Comprendre et appréhender le risque terroriste : les faiblesses françaises de la prospective
Nathalie CETTINA
Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R)
Les Assises nationales de la recherche stratégique qui se tenaient à Paris le 8 juin 2011, en dénonçant le « grand vide de la pensée stratégique », avaient le mérite de poser la nécessité d’une réflexion d’anticipation en matière sécuritaire[1]. Il est dommage que le débat engagé ait rapidement achoppé sur une approche globalisante de la sécurité, présentant hâtivement toute crise comme planétaire, faisant fi des enjeux locaux et des particularismes régionaux, au profit d’une lecture rectiligne où global et local s’entremêleraient inéluctablement.
La tentation d’une pensée globalisante, tant sur le plan politique, diplomatique, économique, que sur celui de la criminalité, a de tout temps existé en ce qu’elle est le fruit d’une puissance qui se pense globale. Nous serions en présence d’un territoire mondialisé, d’une menace multilatérale, et par conséquent d’un cadre de lutte unique et planétaire, dans lequel la séparation entre la sphère intérieure et la sphère extérieure serait devenue inexistante. Cette approche appliquée aux phénomènes criminels ne résiste pas à la lecture des faits, puisqu’elle conduit à surévaluer la dimension multilatérale des criminalités. Cette pensée se révèle rapidement subjective, éloignée de la réalité, et paresseuse car conformiste. En matière de terrorisme, une telle analyse se trompe dans la mesure où elle revient à étudier le phénomène à travers le prisme de la puissance globale que sont les Etats-Unis, et conduit les autorités politiques à détenir une vision éloignée des faits.
La France aurait-elle perdu sa propre capacité d’analyse en adoptant des schémas d’analyse de la menace venus d’ailleurs ? Ne devrions nous pas favoriser une réflexion sur la base de la sociologie et s’attacher à l’acte lui-même, au plus près du phénomène, en rejetant une vision de haut ? Les sept assassinats commis à Toulouse au mois de mars 2012 par un jeune français d’origine maghrébine, présenté par le Directeur central du renseignement intérieur comme un acte isolé relevant « davantage d’un problème médical que d’un simple parcours djihadiste »[2] concourent à poser la question.
Il semble intéressant d’ouvrir un débat sur le sujet en apportant un éclairage sur les enjeux qui s’y attachent :
- pourquoi vouloir structurer une réflexion en termes de prospective au sein des services de sécurité ?
- comment repenser l’écho surdimensionné attribué au phénomène terroriste ?
La prospective, une donnée indispensable à la lutte antiterroriste
Le travail antiterroriste, centré sur l’anticipation et la prévention, nécessite de disposer d’un recul, d’une réflexion, détachée des enjeux et priorités politiques, axée sur la neutralité, l’expertise, la pluralité des approches.
Dans le domaine de la lutte antiterroriste, et plus largement de la criminalité, la prospective est quasi-inexistante. Prévaut une approche empirique des phénomènes, qui conduit à ne pas réfléchir au lendemain de la menace.
Toutes les tentatives de faire de la prospective au sens scientifique, ce sont rapidement arrêtées. La Délégation à la prospective et à la stratégie instituée auprès du ministère de l’Intérieur a été dissoute concomitamment à la création du Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégique. Cette délégation avait mené un travail intéressant en réfléchissant à un catalogue de menaces à 15-20 ans. Un travail ambitieux qui ne fût pas utilisé.
Seules existent aujourd’hui des projections. Les services de renseignement disposent de cellules de stratégie, mais ne maîtrisent pas les outils scientifiques de la prospective. Le travail s’opère sur des faits ponctuels, en l’absence de vision à long terme. La réflexion demeure embryonnaire. La prospective ne fait pas davantage partie du mandat des structures opérationnelles de coordination du renseignement, même si ce sont les seules à même de la mener. Les informations remontées se limitent en un descriptif, les faits sont constatés. Au mieux l’on assiste à une projection des services à quelques semaines ou quelques mois.
L’action publique au sens large n’intègre d’ailleurs pas de prospective scientifique. Cette carence a empêché les diplomates du ministère des Affaires étrangères d’anticiper les révolutions qui pointaient au début de l’année 2011 dans les pays arabes. C’est là se heurter à une absence de compréhension de phénomènes, qui se révèlent déclencheurs de changements profonds.
