Études sur le Moyen-Orient : le triomphe d’un anti-intellectualisme aussi primaire que destructeur
Myriam BENRAAD
Selon la définition qu’en apporte le Centre national de ressources textuelles et lexicales, l’anti-intellectualisme se réfère à la « doctrine qui rabaisse la valeur de l’intelligence pure en exaltant la sensibilité, l’imagination ou l’intuition ». Il est un « règne de l’affirmation gratuite », de « l’idéologie non suivie, des pensées détachées », un « procès de la logique usuelle » consistant à dégrader le savoir porté par une élite intellectuelle au profit d’une glorification de l’instinct et de l’irrationnalité qui primeraient supposément sur la quête rigoureuse de vérité. Les racines du phénomène sont anciennes et remontent à l’Antiquité, plus particulièrement au sentiment anti-intellectuel que pouvaient alors déjà inspirer les philosophes grecs fréquemment accusés de corrompre l’esprit de la jeunesse en raison des interrogations critiques qu’ils soulevaient[1]. De nos jours, cette logique a pris une tournure tellement inquiétante qu’il ne paraît pas excessif d’évoquer un « âge d’or de l’anti-intellectualisme » qui, en possédant ses singularités, actualise autant qu’il aggrave de vieilles tendances bien connues – maccarthysme et entraves de plus en plus caractérisées et violentes à la liberté même de penser.
À cet égard, la trajectoire des études sur le Moyen-Orient, en France comme ailleurs, procure un cas d’étude à la fois emblématique et extrême. Il est difficile, en effet, de songer à une région du monde qui, au cours du dernier quart de siècle, a fait de son exploration une tâche malaisée, pour ne pas dire impossible ou infiniment risquée du fait des enjeux sociopolitiques, culturels et économiques qui s’y concentrent. Certes, les études régionales (Area Studies) ont toujours été problématiques. Dans le cadre de leur formalisation pendant la Guerre froide, elles ont suscité d’incessantes controverses, qu’une actualité brûlante depuis plus de vingt ans n’a fait qu’exacerber. Les transformations violentes du Moyen-Orient ont directement touché les sphères universitaires où les formes de savoir institutionnalisées se sont vues tantôt valorisées, tantôt fortement remises en question[2]. Leur ouverture au monde numérique, en particulier par leur appropriation sur les réseaux sociaux, ont en outre façonné une situation inédite que cette note de réflexion se propose d’aborder.
Une « crise globale » des études sur le Moyen-Orient
Reconnaissons que la fascination qu’a toujours exercée l’« Orient lointain », ici et ailleurs, a placé de manière précoce les études sur le Moyen-Orient dans une position de grande fragilité, quelle que soit la définition spatiale que l’on retienne de la zone. Dès la création des premiers départements d’études orientales au cours des années 1950 et 1960 s’est posée la question des rapports enchevêtrés entre savoir et pouvoir, question liée aux modalités de production d’une connaissance sur « d’autres » régions et cultures[3]. Sous le poids des crises n’ayant cessé de s’y succéder, le Moyen-Orient a fait l’objet d’une réévaluation ininterrompue en rapport immédiat avec les contours de la liberté académique dont les chercheurs disposent quant à la conduite de leurs travaux. Mais le tournant du XXIe siècle aura marqué une rupture nette, au point que de « multiples crises », l’étude de cet espace est passée à une configuration de « crise globale ».
Nous privilégions ici l’adjectif « global » dans la mesure où il n’est guère possible de concevoir cette crise comme restreinte à une poignée de querelles enflammées entre « chapelles » rivales ou encore à des débats houleux et somme toute très répandus entre « mandarins ». Cette crise des études sur le Moyen-Orient dépasse les milieux fermés et feutrés de l’université et envahit littéralement l’ensemble de la sphère publique, à une échelle transnationale, sous les effets de l’usage généralisé des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Cette crise globale est aussi liée à la position centrale qu’occupe le Moyen-Orient dans la trajectoire des relations internationales et aux implications internationales des bouleversements qui le travaillent. Or, cette globalisation de la crise a paradoxalement suscité une dynamique inverse, à savoir une « déglobalisation » synonyme d’un rejet grandissant de l’idée même d’une libre circulation des savoirs et des hommes. Depuis le tournant des attentats du 11 septembre 2001, les guerres qui se sont succédé au Moyen-Orient, avec leur cohorte d’invocations militaristes, de suspicions mutuelles et de menaces sécuritaires ont marginalisé les approches critiques au profit de généralisations binaires et manichéennes. Ce processus a également tout à voir avec un traitement – y compris dans l’univers numérique – du Moyen-Orient comme d’un ensemble géographique souvent indistinct, homogène, par une épistémologie « occidentalo-centrée »[4].
