« Dé-assadiser » la Syrie : les funestes leçons de la « dé-saddamisation » irakienne
Myriam BENRAAD
Nombre de spécialistes chevronnés avaient pourtant mis en garde, dès la percée des jihadistes de l’Organisation de libération du Levant (Hay’at Tahrir al-Cham, HTC) et de leurs alliés dans la ville d’Alep fin novembre 2024 : l’euphorie d’une « libération » de la Syrie par ces hommes était quelque peu excessive et prématurée. Sans surprise, le calme en Syrie a donc été de courte durée. Posons d’emblée que la notion même de libération soulevait de sérieuses interrogations quant à sa substance, au regard d’une conquête territoriale et d’une prise du pouvoir effectuées par les armes, lesquelles ne s’étaient guère embarrassées d’une quelconque consultation de la population civile. Il y eut ensuite ces nombreuses scènes de pillage et de vandalisme largement passées sous silence par la couverture médiatique dominante sur ce conflit[1]. À ces agissements succèdent désormais la pourchasse des fidèles du régime de Bachar al-Assad et des milices qui lui étaient affiliées par les nouveaux maîtres de Damas. Dans la plupart des cas, pareille traque signifie un ciblage aveugle contre les minorités et la communauté alaouite dont Assad est issu[2]. Des vidéos d’exactions contre des civils se sont ainsi multipliées sur les réseaux sociaux. Toutes interrogent la promesse faite pendant les premiers jours de la transition par Ahmed al-Charaa – de son nom de guerre Abou Mohammed al-Joulani – d’une Syrie délivrée de la vengeance.
La note de réflexion qui suit se penche sur la question d’une « dé-assadisation » de la Syrie en la mettant en regard avec la « dé-saddamisation » qui a frappé l’Irak en 2003, encore nommée « dé-baathification ». Certes, l’analogie historique contient ses limites, tant les contextes sont différents. Mais l’expérience irakienne a livré des enseignements quant aux risques induits par une purge indiscriminée quand celle-ci conduit à des représailles aveugles s’abattant sur toutes les anciennes structures et sphères de l’État, sur des groupes en particulier, voire sur toute une communauté. En Irak, les hommes qui furent menés à l’exécution ou emprisonnés, comme c’est le cas aujourd’hui dans les fiefs demeurés loyaux à Bachar al-Assad, ont produit dans leur sillage une résistance encore plus violente au nouvel ordre politique. Le traitement brutal de simples civils alaouites pris à partie par les islamistes, violentés, déshumanisés comme des « cochons » et des « chiens », alors qu’une majorité n’entretenait aucun lien avec le régime baathiste, n’augure point d’une transition douce en Syrie. Ceux des Alaouites ayant osé manifester leur colère en réaction aux agissements de Charaa et de ses partenaires se sont vus virulemment réprimés et dispersés.
La « dé-assadisation » au prisme de la « dé-saddamisation »
L’objectif d’une « dé-saddamisation » de l’Irak avait été mis en exergue dès 2002 par l’ancien secrétaire d’État américain aux Affaires étrangères Colin Powell et immédiatement sujet à des controverses soutenues quant à ce qu’elle allait véritablement induire une fois le régime irakien renversé[3]. Qu’entendait-on accomplir, en effet, derrière ce grand projet de purge de l’appareil d’État irakien et de toutes ses institutions ? Qui étaient exactement ces membres du parti Baath qui entraient dans le champ de cette politique et que leur reprochait-on précisément, sur quels fondements ? Très vite, d’une « dé-saddamisation » restrictive, l’approche s’orienta vers celle d’une « dé-baathification » extensive, dont les effets se font encore ressentir de nos jours. Non sans ironie, la dé-baathification allait de plus s’imposer par la force, au même titre que Saddam Hussein avait contraint la baathification de l’Irak à large échelle à partir de 1968, puis pendant toutes ses années de diktat autoritaire, supprimant tous ceux qui s’y opposaient[4]. Aussi une dé-assadisation de la Syrie pourrait funestement se traduire par une logique similaire qui, in fine, ne ferait que substituer à un pouvoir tyrannique défait un nouvel ordre dictatorial.
