Daesh ou le théâtre de la mort : le pouvoir de la mise en scène dans la communication de l’Etat islamique
Yannick BRESSAN
Docteur es sciences humaines,
chercheur en neuropsychologie cognitive et en cyber-narration (Strasbourg),
chercheur associé au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R).
Aux fondements historiques…
Une représentation théâtrale est une forme de réalité spatio-temporelle prenant place à côté, en parallèle, de la réalité quotidienne. Les metteurs en scène ont, depuis Eschyle jusqu’à nos jours[1], tentés de donner une forme d’existence pleine et entière aux représentations qu’ils conçoivent.
Cette « réalité fictive » est le résultat (plus ou moins réussi !) d’une mise en scène conçue et réalisée selon des règles et des codes assez précis, quoi que souples et évolutifs. L’objet de ce travail dont le metteur en scène à la charge est de toucher le spectateur, de provoquer en lui des émotions positives ou négatives, de le faire adhérer afin qu’émerge la réalité théâtrale. Si l’adhésion est assez forte, le spectateur ne verra plus un comédien sur des planches mais il percevra Hamlet à la cour d’Elseneur ; il pourra même en être affecté émotionnellement.
Pour ce faire, le metteur en scène, outre son talent, a à sa disposition toute une « boite à outils » comprenant des potentiels humains et techniques. Les comédiens, les éclairages, le son, la scénographie, les accessoires mais aussi le texte sont autant de matériaux qu’il lui faudra assembler en une composition qui aura une cohérence interne, afin de donner à la représentation une forme de réalité efficiente. Cette réalité, son attractivité visuelle mais aussi conceptuelle, conditionneront l’engagement du spectateur.
Cet engagement est l’un des premiers paliers vers l’adhésion du spectateur qu’est en droit d’espérer le concepteur de la représentation. Plus encore, c’est l’adhésion émergentiste du spectateur qui permettra de faire « apparaitre » à ses yeux et dans son esprit la réalité fictionnelle qui pourra neuro-psychologiquement et physiologiquement le toucher voire l’affecter jusqu’au rire, à l’effroi (face, par exemple, à Médée, mère infanticide, poussant son cri de douleur et de colère) ou jusqu’aux larmes.
L’adhésion émergentiste est le degré supplémentaire à la « simple » adhésion bien connue en psychologie. De fait, l’adhésion émergentiste est un phénomène neuropsychologique et cognitif qui s’active suite à l’engagement important du sujet-adhérant au sein de la réalité conçue par le metteur en scène.
Ce n’est pas parce qu’un individu adhère à des propos politiques ou religieux par exemple, que sa réalité de fond va être bouleversée. Mais, suite à ce premier phénomène-racine de « simple adhésion », le sujet est amené à se repositionner face à sa réalité quotidienne. Intervient dès lors un phénomène psychique fondamental : la « dissonance cognitive » déclenchée par un acte, un message ou une perception.
Le « sujet-dissonant », en état d’instabilité psychique, sera ainsi amené via un message (ou une action) savamment écrit et mis en scène, à faire émerger par l’adhésion émergentiste, une autre réalité (construite de toute pièce par le metteur en scène du message) qui pourra totalement ou en partie se substituer à la réalité quotidienne du spectateur. L’ « individu-dissonant » trouvera ainsi, dans la réalité émergente qui a été construite à cet effet, une forme de (ré)confort dont l’esprit humain a besoin pour fonctionner correctement.
Les effets d’une représentation sur les spectateurs de théâtre sont empiriquement bien connus. Descartes n’avait-il pas, dans la deuxième Méditation métaphysique, dénoncé l’image comme ne parvenant qu’à illusionner en « plongeant le spectateur dans un état similaire à celui d’un songe[2] ». Pour poursuivre cette réflexion en s’appuyant sur les réflexions des « compositeurs de réalité » que sont les hommes de théâtre, relevons avec eux combien l’image, par la contemplation, attache à l’immédiateté des sensations : « Le mot détache, l’image attache[3]. » C’est ce piège que dénonçait, entres autres, Bossuet, redoutant les dangers inhérents à l’image et à la fascination qu’elle peut exercer. Il s’agissait de se prémunir du pouvoir du visuel sur l’esprit.