Alors que les conflits au Proche-Orient, au Levant, en Irak et dans d’autres pays sont décrits sur le mode d’une grande confrontation opposant Orient et Occident, civilisation islamique et civilisation judéo-chrétienne, liberté et tyrannie, démocratie et despotisme, les nuances et les données historiques mises en avant par la recherche universitaire deviennent inaudibles, voire disqualifiées comme autant de chimères déconnectées du monde réel alors qu’elles s’emploient précisément à réintroduire de la complexité. Certes, beaucoup de spécialistes du Moyen-Orient sont mobilisés dans l’espace public actuel, tentent d’y faire entendre leurs voix, mais celles-ci paraissent bien marginales face au poids de plus en plus étouffant des polémiques et des débats stériles. Comme le relève le philosophe Blake Roeber, à un savoir informé et tourné vers l’idéal de la vérité s’oppose à présent un anti-intellectualisme rejetant le « purisme » des intellectuels et chercheurs au nom d’un « pragmatisme » considéré comme plus en phase avec l’époque[5].
La guerre d’Irak comme « guerre contre les ‘anti’ » ?
Considérons deux conflits symboliques de cet anti-intellectualisme aux résultats délétères pour l’étude du Moyen-Orient. Le premier est l’Irak. Dans une tribune publiée en février 2008, la journaliste Patricia Cohen s’interrogeait déjà sur l’hostilité de la population américaine envers le savoir, soulignant qu’après trois ans de guerre sur le sol irakien, seuls 23% des Américains parvenaient à situer ce pays sur une carte[6]. Une décennie plus tard, c’était au tour de Paul Blumenthal de rappeler que les manifestations contre l’invasion de l’Irak par les États-Unis au printemps 2003 avaient été les plus importantes dans l’histoire nationale – depuis la guerre du Vietnam – et avaient rassemblé entre six et onze millions de citoyens américains dans 650 villes[7]. Pourtant, non seulement le régime de Saddam Hussein allait être renversé par George W. Bush et son administration, mais l’occupation étrangère allait aussi muer en un fait durable, épuisant le mouvement anti-guerre sur les grands campus américains. Comment pouvait-on expliquer pareil retournement ?
En premier lieu, il importe de garder à l’esprit que le courant contestataire s’était formé avec difficulté dans l’environnement géopolitique créé par les attaques jihadistes du 11 septembre. Avant l’entrée en guerre contre l’Irak, toute opposition à l’intervention militaire des États-Unis en Afghanistan avait provoqué une immense réprobation populaire, jusqu’à être qualifiée de « trahison » des intérêts supérieurs de l’Amérique, voire de soutien au terrorisme. La « guerre contre la terreur » (War on Terror) décrétée par Washington se traduisit par le déchaînement d’un maccarthysme endogène à la société américaine, dont les études critiques sur la sécurité, au même titre que celles sur le Moyen-Orient, commencent à peine aujourd’hui à se défaire[8]. Rappelons, en guise d’exemple, que la démocrate californienne Barbara Lee avait été la seule femme politique à voter contre l’intervention en Afghanistan au Congrès, ce qui lui avait valu maintes intimidations et menaces à l’époque, alors qu’elle souhaitait simplement que les États-Unis ne deviennent eux-mêmes « le mal qu’[ils] déploraient »[9]. Des départements d’études sur le Moyen-Orient étaient quant à eux explicitement « silenciés » sous la pesanteur des pressions politiques et d’une couverture médiatique qui, comme le notait le chercheur et journaliste Dane S. Claussen, consacrait un biais anti-intellectuel rarement vu et participant d’une « structure hégémonique gramscienne » qui décourageait toute initiative intellectuelle indépendante dans l’enseignement supérieur[10].