De surcroît, elle soulève la question fondamentale du legs laissé derrière lui par l’ancien régime d’Assad, comme celui de Saddam plus de vingt ans avant lui. Depuis la fuite du dictateur déchu, observions qu’il n’y a eu aucune mention faite par Charaa à une quelconque consultation de la population syrienne quant à la voie que devra prendre la transition en cours. Ajoutons que les spécialistes connaissent la complexité d’une telle entreprise, qui touche en l’occurrence à une mémoire collective fragmentaire et non consensuelle. La traque à l’œuvre de tous ceux qu’HTC juge responsables du lourd passé baathiste ne va pas dans le sens d’une pacification des lignes de faille existantes mais plutôt en direction de leur exacerbation. Idéalement, il s’agirait de s’engager à établir les responsabilités de chacun de manière civilisée, ce qui ne semble pas être le cas compte tenu des développements sur le terrain, loin de la représentation idyllique qui a jusque-là été véhiculée par les médias traditionnels. Pourquoi en outre « idéologiser » des actes criminels qui n’ont pas seulement été commis par des membres du parti Baath mais par toute une constellation d’acteurs de la violence auxquels Charaa et ses pairs, bien que gargarisés par leur victoire – militaire avant tout et moins politique –, appartiennent au premier plan ?
Tout un chacun se souvient que le décret de dé-baathification de l’Irak de 2003 était, pour ce qui concernait les modalités de son application, foncièrement lié à la personnalité d’Ahmad al-Chalabi qui, comme Charaa et tant d’autres en Syrie, entendait en découdre avec les premiers cercles du régime baathiste et ceux qu’il jugeait coupables, sans toutefois de preuves à l’appui dans beaucoup de cas. Au moment où près de 30 000 fonctionnaires et soldats irakiens avaient déjà été limogés, sur fond d’une instabilité croissante qui allait bientôt culminer dans le chaos, Chalabi s’obstina dans une succession d’allégations mensongères et une chasse à l’homme tous azimuts. Durant cette période, il ne cessa d’appeler ses concitoyens à « ne pas oublier l’histoire sanglante des dirigeants du parti Baath et ne pas tendre la main de la réconciliation à ceux qui ont participé aux crimes des charniers, à l’assassinat et à la persécution de [notre] peuple », en éloignant donc durablement toute perspective d’une concorde nationale[5]. Pis : Chalabi finit par menacer tous ceux qui refusaient de lui prêter main forte pour identifier et traquer ces fameux « anciens baathistes », catégorie devenue bien commode avec le temps, ce qui amplifia encore la violence contre les autorités transitoires qui tentaient avec difficulté de s’installer à Bagdad et de se faire accepter par le plus grand nombre.
« Présomption de culpabilité » et démantèlement de l’État
Une certaine lecture de l’après-Saddam, portée à l’époque par la mouvance néoconservatrice, n’est pas non plus absente des événements qui se déroulent sous nos yeux dans la Syrie post-Assad. Les faucons endurcis de Washington pensaient remplacer « le culte de l’asservissement et de la haine du parti Baath »[6] par des idées libérales et démocratiques. Une telle déconnexion du réel est encore plus saisissante dans le cas syrien : comment, de fait, attendre que ces idées prennent vie par le biais d’anciens jihadistes qui ne se sont guère embarrassés du respect de la moindre convenance démocratique lors de leur prise de pouvoir éclair ? Une dé-assadisation de la Syrie sera indiscutablement une déception pour tous ceux qui la revendiquent dans la mesure où elle ne pourra ni mener aux résultats attendus – à savoir une table rase en Syrie, en large part inatteignable – ni pacifier un pays qui aurait pourtant besoin de retrouver un sens commun. Plus grave, cette approche renvoie à l’absence de toute stratégie réelle de transition, sur le plan politique comme au niveau économique. Comment la dé-assadisation pourrait-elle raisonnablement se substituer à la reconstruction d’un État morcelé et laissé exsangue par une guerre symptomatiquement loin d’être refermée ?