Bien avant déjà, dans le théâtre antique, la chose avait été observée par les historiens comme Suétone pour les Romains (vers 69 ap. J.-C) et les philosophe grecs[4] tel Platon, par exemple. En effet celui-ci, ne mettait-il pas en garde contre la Mimésis dans le sens d’une représentation du réel par des outils narratifs ? Aristote avant lui, au contraire, vantait la force et l’importance sociale (religieuse) via la catharsis, d’un tel phénomène qui puise l’une de ses racines neuropsychologiques dans la construction de métaphores. Dans les deux cas, le « pouvoir » de la représentation sur l’esprit humain est reconnu.
Ainsi, sans avoir, bien évidemment, à sa disposition les outils scientifiques dont nous disposons aujourd’hui, Aristote, dans son ouvrage La Poétique[5], souligne l’importance des métaphores dans la représentation dramatique. Cela s’avérera être une intuition fulgurante. En effet, bien plus tard, cette intuition sur l’importance des métaphores dans le cadre d’une représentation correspondra, à l’une des activations cérébrales fondamentales de l’adhésion émergentiste mise à jour au XXIe siècle !
De fait, notons ici – ce sera fondamental pour notre étude – le rapport étroit qu’entretient le principe d’adhésion émergentiste (PAEm) avec la métaphore et l’observation de l’activité de zones cérébrales liées au traitement des métaphores lors de l’activation du PAEm. Relevons en particulier le gyrus frontal inférieur gauche qui est une région clé dans la mise en action de ce phénomène neuropsychologique.
La conception et la réalisation d’un espace et d’un temps de représentation crédible sont la pierre angulaire d’une mise en scène réussie. Les communicants et autres réalisateurs l’ont bien compris.
L’objet d’une mise en scène théâtrale est, en général, la transmission par l’image scénique du message qu’a voulu le dramaturge lors de la rédaction de la pièce. Le metteur en scène va contribuer à ce qu’au-delà des mots de la pièce, le message soit clairement perçu et, d’une certaine façon, qu’il « s’imprime » dans l’esprit du spectateur.
Cette volonté de marquer les esprits par des représentations audiovisuelles trouve depuis quelques années un écho offensif dans les « entreprises terroristes » et en particulier récemment par l’usage que fait Daesh de la mise en scène dans ses vidéos de propagande.
Une fois ce petit détour théorique effectué afin de bien poser les bases de notre question, voyons à présent les détails concrets (techniques et scientifiques), opérationnels et contemporains tel que Daesh les emploie.
Les concepteurs et les techniciens qui créent, composent et réalisent ces messages vidéo – qui sont de véritables opérations psychologiques à résonnance planétaire menées simultanément sur divers supports (réseaux sociaux, internet, télévision, magazines, etc.) – sont très bien informés des règles de construction audiovisuelles et appliquent empiriquement les techniques ad hoc pour obtenir l’effet optimum dans l’esprit de ceux qui visionneront et entendrons ces messages. Ce sont, pour la majorité d’entre eux, des Digital natives[6], des individus de la fin du XXe siècle. Nombre d’entre eux ont été formés dans des grandes écoles européennes ou américaines.
Nicolas Hénin, ancien otage de Daesh, souligne dans son ouvrage récent qu’il s’agit là des « enfants de twitter, on a le même bain culturel, les mêmes références et ce n’est pas étonnant d’ailleurs qu’une des principales sociétés de production qui produit les vidéos de l’Etat islamique ait été fondée par une bande de djihadistes allemands[7]. » En effet, les vidéos de propagande de Daesh sont produites par une société de média spécialement conçue à cet effet, Al-Hayat (la vie), mise en place en mai 2014 et dont l’objectif est de créer la propagande à destination du public occidental. Cette cellule est composée principalement de citoyens allemands emmenés par un chef charismatique, l’ancien rappeur Deso dogg. Originaire de Berlin. Il est aujourd’hui connu sous son nom de guerre d’Abou Talha Al-Almani.