Le déséquilibre est aujourd’hui préjudiciable entre une priorité affichée par les autorités politiques à la lutte contre la menace terroriste, une sur-médiatisation des actes, et l’absence de base scientifique à la réponse apportée. La gestion de crise, particulièrement développée, n’est pas associée à une gestion des risques axée sur une compréhension en amont du phénomène, que seule une réflexion prospective serait en mesure de nourrir.
La démarche prospective en tant qu’instrument d’aide à la décision n’a pas pour vocation de prédire, mais d’aider à construire une réponse en phase avec la compréhension du phénomène.
Cette fonction d’identification et de veille se veut permanente pour être à même d’intégrer le changement dans sa réflexion. Elle se veut un outil d’aide à la décision, avec l’ambition d’introduire le long terme dans les critères d’appréciation du politique, et ainsi rompre avec une vision urgentiste (budgétaire, partisane, électoraliste) de la prise de décision. Une fois détachée de priorités à court terme, la réflexion prospective peut développer une approche stratégique et élargie des phénomènes étudiés, intégrant un environnement pluridisciplinaire.
Ce sont ainsi les méthodes de l’économie et de la statistique qui pourraient être utilisées pour appréhender le phénomène terroriste. L’identification de variables, d’indicateurs, de modèles, permettrait d’isoler des hypothèses d’évolution, des scénarios, dans la perspective d’éclairer les choix stratégiques. C’est à travers une approche scientifique de la menace que nous parviendrions à comprendre son origine, ses rouages, son développement, son degré de dangerosité, et ainsi à la qualifier et à la quantifier. En permettant de développer une gestion du risque et de la riposte proportionnelle à sa dimension, la prospective aurait un impact majeur sur le processus décisionnel.
Toutefois, ce travail n’apparaît pas en mesure d’être mené par les services opérationnels. Le policier n’est pas un observateur neutre. Ce constat suppose que des personnes extérieures aux services, tels des chercheurs, des universitaires, des scientifiques, des philosophes, travaillent sur le sujet. Il est indispensable d’associer des acteurs neutres à la réflexion à mener sur la compréhension et l’analyse de l’acte terroriste. Eux seuls seraient en mesure de se couper des schémas préconçus, et de repenser le phénomène sous un prisme dépassionné. La prospective pourrait être conduite par un laboratoire de recherche indépendant, dans un but interdisciplinaire, et prendre la forme d’une structure dédiée rattachée au Conseil national du renseignement (CNR) ou à l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT). Cette structure de conseil, extérieure aux services, impulserait la réflexion et alimenterait les structures opérationnelles[3].
Une telle réflexion suppose, au préalable, de cibler les sujets concernés.
La prospective, qui consiste à se projeter dans l’avenir pour essayer de déterminer les lignes de force appelées à s’accentuer, en termes de méthode, de territoire, ne pourra être efficiente que si elle a pour socle une juste compréhension et analyse du présent. Aussi est-ce, dans un premier temps, aux manifestations actuelles qu’il convient d’appliquer les outils scientifiques.
La prospective revêt en cela deux dimensions : l’une tactique de 2 à 5 ans, très concrète, permettant d’améliorer la lutte antiterroriste à court terme, l’autre stratégique, de 10 à 25 ans, permettant d’anticiper les budgets, et les réformes structurelles de fond des services antiterroristes.
Une approche de la lutte antiterroriste en termes de prospective s’articule autour de trois échelons : comprendre la menace, pour être à même de l’évaluer, afin d’appréhender et de contrer les risques.
– La connaissance que les services ont développée des acteurs du terrorisme, des mouvances, du tissu dans lequel ils évoluent ne donne pas lieu, jusqu’à présent, à une analyse scientifique permettant de déceler les motivations profondes des acteurs. La riposte pensée uniquement dans le quotidien et l’urgence empêche de bénéficier du recul nécessaire à une compréhension dépassionnée. L’approche privilégiée des phénomènes criminels favorise une réplique internationale à des phénomènes locaux, et confère systématiquement une dimension internationale à des phénomènes qui ne le sont pas à l’origine. Ceci conduit à créer l’illusion d’être confronté à des problèmes globaux, là où ils sont locaux.
Les déterminants du passage à l’acte terroriste se révèlent être plus complexes et enchevêtrés que ceux affichés et proclamés par les protagonistes. Ainsi, l’objectif affiché d’accaparer les références islamiques et de terroriser l’adversaire au nom de ce qui serait la défense de la religion musulmane contemporaine ne résiste pas à l’analyse. Ni Ben Laden ni les membres d’Al-Qaida n’ont jamais représenté l’Islam, quantité de leurs actes et de leurs déclarations sont en contradiction avec les principes et les enseignements fondamentaux de l’Islam.
