaque puissante causant de très nombreux dégâts sociétaux dans l’inconscient (et le conscient) de la société visée.
Comment contrer ces attaques à fragmentation ?
Il n’y a pas de solution miraculeuse et immédiatement efficiente. En revanche, entres autres tentatives et essais, le travail qu’accomplit[23] Europol (European Police Agency) va certainement dans le bon sens et introduit, certes timidement, l’approche systémique que nous préconisons. Il est malgré tout possible d’aller plus loin et, probablement, de gagner assez rapidement en efficacité.
En effet, pour tenter de contrecarrer les mythes, fantasmes et autres constructions narratives de Daesh, il semble aujourd’hui urgent de produire des narrations et des « images mentales » qui viendraient prendre la place de la « mystification » et des narrations construites par l’EI. Il s’agirait ainsi d’instiller des « images mentales » dans l’inconscient des sociétés ciblées afin de développer et d’employer de véritables « contre-mesures psychologiques ».
Ces contre-mesures pourraient, par exemple (le lecteur comprendra que nous ne détaillions pas plus précisément les choses ici), prendre la forme de « narration nationale ». Cette narration alternative viendrait renforcer la cohésion d’une société ébranlée par des années d’attaques psychologiques incessantes qui se sont fragmentées en de multiples foyers, détruisant chaque jour un peu plus la cohésion d’une entité sociale (pays, groupe de combattants, communautés culturelle ou cultuelle…).
Les « images mentales » ont la faculté opérationnelle d’entrainer une dissonance cognitive qui, elle-même, pourra conduire à une adhésion voire à une adhésion émergentiste. Elles sont le fondement de toute une « chaine psychologique » dont le résultat final peut s’avérer destructeur – ou, au contraire, thérapeutique ! Leur rayon d’action peut être, nous l’avons vu, considérable. Elles pourraient ainsi être d’une redoutable efficacité dans un cadre offensif afin d’atteindre Daesh dans ses fondements (par des Cyber-Psyops par exemple). De façon plus urgente, ce phénomène neuropsychologique reste aujourd’hui l’une des clés principales afin de mener un travail sur la dé-radicalisation d’individus, mais aussi afin de mieux protéger nos concitoyens et nos sociétés de l’implosion que cherche à créer Daesh.
- [1] Son travail aborde la question de la représentation et du rapport du sujet à sa réalité sous le prisme de la psychologie et des neurosciences cognitives. Il a mis en évidence (2007-2008) le principe d’adhésion émergentiste lors d’une expérience interdisciplinaire qu’il a initié et dirigé à l’hôpital civil de Strasbourg (CNRS, Laboratoire d’Imagerie et Neurosciences Cognitives) en collaboration avec le Théâtre national de Strasbourg.
- [2] Général Tao Hanzhang, SunTzu’s, Art of War : The Modern Chinese Interpretation, New York, Sterling Publishing, 1987.
- [3] Voir Y. Bressan, « Daesh ou le théâtre de la mort : Le pouvoir de la mise en scène dans la communication de l’Etat Islamique », Note de Réflexion n°18, www.cf2r.fr, avril 2015.
- [4] La « dissonance cognitive » est, en psychologie sociale, une théorie selon laquelle, lorsque les circonstances amènent une personne à agir en désaccord avec ses croyances ou la logique narrative de son existence ou de son environnement, elle éprouvera un état de tension inconfortable. Le sujet en inconfort (en dissonance) tendra à le réduire par une modification de ses attitudes, croyances et perceptions.
- [5] O. Houdé, Vocabulaire des sciences cognitives, Paris, PUF/Quadrige, 2003, p. 223.
- [6] L’adhésion émergentiste est le degré supplémentaire à la « simple » adhésion bien connue en psychologie. L’adhésion émergentiste est un phénomène neuropsychologique et cognitif qui s’active suite à un engagement important d’un sujet-adhérant au sein d’une réalité induite (par un metteur en scène, un politique ou une autorité religieuxe par exemple) afin de faire émerger une nouvelle réalité qui deviendra sa réalité pleine et entière, plus ou moins longtemps et avec plus ou moins de force.
- [7] Système central qui gouvernerait l’ensemble ou une partie du cerveau.
- [8] D. Roher, Distributed Practice in Verbal Recall Tasks: A Review and Quantitative Synthesis, Psychological Bulletin, 2006, Vol. 132, No. 3, pp. 354 -380.
- [9] W. P. Zenon, Seeing and Vizualizing : Its’ Not what you Think, MIT Press, 2003.
- [10] Critical Review of Zenon Pylyshyn’s Seeing and Visualizing: It’s Not What You Think, Catharine Abell, 2005.
- [11] Voir Y. Bressan, « Daesh ou le théâtre de la mort : Le pouvoir de la mise en scène dans la communication de l’Etat Islamique », op. cit.
- [12] J.P. Sartre, L’Être et le néant, essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1943, p. 41.
- [13] J. P. Sartre, L’Imagination, Paris, Quadrige/PUF, 1936, pp. 281-282.
- [14] Pour des précisions sur le rôle de la « dissonance cognitive » et de l’adhésion émergentiste dans le cadre de la propagande de Daesh voir Y. Bressan, « La force de psyops de Daesh. Leurs méthodes analysées à l’aune du phénomène neuropsychologique d’adhésion émergentiste : quelles perspectives de lutte ? », Tribune libre n° 54, www.cf2r.fr, 2015.
- [15] L. Naccache, « Neuroscience-fictions (in)conscientes: apport des neurosciences à l’étude des interprétations-croyances conscientes » in Les limites à la modélisation des imaginaires : Approche clinique des techno-imaginaire, Séminaire des « Jeudis de l’imaginaire », Telecom-Paristech, 28 juin 2012.
- [16] P. A. Taguieff, « Dévoiler à tout prix le complotisme, entre paranoïa banale et extrémisme politique. » in Diplomatie n° 73, mars/avril 2015.
- [17] W. James, La volonté de croire, trad. Loys Moulin, Paris, Flammarion, 1916.
- [18] Y. Bressan, « Adhérer à une fiction » in Cerveau et Psycho n° 39, mai-juin 2010.
- [19] L. Naccache, « Neuroscience-fictions (in)conscientes: apport des neurosciences à l’étude des interprétations-croyances conscientes », op. cit.
- [20] O. Houdé, Vocabulaire des sciences cognitives, p. 223, op. cit.
- [21] « Comment le GIGN analyse les «tueries planifiées» des djihadistes », L’Opinion, juillet 2015.
- [22] Voir C. Bockstette, « Jihadist Terrorist Use of Strategic Communication Management Techniques » in European Center for Security studies, N° 20, 2008 ; H. Lavoix, « The Islamic State’s Psyops -Ultimate War » in Red Team Analysis, February 9, 2015 ; C. Archetti, « Terrorism, Communication and New Media: Explaining Radicalization in the Digital Age » in Perspectiv on Terrorism, Vol 9, Issue 1, février 2015 ; P.-J. Salazar, « ISIS, puissance rhétorique du Califat » in Influences, février 2015, Y. Bressan, « Daesh ou le théâtre de la mort : Le pouvoir de la mise en scène dans la communication de l’Etat islamique », op. cit.
- [23] « European cyber police unit to take on Islamic State propaganda », AFP/France 24, juin 2015.