Certes, les circonstances de l’Irak de 2003 étaient très différentes de celles qui règnent en Syrie, mais un même schéma de destruction de l’État a été observable dans ces deux pays : celui-ci fut le fruit monstrueux d’années de conflagrations et de sanctions concernant l’Irak, valables aussi pour une Syrie plongée dans une implacable guerre civile depuis 13 ans et qui a payé un lourd tribut à l’isolement international qui lui a été imposé. En Irak, la dé-baathification vint sonner le glas de la reconstruction d’un appareil étatique viable et pérenne. Par sa purge sans distinction du parti Baath dans son entier, la coalition procéda au motif d’une « présomption de culpabilité » qui détricota ce qu’il demeurait de compétences technocratiques, judiciaires, éducatives et militaires après l’embargo, en privant l’Irak de l’expertise dont il avait tant besoin dans cette phase délicate de changement politique. Il importe en outre de rappeler que comme dans la Syrie de Bachar al-Assad, l’allégeance au parti Baath en Irak constituait une condition élémentaire de tout accès à l’emploi, public plus particulièrement, et d’assurance d’une sécurité a minima face à un parti-Léviathan hégémonique qui infiltrait toutes les sphères de la société. Or, avoir rejoint les rangs du Baath ne signifiait pas avoir adhéré à son idéologie ou légitimer les abus et crimes commis par le régime[7].
C’est là certainement tout le sens à conférer aux manifestations qui ont éclaté en pays alaouite : à Lattaquié, Jableh, Homs ou Tartous, les populations civiles ne s’attendaient pas à être prises pour cibles de cette manière par les nouvelles autorités, à voir un couvre-feu s’imposer à elles de manière arbitraire, de même que la communauté sunnite irakienne fut prise de court par la dé-baathification qui la visa in extenso, sans nuance ni discernement. Tout comme ils finirent par y percevoir une « dé-sunnification » de l’Irak, il est fort à parier que les cibles des rebelles islamistes évoquent un jour prochain une « dé-alaouisation » de la Syrie qui était destinée à institutionaliser leur exclusion, surtout si les violences venaient à se perpétuer et se propager. Rappelons qu’Ahmed al-Charaa avait mentionné l’ouverture d’un dialogue avec les éléments les plus modérés du régime d’Assad, pour leur permettre de jouer un rôle dans la future Syrie, s’engageant donc à demi-mot à maintenir à leurs postes responsables et administrateurs dont la compétence serait requise dans le contexte de cette transition. L’image de l’ancien premier ministre Mohammed Ghazi al-Jalali, escorté de force à l’extérieur de ses bureaux par plusieurs insurgés armés, reste à ce titre dans tous les esprits[8]. Celle aussi, plus récente, du chef de la justice militaire Mohammed Kanjo Hassan, accusé d’avoir condamné à mort des milliers de détenus dans la prison de Saydnaya et arrêté à Khirbet al-Ma’zah après des combats meurtriers entre sa garde rapprochée et les islamistes. Il s’agit dorénavant de savoir jusqu’où cette traque ira, si elle se limitera aux premiers cercles du régime ou échouera dans un cycle vindicatif infini.
« Libération », justice pour le peuple ou pure vengeance ?
En d’autres termes, la question est posée de ce que produira cette campagne de purge. Le cœur du Levant est-il condamné, comme l’Irak, à passer violemment du rêve de liberté recouvrée au cauchemar de ce qui constituerait une énième guerre civile ? Paradoxalement, en se réclamant de la « justice », une dé-assadisation de la Syrie pourrait ne faire que reproduire les dérives de l’ancien pouvoir, car elle viserait de manière tout aussi gratuite et disproportionnée un groupe relativement flou de victimes par le biais d’exécutions extra-judiciaires, de disparitions forcées, de tortures et d’autres violations graves des droits humains. On ne saurait oublier non plus qui est Charaa, quoique « pardonné » par ses parrains et ne figurant plus de facto sur la liste des terroristes les plus recherchés au monde. Ancien vétéran d’Al-Qaida en Irak, il fut directement impliqué dans la commission de maintes atrocités et ne peut être dédouané des actes commis par ses hommes. Comme la dé-saddamisation » de l’Irak avant elle, la « dé-assadisation » de la Syrie risque de tourner au « scénario apocalyptique » et « de tomber dans le coma », avant de « mourir d’une mort atroce et inavouable », pour citer l’intellectuel Hazem Saghieh[9].