Il est indéniable que dans la stratégie de communication des djihadistes, la mise en scène occupe un rôle fondamental. Comment procèdent-ils ? Dans quels buts ? Selon quelles modalités ? Quels en sont les effets neuropsychologiques possibles sur ceux (en Orient ou en Occident) qui visionneront ces messages audiovisuels sur Internet ou ailleurs ? C’est ce que nous allons voir.
Les ressorts théoriques, techniques et opérationnels du « théâtre de la mort » de Daesh
Si l’on s’en tient, dans un premier temps, à des considérations purement techniques, il convient de relever à quel point l’emploi ou le réemploi de codes visuels empruntés au monde du jeu vidéo et du cinéma, sont très présents dans la structure même des films de propagande de Daesh. Loin de l’approche d’un autre âge telle que l’utilisait il y a quelque temps Al-Qaïda dans ses films, où des barbus enturbannés étaient présentés du fond de leur grotte pour asséner une logorrhée parfois (souvent !) indigeste ou, tout du moins, inaccessible aux non-initiés et encore moins aux non-arabophones. Cette approche pouvait rendre difficile tout processus d’identification.
L’impact de cette stratégie de communication était alors à portée limitée. Il s’agissait d’entretenir un bruit de fond suite à l’attaque massive sur les esprits du 11 septembre 2011. Al-Qaïda a communiqué sur ses actions et parfois s’est simplement contenté de laisser faire la « caisse de résonnance médiatique » sans particulièrement contrôler la « mise en scène » des messages envoyés. Il s’agissait alors d’un acte fondateur en matière d’attaques psychologiques à grande échelle, mais l’image des djihadistes d’Al-Qaïda, si dangereux soient-ils, semblait de plus en plus loin des attaques ou des communications terroristes contemporaines propres à faire « dissoner[8] » une partie de la planète. Le phénomène est d’autant plus patent que le public s’était peu à peu habitué à cette présence et à cette « menace » très relativisée par l’image, par exemple en France, d’un Ben Laden présenté en marionnette assez sympathique aux Guignols de l’info de Canal+ !.
Aujourd’hui avec Daesh nous assistons à l’avènement d’un terrorisme 2.0. Ce nouveau terrorisme utilise avec une redoutable efficacité dans ses opérations psychologiques les outils et les effets de la mondialisation et de la communication qui s’est dessinée via Twitter, Facebook et consorts.
Daesh, dont nous avons vu combien les équipes sont constituées de jeunes spécialistes de la communication, des réseaux et de l’image, utilise à outrance les médias pour tisser sa toile dans les esprits et accomplir son projet, celui de l’établissement d’un califat.
Daesh a compris que cette guerre se conduit et se gagne avant tout dans les esprits. Cette approche clairement orientée vers les Cyber-Psyops[9] est la conjonction d’une maitrise technique, des codes esthétiques (de mise en scène) et d’une excellente connaissance de la culture des cibles.
Les « artistes de l’horreur » de Daesh, au regard de leur jeune âge (30-40 ans) sont des Digital natives, bercés par la télé-réalité, ses codes audiovisuels et sa linguistique (!), ainsi que par l’omniprésence de l’image, des réseaux sociaux et de la communication de masse.
Le réinvestissement de ces codes dans leur travail de propagande et dans leurs attaques psychologiques est pour eux quelque chose d’extrêmement naturel ; seul change le sujet et l’objectif à atteindre. C’est une digestion et une réadaptation permanente des outils numériques qui leur offrent des opportunités exponentielles de visibilité et une « caisse de résonnance médiatique ». Il leur reste dès lors à savamment doser leurs effets de mise en scène et leur timing.