C’est là faire un usage détourné de la religion, qui devient uniquement un moyen de propagande. La religion comme « attrape tout » et comme alibi cache un engagement, fruit de circonstances et d’un contexte politique et social. Le « désenchantement du monde » qu’analyse Max Weber, le mécontentement populaire, le malaise socio-économique sont le premier vecteur de la réislamisation. La radicalisation et la fanatisation d’individus se fait par rejet, par recherche d’identité, ou par hasard. Sont réceptifs à l’appel des jeunes en mal d’identité, en mal d’intégration, en colère parce que exclus du processus d’ascension sociale, le plus souvent tiraillés entre deux cultures, deux communautés. Ce qui caractérise les recrues est leur absence de culture religieuse[4].
– L’évaluation de la menace appelle une hiérarchie et une typologie des menaces. Or, le travail sur la menace n’est pas exempt du risque de sombrer dans l’alarmisme et le catastrophisme, notamment en ciblant des phénomènes, dont les signaux faibles sont décuplés. La réalisation d’un travail de prospective reposant sur une expertise scientifique serait un rempart contre ces dérives, en permettant de cibler en amont des tendances, plus discrètes, en phase avec une réalité sociologique, politique, propre à chaque pays.
L’exemple de la priorité donnée par les Etats-Unis au terrorisme NRBC (nucléaire, radiologique, bactériologique et chimique) est éloquent d’une part, de la surévaluation d’une menace dans laquelle des budgets élevés ont été investis et, d’autre part, de la capacité à imposer cette recherche dans le monde universitaire au plan international. Un phénomène identique est attaché à la menace terroriste par internet. Les démocraties occidentales, dont la France, étudient ainsi la menace NRBC et la menace Internet au travers des travaux américains, en l’absence d’une capacité d’analyse scientifique qui leur soit propre.
– L’intérêt d’une démarche prospective est de gagner en efficacité. Anticiper, prévenir, protéger, dédramatiser sont les leitmotiv d’une telle ambition. La connaissance des ressorts d’un phénomène permet de mieux l’appréhender, d’accroître la performance de la riposte. Il ne s’agit pas de produire de la pensée stérile fondamentale, mais de réaliser une recherche appliquée concrète. En cela c’est notre approche même de la réponse antiterroriste qu’il convient de changer.
La prospective, un moyen de repenser le discours sur la menace et de changer la perspective de la lutte antiterroriste
Le discours sur la menace, en surexposant le risque, n’en reflète ni la réalité ni le poids. Notre riposte ne fait qu’entretenir le phénomène, dès lors que nous luttons contre les terroristes avec leurs propres armes. Actuellement, il est regrettable que se soient les terroristes qui nous amènent sur un terrain particulier, le leur. Ceci nous conduit à agir avec un temps de retard, à être uniquement réactif.
Ce constat soulève une question : les personnes qui tiennent un discours sur la menace (directeurs des services, responsables politiques) sont-elles les mieux placées pour avoir le recul suffisant ? L’étude du discours sur la menace conduit à répondre par la négative. La raison en est que les politiques ont toujours été enclins à entretenir la menace, concourant ainsi à la créer, à la faire vivre et perdurer. Les enjeux partisans liés à ce débat ne font qu’accentuer le phénomène, les périodes électorales l’érigent à son paroxysme. Appuyer le discours politique sur un sentiment de menace contribue à nourrir intrinsèquement cette menace, et revient in fine à la manipuler. Le discours que l’on connaît sur la menace est déjà une menace en soi. Attiser la menace aboutit à sur-dimensionner un sentiment d’insécurité, et nourrit ainsi la création d’un besoin de régulation, que les politiques s’empressent de satisfaire en affichant la capacité qui se veut la leur à protéger, à encadrer et à contrôler le risque, fusse celui-ci l’œuvre de son créateur. L’Etat, créateur de risque, a compris que le sentiment de menace est le miroir affiché de sa force. Il puisse là l’intérêt à lui offrir une dimension internationale, globale, mondiale, en tant que signe de danger extérieur, dont l’origine ne peut pas lui être reprochée, mais contre lequel il s’affiche en capacité de répondre, en régulant, en protégeant. Didier Bigo écrivait en 1991 lors du déclenchement de la guerre du Golfe que le discours d’une menace multiforme en « renforce justement la dangerosité puisque, transnationale, la menace ou les menaces échappent à une parade militaire classique et obligent à une nouvelle conceptualisation de la sécurité, plus globale, plus totale et imbriquant profondément sécurité extérieure et sécurité intérieure. Comme dans un délire paranoïaque tout vient s’agencer dans ce discours, et tout élément contraire à la thèse est lu sur le mode du complot et de la ruse »[5] .