Soulignons qu’en arabe, l’entreprise de dé-baathification avait été traduite par les Irakiens au travers de la formule ijtithath al-Ba‘th, c’est-à-dire l’éradication du baathisme, renvoyant donc à un tableau bien moins neutre que ce que ses tenants voulaient présenter – celui d’une simple procédure bureaucratique – et révélant l’existence d’intentions bien plus radicales. Plutôt que la « libération » et la « justice » pour les Irakiens et leurs souffrances, dé-saddamiser le corps politique et social revint en réalité, pour ses artisans, à se venger et à goûter l’ivresse de cette vengeance. Comme en Syrie, une instabilité latente favorisa la multiplication des règlements de compte interindividuels et l’exécution de véritables vendettas sur lesquels le gouvernement intérimaire n’avait aucune prise. Du côté d’une partie des Kurdes, on espérait aussi qu’une dé-saddamisation de l’Irak permettrait de débarrasser le pays de son identité arabe au travers du démantèlement de l’armée irakienne en particulier, qui en constituait un symbole historique. Là encore, les conséquences qui suivirent, au premier rang desquelles la montée en force d’une insurrection sunnite armée qui accoucha ensuite de l’État islamique, sont amplement connues et documentées.
« Justice transitionnelle ou simple vengeance » ? La problématique soulevée en 2014 par le juriste Harith al-Dabbagh dans un article édifiant consacré à la dé-baathification retrouve une actualité brûlante dans l’actuelle configuration syrienne[10]. Al-Dabbagh observait justement l’impact dévastateur des mesures mises en œuvre à l’époque en Irak – de la mise au ban de dizaines de milliers de technocrates et de militaires à la purge de l’administration sans aucune précaution. Si les anciens opposants syriens s’en défendent aujourd’hui, ils poursuivent une logique de vengeance qui est similaire et susceptible de creuser encore les clivages et de nourrir les représailles mutuelles violentes. C’est d’ailleurs dans un silence assourdissant que Charaa a pris acte des violences perpétrées par ses associés contre des civils alaouites ainsi que d’autres communautés. Doit-on en déduire un blanc-seing accordé à ces rebelles avides de vengeance, derrière la promesse initiale d’un après-Assad pacifié ?
[1] Au début du mois de décembre 2024, des dizaines de Syriens se filment dans le palais présidentiel en plein saccage et pillage. Désertés, d’autres édifices et lieux, qui n’étaient pas nécessairement apparentés au régime, sont également vandalisés et même parfois incendiés.
[2] Depuis la fuite de l’ancien dictateur, cette communauté adossée au chiisme, dont des sanctuaires ont été détruits par les jihadistes, se sent trahie. Ce sentiment est partagé par une grande partie des chrétiens de Syrie et par tous ceux qui ne souhaitaient pas l’avènement d’un pouvoir islamiste à Damas.
[3] David Corn, « De-Saddamization, Not Disarmament », The Nation, 18 septembre 2002.
[4] Voir Aaron M. Faust, The Ba’thification of Iraq: Saddam Hussein’s Totalitarianism, Austin, Presses universitaires du Texas, 2015.
[5] Cité par le quotidien arabophone Al-Hayat le 12 janvier 2004.
[6] C’est l’expression utilisée par Meyrav Wurmser, épouse de David Wurmser, conseiller néoconservateur sur le Moyen-Orient auprès de l’ancien vice-président américain Dick Cheney, dans « Reading, Writing, De-Baathification », Washington Examiner, 12 mai 2003.
[7] Myriam Benraad, Irak, la revanche de l’Histoire. De l’occupation étrangère à l’État islamique, Paris, Vendémiaire, 2015.
[8] Al-Jalali avait plus tôt exhorté à la tenue d’élections libres et à la préservation des institutions publiques pour garantir la sécurité des citoyens, proposant de surcroît son appui au processus transitionnel.
[9] « The Life and Death of de-Baathification. Vie et mort de la débaasification », dans le dossier « L’Irak en perspective », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 117-118, 2007, pp. 203-223.
[10] « Débaathification en Irak : justice transitionnelle ou simple vengeance ? », Revue québécoise de droit international, vol. 27, n° 1, 2014, pp. 31-60.