C’est un travail somme toute assez simple lorsque l’on connait bien sa cible, ses forces et surtout ses faiblesses, son rapport à la vie, à la mort, aux enfants, etc. Les grandes lignes du « spectacle » sont déjà écrites il ne reste qu’à le réaliser, les spectateurs du monde entier sont prêts à regarder et quelques-uns même en redemandent.
L’objectif est double. Il y a deux cibles à ces Psyops et Cyber-Psyops d’où la difficulté d’une approche trop simpliste. Tâchons malgré tout de faire une synthèse :
– la première cible est celle qu’il s’agit de fasciner et que Daesh appelle à rejoindre activement dans ses rangs ;
– la seconde cible est amenée à la sidération par des opérations psychologiques. Cette sidération de masse résultant d’attentats récurant entretient un climat latent d’intimidation et de terreur.
La motivation principale de ces deux objectifs est bien l’établissement d’un califat.
Ce projet clairement affiché de rétablissement du califat est une « valeur positive » qui en psychologie est un stimulus puissant qui peut justifier les actes pouvant sembler incompréhensibles à ceux plus éloignés de l’essence d’une telle vision religieuse extrémiste.
Lauretta Napoleoni, dans Atlantico du 5 février 2015, souligne la force de cet appel « patriotique » en élargissant la question : « Tout est séduction dans le message de l’Etat islamique. Celui-ci traduit une sorte de rêve patriotique. Les candidats au djihad sont séduits par une utopie politique musulmane, l’attente d’un Etat indépendant. Ils ont le sentiment d’avoir toujours été empêchés d’atteindre ce rêve à cause de dictatures, de monarchies inféodées à l’Occident, ou de monarchies absolues, au premier rang desquelles se trouve l’Arabie saoudite. Pour la première fois, ils assistent à la mise en pratique de cette utopie. C’était d’ailleurs tout le sens du message d’Al-Baghdadi : « venez nous rejoindre, et nous aider à construire notre Etat. » J’établis un parallèle avec le processus de construction d’Israël, car le message était le même avant qu’un Etat ne soit constitué : venez, nous allons construire un Etat juif, nous avons besoin de vous. »
Pour ce faire, la teneur de la propagande n’est pas la même pour les femmes ou les hommes. Pour les hommes, le message est simpliste. C’est la démonstration de virilité qui prime : gros fusil d’assaut, belle barbe, lunettes de soleil façon film américain… Pour les femmes, les divers témoignages que nous avons pu recueillir font état de motivations quelque peu différentes : une vie saine, conforme à leur foi, avec un mari bon musulman se battant et mourant pour ses valeurs et le califat.
Pour la seconde cible, celle que Daesh souhaite maintenir dans la sidération, il faut déclencher (et entretenir) une forme d’effroi face aux horreurs incompréhensibles et n’en finissant plus de progresser dans la barbarie. Pour ce faire les codes audiovisuels sont simples et posent un écrin contemporain, très « tendance », à la mise en scène de ce théâtre de la mort. Il suffit par exemple de puiser chez CNN ou Al-Jazeera les codes audiovisuels qui ont fait leurs preuves.
Parmi ces codes, nous pouvons relever les plus usités et les plus efficaces. Notons les contrastes, les luminosités et les couleurs souvent très « forcées » à la façon des jeux vidéo. La maitrise et le (bon) choix du cadrage constitue également une véritable « arme » psychologique : aux plans serrés suscitant l’émotion, la compassion ou l’effroi succèdent des plans larges posant un cadre neutre, voire apaisant, suscitant un très fort contraste avec les actes barbares ou les propos violents proférés avant l’exécution. Le tout est mis en scène sur fond de musique religieuse (exaltante ?). Tout cela concourt à transformer l’horreur de l’exécution en un « grand spectacle » déréalisé mais qui conserve malgré tout la force et la sauvagerie du réel.