Le discours politique partisan en est alimenté[6]. L’annonce d’un monde menaçant, l’affichage d’un risque collectif créent une construction idéologique de la menace, qui diabolise l’adversaire, et justifie la nécessité de l’argumentation générée et des mesures opérationnelles et législatives qui en découlent. Un discourt fort se veut un argument de poids pour démontrer la capacité d’un homme politique, et d’un parti, à apporter des solutions, à agir, à protéger, face à un « ennemi » imposé, affiché, diabolisé, globalisé, mais dont l’identification se perd dans le flou de l’incompréhension de ses vecteurs et dans l’ignorance de son essence. Le discours antiterroriste en théâtralisant l’affrontement et la menace contre l’Etat, en rétorquant par la nécessité d’une « sécurité globale », cherche à attribuer au politique un indispensable rôle de Père protecteur, garant de la sécurité de tous. Les arrestations conduites dans les milieux islamistes sur le territoire français, dans les semaines qui ont suivi les assassinats commis à Toulouse par Mohamed Mehra, participent de cette mise en scène de la menace, de ce discours alimentant les peurs et les fantasmes, destiné à fabriquer un sentiment d’angoisse et de méfiance.
L’instrumentalisation du discours par un groupe politique est reflétée par le sondage réalisé par l’institut IFOP pour le journal Ouest-France en septembre 2011[7]. Ce sondage témoigne de la relativité et la volatilité de la menace terroriste en fonction de l’âge de la population, de sa localisation géographique et de ses opinions politiques. Ainsi, un clivage générationnel et partisan se fait jour puisque la menace terroriste est jugée élevée par 70% des sympathisants de droite et par 52 % des sympathisants de gauche. Elle est jugée très élevée par 19% des sympathisants d’extrême-droite. L’inquiétude vis-à-vis de la menace s’accentue chez les personnes âgées de plus de 35 ans. Le relais journalistique n’est pas dépourvu de rôle dans la perception que la population a de la menace. Ainsi en mai 2011, après la mort de Ben Laden, le sentiment d’une menace élevée était partagé par 78% de la population, là où en avril 2008 il était de 50 %. Les périodes suivants la perpétration d’attentats en Europe sont propices à l’accroissement de ce sentiment de menace, alors que les attentats commis en dehors des pays occidentaux ne soulèvent pas une inquiétude sécuritaire marquée. Ceci démontre l’existence d’une relation de cause à effet entre le sentiment de menace ressenti par la population et le discours politique, générant la couverture médiatique, consacré à la menace terroriste. L’opacité et la dimension eschatologique attachées à l’acte terroriste sont propices à activer un sentiment de peur chez tout citoyen (le risque étant accentué par l’âge et l’orientation politique), une dimension connue du politique et dont il sait pouvoir tirer profit en termes de cohésion nationale.
La conséquence n’en est pas seulement idéologique, mais également économique, puisque afficher la peur de la menace terroriste oblige l’Etat à octroyer à la riposte un budget plus élevé que nécessaire. Le politique se sert d’une menace qui nourrit son discours, donne une assise à sa capacité de régulation et, dans le même temps, l’oblige à déployer des moyens conséquents, qui se révèlent décalés par rapport au besoin réel.
C’est sans doute dans les enjeux politiciens qui s’attachent au discours sur la menace qu’il convient de rechercher l’explication à l’absence de prospective menée dans le domaine de la lutte antiterroriste.
Aussi est-ce la raison pour laquelle nous devons parvenir à nous extirper des grandes tendances, en repensant le discours actuel sur la menace. L’enjeu de la prospective serait de changer la perspective de la lutte en permettant d’être proactif. Repenser le discours sur la menace, au-delà des faits, revêt plusieurs intérêts :
– Débarrasser le terrorisme du soupçon qui pèse sur lui. Ce type de menace concurrence l’Etat dans le monopole de la violence légitime. Il a toujours existé un soupçon attaché à la lutte antiterroriste, soupçon de manipulation, d’instrumentalisation de la menace, de jeu politicien. Développer la prospective rendrait transparente la lutte antiterroriste, et aurait le mérite de lever le voile et le soupçon sur un domaine dans lequel le secret est loin de toujours se justifier.