Sur un plan tangible, l’approche anti-scientifique qui accompagna l’entreprise armée des États-Unis en Irak reposait sur toute une série de mensonges, que Jeffrey D. Sachs qualifia même de « menace anti-intellectuelle américaine »[11]. Par-delà une propagande de guerre usuelle, très bien reflétée dans les médias qui s’étaient attachés à présenter l’opération « Liberté de l’Irak » (Operation Iraqi Freedom) sous son meilleur jour, une logique plus lourde encore fut mise en branle : la « sécuritisation », sinon la militarisation des études sur le Moyen-Orient à coups de financements promis par le Pentagone et les principales agences de renseignement. Ce primat sécuritaire modifia en profondeur les curricula et agendas de recherche des laboratoires sur la région, tout en faisant de certaines universités des bénéficiaires immédiats de la guerre. Autour des concepts de « complexe militaro-industriel-académique » et d’« université enchaînée », Henry A. Giroux met en exergue des « chaînes idéologiques, économiques et religieuses rigides qui engloutissent aujourd’hui l’enseignement supérieur de manière à éliminer la pensée critique, les formes de savoir non marchandisées et non militarisées »[12].
Proche-Orient : quand penser n’est même plus licite
Une telle entreprise de désagrégation du savoir légitime produit autour des crises au Moyen-Orient a eu pour corollaire la destruction encore plus violente des milieux universitaires dans les pays concernés, comme en Syrie où la guerre matérielle conjuguée un anti-intellectualisme érigé en paradigme ont ravagé tout le système d’enseignement supérieur. De ce point de vue, les intimidations et attaques qui ciblent les chercheurs travaillant sur cette région ne peuvent s’envisager qu’au travers des expériences de marginalisation subies par les universitaires eux-mêmes issus du Moyen-Orient. Réduits à une position subalterne qu’ils n’ont pas choisie, ceux-ci sont confrontés depuis de longues années à un assaut anti-intellectuel multiforme et, pour s’exprimer, doivent engager une lutte pour leur survie. Il ne fait aucun doute que le conflit au Proche-Orient, relancé de manière sanglante au lendemain des tueries du 7-Octobre, illustre les répercussions délétères de ce processus entremêlé. La conflagration, par le lot de violences réciproques qu’elle a générées, émanant de tous bords, a sanctionné une revitalisation des pires tendances à l’anti-intellectualisme dans la société, en particulier celles décidées à en découdre avec un monde universitaire jugé hostile, sinon inutile[13].
Une certaine honnêteté intellectuelle consisterait à admettre que tous les protagonistes de ce conflit ont succombé à cette dérive. Très tôt ainsi, une frange du camp dit « pro-palestinien » a été incapable de reconnaître la tragédie du 7 octobre 2023 et s’est plutôt engagée dans une diabolisation d’Israël au risque d’ignorer la montée alarmante d’un antisémitisme global et de cibler injustement l’ensemble des Israéliens et des communautés juives qui sont pourtant les plus divisées au sujet de la guerre à Gaza. Un étudiant juif de l’université de Stanford tenait ces propos au journal Haaretz en mai 2024 : « Nos normes de discours ont été empoisonnées. Les gens pensent que, parce qu’il se passe quelque chose de terrible au loin, il est acceptable de se comporter mal ici, et cela me semble être exactement le type d’anti-intellectualisme que les universités sont censées combattre, et non embrasser »[14]. Après tout, l’anti-intellectualisme est une attitude destinée à punir un « autre ». Dans ce cas, le châtiment infligé s’est vérifié à la fois concernant la diabolisation d’étudiants et de professeurs juifs sans le moindre discernement, et par une répression aveugle des manifestations qui revendiquaient un cessez-le-feu dans la bande de Gaza et le respect des prescriptions les plus élémentaires du droit international.