L’ « appel d’air cognitif » est ici à son comble, en particulier lorsque l’objectif de la caméra cherche en gros plan le regard du futur condamné après l’avoir (re)présenté dans un espace dégagé, relativement neutre et entouré de deux hommes calmes et fixes eux aussi. La stabilité de l’image et du sujet contraste très fortement avec l’acte que s’apprêtent à commettre ces hommes.
Le calme de la victime, lui aussi mis en scène suite à de nombreuses « répétitions » de l’acte d’assassinat sans que celui-ci ne soit effectué pour le mettre en confiance, pose à l’image un calme étrange. La victime croit en une énième « répétition » de la pièce et garde son calme. Pour les spectateurs, il semble accepter son sort en lui donnant (tout du moins visuellement) une forme de légitimité. Le « metteur en scène » de l’exécution ne souhaite pas de cris, de hurlements ou d’injures qui seraient, pour son message, contre-productifs. L’image doit rester « propre » !
Javier Espinosa, retenu plusieurs mois en otage par Daesh en Syrie témoigne[10], dans un long récit édifiant paru dans El Mundo, de ces pratiques de manipulation qui ont pour objet de « préparer la victime ».
Les techniques de simulacres d’exécution sont de véritables tortures psychologiques « classiques » employées ici au service de l’image et du message idéologique. L’otage prend une forme de confiance par ces jeux de simulations répétées. Le jour réel du « spectacle », la mise en scène est réglée.
L’otage est calme (esthétique de l’image), il se dégage comme une forme d’« acceptation de la sentence d’Allah ». L’image est ainsi mise en scène au service de la/leur « vérité ». Espinosa raconte des simulacres d’exécution de la part de trois gardiens encagoulés, surnommés les Beatles par les otages, et qu’il traite de psychopathes. Il raconte comment l’un d’eux lui pointe une arme sur le front avant de tirer par trois fois. Mais l’arme n’est pas chargée. Cette torture psychologique qui vient s’ajouter aux mauvais traitements physiques et aux privations, place la victime dans un état psychologique très intense. Parfois on rassure les otages en leur disant qu’il s’agit juste de tourner une vidéo, pas d’exécution… et là, l’assassinat s’accomplit !
L’esprit du spectateur assistant au résultat de cette mise en scène de la mort est alors écartelé entre les revendications belliqueuses des assassins et le calme quasi-religieux de la victime. La « dissonance cognitive » provoquée par cet « écartèlement narratif » mettra le spectateur dans une position d’inconfort psychique. Cet inconfort pourra se résoudre alors par de la fascination pour les fans du genre, ou de la sidération pour ceux plus éloignés de ce style cinématographique. Dans les deux cas, l’image ne laissera pas indifférent. L’effet est d’autant plus probant dans le cadre des « mises en scène de la mort » de Daesh que la notion de réalité intervient. L’acte n’est pas fictionnel, un homme va vraiment mourir sous l’œil de la caméra (et par là-même, sous le mien !).
Cette dissonance en action peut-être le premier palier vers une adhésion. L’acte est barbare et atroce, certes, mais le calme général de la mise en scène entretient voire déclenche chez certains – plus fragilisés socialement, psychiquement ou simplement plus réceptifs aux discours de Daesh – une attention, une réceptivité et une adhésion. Ils pourront alors être conduits à rejoindre les troupes des djihadistes ou cela leur donnera un sentiment de légitimité qui pourra les conduire, pour les plus affectés, à passer à l’acte dans les pays où ils vivent.
Au-delà de la « simple » adhésion, il existe un autre palier plus puissant encore et contre lequel une étude détaillée appliquée au domaine de la contre-radicalisation semble aujourd’hui plus que nécessaire. Il s’agit de l’adhésion émergentiste où la réalité quotidienne du sujet se voit bousculée et remplacée (plus ou moins rapidement) par celle induite par le message véhiculé dans les opérations psychologiques et de communications.
