Intelligence artificielle et prédiction des conflits : une réflexion exploratoire autour de la question « Quel est le chemin vers la paix à Gaza ? » par l’usage de trois outils
Myriam BENRAAD
Les deux dernières décennies ont littéralement enregistré, dans le domaine des études consacrées aux conflits, une explosion des travaux relatifs à la problématique de leur prédiction. En 2013, une équipe de chercheurs norvégiens publiait dans la prestigieuse revue d’études internationales International Studies Quarterly, créée en 1959 et éditée par les Presses de l’Université d’Oxford, un ensemble d’anticipations concernant la probabilité de conflits internes dans l’ensemble des pays du monde au cours des quarante prochaines années.[1] Ils entendaient par-là illustrer la possibilité d’envisager l’avenir de la violence par le biais de modèles dynamiques et par des projections associées à des variables indépendantes clés. Les recherches sur le sujet se sont depuis étoffées et ont connu un nouveau tournant décisif avec l’arrivée ainsi que les potentialités spectaculaires de l’intelligence artificielle (IA) qui, de par sa capacité à évaluer rapidement de vastes ensembles de données et à identifier certains schémas souvent invisibles à l’œil nu, apporte d’autres réponses révolutionnaires.
Entraîné sur des données qui permettent, en partant d’indicateurs sociaux, politiques et économiques, environnementaux et culturels, voire affectuels, de tirer les leçons de conflits passés pour mieux aborder ceux du présent et ceux susceptibles d’éclater à court ou plus long terme, l’apprentissage automatique (Machine Learning) renouvelle incontestablement l’analyse traditionnelle des conflits. Dans sa version à la fois prédictive et générative, l’IA se trouve à la croisée de bases de données extensives et d’algorithmes de pointe qui posent un certain nombre de défis autant pour ce qui concerne les sources d’information mobilisées que pour les biais persistants qui caractérisent l’IA. Celle-ci permet indéniablement d’établir des corrélations entre des facteurs qui auraient pu échapper à la perspicacité du chercheur, quoique sa visée holistique ne doive pas faire perdre du vue l’importance d’un examen plus nuancé et critique.
Depuis le début de la guerre à Gaza, la question de l’intersection entre conflits et prédictions est revenue à l’avant-plan de toutes les attentions, beaucoup ayant tenté, en réponse au vertige de la crise ainsi qu’au sentiment de plongée dans l’inconnu, d’esquisser les contours hypothétiques d’un après-conflit, à la fois au cœur de l’enclave palestinienne et plus largement à l’échelle du Moyen-Orient. Au mois de décembre 2023, le New York Times publiait ainsi un dossier donnant voix au chapitre à dix intellectuels, dirigeants politiques et experts pour considérer des scénarios : un pouvoir accru attribué aux Palestiniens ; l’envoi de troupes de l’OTAN au Proche-Orient ; la création d’un cadre économique plus favorable à la paix ; un rôle pro-actif endossé par Washington ; l’établissement d’une tutelle internationale ; l’octroi à la bande de Gaza d’un statut d’État ; le renforcement des Nations unies ; la création d’une confédération à deux États ; la construction d’une culture locale pacifique ; la reconnaissance du droit du peuple palestinien à l’autodétermination.
Nous avons ici souhaité envisager la question centrale à ce dossier – « Quel est le chemin vers la paix à Gaza ? [2] » – au prisme de trois assistants de recherche en intelligence artificielle usant des modèles de langage pour automatiser une partie des flux de travail et parmi les plus éprouvés et réputés au monde. En quelques secondes, y compris à travers leur version gratuite et accessible au plus grand nombre, ces outils académiques en ligne permettent, à partir d’une question de recherche saisie par les utilisateurs, d’identifier les meilleurs articles sur un sujet et, sur la base des données disponibles, de générer de nouvelles connaissances. Pour ce faire, l’IA explore de vastes ensembles de corpus scientifiques et, par un processus d’examen systématique, récupère et condense les informations en éléments constitutifs et pertinents sur de nombreux conflits, dont celui qui fait actuellement rage à Gaza.
Lorsque la recherche est empirique, comme celle qui nous préoccupe, l’IA peut énoncer des scénarios en rapport avec des travaux qui font autorité, anciens ou plus récents. Elle agrège d’amples sommes de connaissances sous la forme de revues synthétiques de la littérature et dégage de grandes tendances. Pour chaque outil qui a été expérimenté par l’autrice, les résultats, apports et limites du protocole de la recherche sont présentés ci-dessous.
Cette note de réflexion reste évidemment un exercice exploratoire visant davantage à offrir des pistes de réflexion aux lecteurs intéressés. Le propos mériterait d’être affiné dans le cadre d’une recherche plus ambitieuse, laquelle pourra être entreprise ultérieurement.