Dans une contribution éclairante, l’auteur israélien Elon Gilad soulignait que les termes « pro-palestinien » et « pro-israélien » sont en définitive des étiquettes faciles simplifiant à outrance des réalités autrement plus complexes[15]. Si être pro-palestinien renvoie en règle générale à une posture de soutien aux droits des Palestiniens à disposer d’eux-mêmes, il n’existe pas en effet « un » camp pro-palestinien mais une gamme de mouvances en son sein. À l’identique, qu’est-ce qu’être « pro-israélien » ? Ce qualificatif dénote l’idée d’un appui au droit d’Israël à exister dans des frontières nationales qui lui sont propres et à la sécurité, mais il n’équivaut pas pour autant au rejet de toute considération à l’égard des revendications palestiniennes. Au contraire, de fervents partisans d’Israël comptent aussi parmi les premiers défenseurs d’une nécessaire coexistence pacifique avec le peuple palestinien, condition essentielle pour la pérennité même de l’État hébreu. Or, l’anti-intellectualisme ambiant a gommé ce « dégradé de couleurs » dans le débat public, sur la Toile et sur les réseaux sociaux notamment, dégradé que la recherche relative au Moyen-Orient est pourtant la seule à incarner. Comment délivrer l’université de ses chaînes, pour reprendre la métaphore filée par Giroux ? À ses yeux, « s’organiser contre le complexe militaro-industriel-académique suggère de critiquer les tendances dominantes à la militarisation, au conformisme idéologique et le pouvoir du capital et du marché de façonner tous les aspects de la société »[16].
[1] Christophe Charle, « Intellectuals: History of the Concept », International Encyclopedia of the Social and Behavioral Sciences, 2015.
[2] Pour David Stromberg, alors que le rôle de l’intellectualisme n’a jamais été aussi primordial que dans les temps présents de conflictualités au Moyen-Orient, « des listes noires virales ont été diffusées, des lettres ouvertes ont été signées, des articles publiés ont été rétractés, des événements ont été annulés et des rédacteurs en chef ont démissionné ». Lire « War, Death, and Intellectualism », Hedgehog Review: Critical Reflections on Contemporary Culture, 13 novembre 2024 (accessible en ligne).
[3] À ce propos, lire Paul T. Chamberlin, « Rethinking the Midde East and North Africa in the Cold War », International Journal of Middle East Studies, vol. 43, n° 2, 2011, pp. 317-319.
[4] Lire la postface de Mohamed Zayani et Joe F. Khalil dans l’ouvrage The Digital Double Bind: Change and Stasis in the Middle East, Oxford, Presses universitaires d’Oxford, 2023, pp. 223-226.
[5] « Anti-Intellectualism », Mind, vol. 127, n° 506, 2018, pp. 437-466.
[6] « Dumber and Dumber: Are Americans Hostile to Knowledge? », New York Times, 14 février 2008.
[7] « The Largest Protest Ever Was 15 Years Ago. The Iraq War Isn’t Over. What Happened? », Huffington Post, 15 février 2018.
[8] Lee Jarvis et Miachael Lister, « Critical Security Research and the War on Terror: From the Margins to the Mainstream? », European Journal of International Security, pp. 1-20 (accessible en ligne).
[9] Norman Solomon, « Endless War: Becoming ‘the Evil That We Deplore’ », Huffington Post, 20 février 2013.
[10] Anti-Intellectualism in American Media: Magazines and Higher Education, New York, Peter Lang, 2003.
[11] « The American Anti-Intellectual Threat », Project Syndicate, 22 septembre 2008.
[12] The University in Chains: Confronting the Military-Industrial-Academic Complex, Londres/New York, Routledge, 2016.
[13] En réaction, de nombreuses voix se sont élevées partout à travers le monde pour dénoncer des atteintes inacceptables aux libertés académiques, atteintes interprétées comme une guerre contre l’enseignement supérieur et la recherche destinée à masquer la situation dans la bande de Gaza mais aussi – certes dans une moindre mesure – au sein de la société israélienne.
[14] J. The Jewish News of Northern California et Emma Goss, « At Stanford, Some Jewish Students Are Hiding their Identities Amid Anti-Zionism on Campus », Haaretz, 3 mai 2024.
[15] « What Do ‘Pro-Palestinian’ and ‘Pro-Israel’ Mean? », Mideast Journal, 9 octobre 2024 (accessible en ligne).
[16] The University in Chains: Confronting the Military-Industrial-Academic Complex, op. cit.