Pour bien appuyer et renforcer cette adhésion et cet « appel d’air cognitif », les techniciens de l’image de Daesh ont encore d’autres moyens dans leur « trousse à outils ». Là encore, ces codes filmiques sont directement importés du cinéma hollywoodien et des séries télévisées contemporaines.
Relevons par exemple les ralentis au moment de l’acte de violence que l’on retrouve dans un bon nombre de séries comme par exemple Spartacus, Game of Thrones ou le film Les 300 (une référence du genre). Notons aussi certains jeux vidéo comme Assassin’s Creed Unity par exemple, qui met en scène son action et sa narration à l’origine des descendants d’une lignée séculaire d’assassins (les bâtinis) sévissant au temps des guerres saintes et répondant à un grand maître spirituel (Le « vieux de la montagne » !) pour rétablir la justice sur terre. Le joueur sera amené à s’identifier à l’un de ces individus.
Dans ce cadre de l’esthétique audiovisuelle, les ralentis, par exemple, sont récurrents et provoquent chez le spectateur un effet de suspension du temps et de réceptivité particulière à la violence et à ses détails. Il s’agit de créer un moment filmique d’empathie avec la victime tout en la déréalisant.
Là encore, ces sentiments paradoxaux peuvent conduire à une forme de « dissonance cognitive » et d’adhésion en faisant, de plus, appel au cortex cingulaire antérieur et à l’insula antérieure qui s’activent en réponse empathique à la douleur de quelqu’un. Il s’agit précisément là de l’une des activations cérébrales qui met en action l’adhésion émergentiste[11].
Dans une moindre mesure, cet effet actuel/virtuel est peut être un des éléments qui participe au succès des télé-réalités depuis de nombreuses années. Est-ce étonnant au regard de l’âge des gens qui « commettent » pour Daesh ces réalisations et leurs mises en scène ? Ils ont grandi dans l’univers de la télé-réalité, de ses codes, de ses ressorts. Ils s’en inspirent et s’en emparent très logiquement et leurs cibles, elles aussi abreuvées de télé-réalités, y sont sensibles. Ils parlent et se reconnaissent dans ce même langage audiovisuel et en cela, les Psyops de Daesh mettent en confiance leur public et futures recrues, à la différence des messages institutionnels de lutte contre la radicalisation qui eux en sont parfois très loin ou trop caricaturaux.
Au regard de ce constat et de ces observations, il est clair que nous avons affaire à de véritables professionnels qui savent parfaitement ce qu’ils font. Les images de Daesh sont « produites par une agence spécialement dédiée » avec « un grand professionnalisme ».
Outre l’empathie que peut entrainer la sidération déclenchée chez le spectateur par les activités, la barbarie et leur mise en scène, il faut noter un point important. Celles-ci sont (re)présentées de manière récurrente et savamment dosées par les cellules de communication et de Psyops de Daesh. Elles créent ainsi une forme d’attente, de rythme épisodique ou la suite, le prochain épisode, sont consciemment ou inconsciemment attendus. Ils marquent ainsi les inconscients collectifs de leurs dissonances à répétition ! Comme pour toute bonne série, l’épisode suivant devra surpasser le précédent. Là encore, Daesh ne déroge pas à la règle en se surpassant à chaque fois dans l’horreur et le déni d’humanité. Les attentes n’ont, de ce point de vue, pour l’instant pas été déçues.
Cette technique de sidération est éminemment verticale et le public reçoit et subit le message de « l’ombre toute puissante » pour laquelle veut se faire passer Daesh. Cet effet « d’ombre autoritaire agissante » a parfois l’appui, involontaire certes, mais maladroit, de nos médias qui en font trop pour des raisons, là encore, de spectacle. Daesh en a conscience et cela fait partie de son arsenal Psyops. C’est une « caisse de résonnance » qui amplifie l’onde de choc.