Tableau 1 : Description et sources
Question de recherche : « Quel est le chemin vers la paix à Gaza ? » |
|
Outil |
Description |
Elicit (1) | Moteur de recherche académique nourri par l’IA avec une recension des meilleurs travaux fondée sur la compilation et l’analyse des données disponibles. |
Consensus (2) | Moteur de recherche académique nourri par l’IA, extensif et innovant facilitant des explorations documentaires en profondeur. |
SciSpace (3) | Moteur de recherche académique nourri par l’IA adapté aux recensions des travaux les plus pertinents et doté de capacités sémantiques particulièrement avancées. |
Tableau 2 : Résultats exploratoires
Outil | Résultats |
(1) | Le chemin vers la paix à Gaza fait face à d’importants défis, la couverture médiatique du conflit ayant favorisé sa perpétuation. Des changements significatifs étaient pourtant survenus à la faveur des Palestiniens après 2005, du fait d’une nouvelle approche israélienne. Aujourd’hui, la situation nécessite un réengagement des États-Unis afin de garantir un cessez-le-feu viable, affronter les oppositions et ainsi réactiver la feuille de route. Or, la réalité à Gaza se caractérise par un sentiment généralisé de perte, de corrosion sociale et de décadence, beaucoup s’étant sentis trahis par le processus de paix. Les accords d’Oslo de 1993 ont ainsi été présentés à tort comme des accords de paix, alors qu’ils consistaient davantage en une reconnaissance mutuelle et en une déclaration de principes pour une période de transition. Malgré l’absence d’efforts de paix officiels, différentes initiatives non violentes de rétablissement de la société civile ont eu lieu, procurant des cadres alternatifs de cheminement vers la paix. |
(2) | Les études synthétisées suggèrent ici que le chemin vers la paix à Gaza devra passer par le développement économique, un cessez-le-feu, un terme au blocus, la reprise de négociations fondées sur le droit international et un retrait militaire israélien. Les accords d’Oslo et du Caire avaient généré une dynamique en ce sens, de réconciliation et de plus grande compréhension entre Palestiniens et Israéliens. Mais les visions de la paix semblent irréconciliables depuis ces avancées. Rappelons que, par le passé, le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, avait relevé l’importance d’une résolution pacifique du conflit et ainsi condamné les attentats-suicides comme autant d’actes violents contre-productifs ; la décision de l’ancien Premier ministre Ariel Sharon de démanteler unilatéralement les colonies israéliennes dans la bande de Gaza avait aussi constitué une occasion inédite de redynamisation du processus de paix. |
(3) | Le chemin vers la paix à Gaza impliquerait une approche à plusieurs facettes qui engloberait le développement économique, une résolution politique du conflit et des efforts humanitaires. Les conséquences d’événements tragiques comme ceux survenus récemment rappellent le besoin urgent d’un cessez-le-feu immédiat, d’une aide humanitaire accrue et d’un dialogue en vue de rétablir la confiance et une paix durable. La gestion des ressources en eau et d’autres problématiques environnementales joueront aussi à l’avenir un rôle central dans la promotion de la stabilité et de la coopération entre les parties. Le premier retrait israélien de Gaza aurait pu représenter une occasion unique de développement économique et d’amélioration du sort des populations civiles palestiniennes. |
Tableau 3 : Apports et limites (liste non exhaustive)
Apports | Limites |
▪ Accélération clé du processus d’examen de la littérature et de la recherche documentaire.
▪ Sélection dans plusieurs bases de données de nature savante sans correspondance avec le ou les mots-clés utilisés. ▪ Production de synthèses des publications les plus citées et reconnues sur une question. ▪ Extraction des preuves, des contenus et des informations au sein d’une matrice intuitive. ▪ Emphase sur les conclusions des principales publications retenues. ▪ Organisation rationalisée de l’information par le biais d’un tableau simple d’utilisation. ▪ Informations fournies par une IA générative qui a appris des données disponibles et en génère de nouvelles à partir de ces connaissances. |
▪ Pas à proprement parler des outils basés sur l’IA prédictive anticipant des évolutions futures à partir d’analyses statistiques, par exemple.
▪ Résumés limités à quelques sources pour ce qui concerne les fonctions basiques des trois versions gratuites de ces outils (entre quatre et six pour les assistants de recherche ici testés). ▪ Recensions pas nécessairement étendues à des recherches documentaires en texte intégral via des murs payants, ce qui limite le nombre de sources pour une recherche déterminée. ▪ Incertitudes quant à l’exhaustivité des résultats obtenus (possibilité que des travaux pertinents ne soient pas inclus). ▪ Questionnements sur l’exactitude, la précision et l’interprétation des informations retournées. |
[1] Håvard Hegre (et al.), « Predicting Armed Conflict, 2010 – 2050 », International Studies Quarterly, vol. 57, n° 2, 2013, pp. 250-270.
[2] « What is the Path to Peace in Gaza? », New York Times, 12 décembre 2023.