Cette onde de choc, en particulier chez les publics en voie d’adhésion, est l’une des racines psychiques d’un état de tension très bien connu en psychologie sociale. Il s’agit de distiller la dissonance déjà évoquée plus haut pour créer chez le public un état de tension qui pourra le pousser à obéir à celui qui se présente comme étant une forme d’autorité (morale, religieuse, guerrière, etc.). Cette autorité donne des ordres. Ces ordres seront parfois perçus par le sujet qui les reçoit comme difficilement acceptables ou moralement douteux.
La tension que peut alors ressentir l’individu-cible qui est appelé à obéir aux injonctions du « chef » est le signe de sa désapprobation (plus ou moins forte) à un ordre de l’autorité. L’individu fera alors tout pour baisser ce niveau de tension.
Le plus radical serait la désobéissance, ce qui, bien heureusement, se passe dans la majorité des cas pour les publics ciblés. Néanmoins, un certain nombre de sujets adhèrent plus ou moins aux thèses de Daesh et en cela ils se positionnent de facto sous l’égide de l’émir auto-proclamé. De ce fait, ces individus plus ou moins « adhérants », d’une certaine façon, acceptent de se soumettre et sont ainsi engagés à continuer à obéir. C’est « l’état agentique » tel que l’a théorisé[12] Stanley Milgram dans sa fameuse expérience des chocs électriques.
Cet état agentique pousse ainsi une personne à se considérer comme étant un agent d’une volonté extérieure. Pour Milgram, le sens moral de l’individu ne disparaît pas : tension, état d’âmes, conscience du mal. L’individu se sent engagé auprès d’une autorité extérieure et peut « dissoner » très fort suite à cet engagement ! Lorsque le sujet obéit, il délègue sa responsabilité à l’autorité et passe complètement dans l’état agentique. Il n’est alors plus autonome, c’est un « agent exécutif d’une volonté étrangère[13] ».
Milgram fera un rapprochement avec le comportement de la plupart des Allemands (et collaborateurs) sous l’Allemagne nazie. En effet, ils suivaient les ordres d’une autorité qu’ils respectaient et étaient un des multiples « maillons » de la chaîne de l’entreprise d’extermination des Juifs. Un conducteur de train était ainsi « déresponsabilisé » de son travail, tout comme le gardien du camp, etc. et pouvait ainsi attribuer la responsabilité de ses actes à une autorité supérieure (un caporal, un officier, un « Führer », un patron, un émir, un dieu !). La ressemblance avec le fonctionnement vertical et très hiérarchisé de Daesh est troublante et mérite, pour le moins, d’être posée.
De fait, ce principe de verticalité, d’obéissance aveugle et du rôle de l’autorité que Milgram relevait lors de l’état agentique, Samuel Laurent rapporte dans son ouvrage Al-Qaïda en France[14] les propos très éloquents d’un djihadiste : « L’islam (le Coran) enseigne tout : comment manger, comment dormir et même comment aller aux toilettes. Les gens veulent savoir quoi faire tout le temps ! et l’islam donne exactement ça, il s’agit d’une carte, elle te guide de ta naissance jusqu’à ta mort et si tu te conformes strictement aux indications de cette carte, alors les portes du paradis te seront grandes ouvertes. Pas d’erreurs possibles, pas d’interprétations, pas de doutes, pas d’angoisse ».
Laurent complète[15] par les propos qu’il rapporte du cheikh Omar Al-Bacri (salafiste libanais proche de Daesh) : « Quand vous devenez salafiste, tout devient rassurant, le coran vous guide en toutes circonstances. Il vous explique quand et comment agir: couper la main aux voleurs, donner cent coups de fouets aux fornicateurs, quatre-vingt aux buveurs d’alcool… tout est clair ! »
L’attente de la soumission propre à l’état agentique de Milgram est très claire. Là encore la citation des propos[16] d’un autre djihadiste va totalement en ce sens lorsqu’il dit «Toute ma vie s’articule autour d’un seul et unique principe : la soumission à dieu. (…) L’islam représente la seule solution à tes questions. » Samuel Laurent analyse ces propos en les rapportant à l’aune d’un point précis : « le salafisme se fonde sur l’oumma, la communauté des croyants : une masse indivisible laissant peu ou pas de place à l’individualisme, impossible d’en contester les ordres ».
Il est donc fait appel à la soumission totale des individus et cet effet de déresponsabilisation est fort probablement renforcé par le « désinvestissement de soi » (obtenu via le l’adhésion émergentiste dont nous avons vu le rôle) déclenchée par les mises en scène. Cet état est très proche d’un état hypnotique !
Des études scientifiques[17] en sciences cognitives et neuropsychologie ont montré que la diminution de la variabilité du rythme cardiaque observée lors de la mise en action de l’adhésion émergentiste est considérée comme la mesure la plus fiable de la profondeur de l’état hypnotique (Diamond et al., 2008).
Parallèlement, la suspension de l’activité dans les régions cérébrales médianes toujours repérée dans l’état d’adhésion émergentiste, est caractéristique de l’altération de l’état de conscience comme dans l’état végétatif (Laureys et al., 2004) l’anesthésie (Fiset et al., 1999) et l’état hypnotique (Faymonville et al., 2006).
L’effet combiné de l’état agentique et de l’adhésion émergentiste (à moins qu’ils se nourrissent l’un, l’autre) serait alors redoutable et serait, peut-être, l’une des clés psychologiques afin de mieux appréhender le comportement de ces individus extrémistes et d’en saisir les processus de radicalisation.
- [1] Y. Bressan, Du principe d’adhésion au théâtre. Approche historique et phénoménologique, en particulier la première partie, « La dimension spatio-temporelle théâtrale et ses implications : De la Grèce antique aux nouvelles technologies », Paris, L’Harmattan, 2013.
- [2] J.-P. Perchellet, L’Héritage classique : la tragédie entre 1680 et 1814, Honoré Campion, Paris, 2004, p. 56.
- [3] R. Debray, Vie et mort de l’image, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992, p. 106.
- [4] Voir Y. Bressan, Du principe d’adhésion au théâtre, en particulier Partie I, chapitre 1, op cit.
- [5] Voir Aristote, Poétique, 1449b.
- [6] Né à l’ère d’internet.
- [7] Nicolas Hénin, Djihad accademy, Paris, Fayard, 2015.
- [8] En référence à la « dissonance cognitive » de Festinger sur laquelle nous reviendrons plus explicitement et qui est présentée dans le cadre du renseignement dans la note Y. Bressan, « La force des Psyops de Daesh. Leurs méthodes analysées à l’aune du phénomène neuropsychologique d’adhésion émergentiste » : Quelles perspectives de lutte ? », Tribune libre n° 54, www.cf2r.org.
- [9] Opérations psychologiques en ligne ou utilisant les réseaux et médias.
- [10] http://www.elmundo.es/internacional/2015/03/15/5502e97d22601d8a288b456f.html
- [11] Voir à ce sujet M. N. Metz-Lutz, Y. Bressan, N. Heider, H. Otzenberger, « What Physiological Changes and Cerebral Traces Tell Us about Adhesion to Fiction During Theater-Watching? » in Frontiers in Human Neuroscience. 2010; 4: 59
- [12] S. Milgram, La Soumission à l’autorité : Un point de vue expérimental [« Obedience to Authority : An Experimental View »], Calmann-Lévy, 1994.
- [13] I. Stengers, « Qui est l’auteur » in Surfaces, volume II, Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 1992, p. 30-31
- [14] Samuel Laurent, Al-Qaïda en France, Paris, Editions du Seuil, 2014, p. 126.
- [15] Ibid., p. 39.
- [16] Ibid., p. 40.
- [17] Réalisées en 2007-2008 au Laboratoire d’Imagerie et Neurosciences Cognitives, Hôpital Civil de Strasbourg, CNRS, et qui ont donné lieux à d’autres nombreuses recherches.