Ce halo de secret, qui entoure la lutte antiterroriste et concourt à donner l’impression à l’opinion publique que les dirigeants leur cachent quelque chose, ne se justifie pas dans une démocratie moderne adulte.
– Répondre à la question : qu’est-ce qui peut nous menacer ? Cela suppose de repenser, par exemple, notre vision de l’islamisme, notre approche de chrétien ne permet pas de comprendre l’Islam, il s’en suit deux tendances, soit l’on rationalise au vu de nos propres schémas qui ne reproduisent pas la réalité, soit l’on diabolise[8]. Est-ce en mettant en scène une menace islamiste et en risquant ainsi de criminaliser une religion que l’on protège au mieux la nation ?
L’on déjoue 1 à 3 attentats par an, est-ce une réelle menace pour la France ? Est-ce que cela menace plus que l’espionnage économique chinois ou la guerre de l’information américaine, lesquels ont un impact direct sur l’indépendance de notre pays et sa vitalité économique ?
– Repenser l’écho surdimensionné, car global, attribué au phénomène terroriste, et ce pas seulement au niveau des services de lutte antiterroriste, mais au sein de toute la société (médias, opinion publique, responsables politiques), en replaçant le terrorisme au rang d’un phénomène criminel parmi d’autres. La menace terroriste comme la riposte s’inscrit dans un système national, dans une histoire, aussi est-ce également au sein des frontières nationales qu’elles doivent continuées à être appréhendées. Les attentats qui ont frappé la France en 1995 étaient pensés, préparés et exécutés par des personnes vivant en France, issues des banlieues de grandes agglomérations. Ces personnes se sont radicalisées sur notre sol. Les attentats commis à Londres en juillet 2005 se rattachent à un cadre similaire, les terroristes vivaient sur le sol britannique et ont eu l’initiative de leur action. La mondialisation est un concept inapte à expliquer, à lui seul, les attentats commis en Europe au cours des 15 dernières années. Les actes que vient de commettre Mohamed Merah s’inscrivent dans cette logique, actes isolés décidés et commis en solitaire, malgré ses voyages en Afghanistan.
– Faire de la prospective conduirait à s’interroger sur nous-mêmes. Eclairer les décideurs, déceler les tendances lourdes, planifier la nature et les moyens de la riposte supposent également de nous interroger sur notre propre regard porté sur cette criminalité. Si le terrorisme nous fait si peur, c’est qu’il doit nous renvoyer à nos propres fragilités. L’objectif est d’apporter à l’opinion publique une compréhension du phénomène au-delà de l’acte lui-même, en travaillant sur la raison du recours à un moment donné à des moyens monstrueux à notre encontre. En cela, la prospective induit un regard renouvelé sur nous-mêmes.
Or, l’Etat aura-t-il la volonté de modifier son approche de la menace ? Travailler sur la réalité du phénomène, sur sa base et ses protagonistes ferait tomber l’image obscure qui s’y attache et casserait le mythe créé. Lorsque l’on sait que le terrorisme et la menace s’épanouissent dans l’ombre, tout travail de prospective encourrait le risque de les mettre en lumière. Une lumière trop vive les tuerait. Un intérêt existe-t-il pour les services, qui ont érigé le terrorisme au premier rang de leurs priorités, comme pour les responsables politiques, à démythifier une menace qu’ils font vivre et qui en retour les vivifie?
L’Etat, en tant que créature de guerre, a besoin d’être maintenu dans une veille belliqueuse. Rechercher à comprendre l’essence de la menace serait un vecteur de subversion, qu’une dédramatisation du monstre terroriste ferait trébucher. Et si en déstabilisant l’édifice, les partisans de la prospective fomentaient à leur tour un attentat contre l’Etat, « tout n’est que bruit et fureur » nous rappelle Ionesco.
- [1] La Tribune, 8 juin 2011.
- [2] Entretien avec Bernard Squarcini, Le Monde, 24 mars 2012.
- [3] La Grande-Bretagne a su développer une liaison active et confiante entre les services opérationnels et le monde universitaire. Des services comme l’Office of Security and Counterterrorism, le Joint Terrorism Analysis Centre et les Think Tanks concourent à alimenter une passerelle entre le milieu de la recherche et les services. Un forum permanent d’information et d’échange, ouvert et transparent, est initié entre les centres de réflexion et les services opérationnels, axé sur une recherche des causes comme des symptômes du terrorisme, et des moyens de prévenir l’affiliation d’individus à une mouvance terroriste. Il est regrettable que le travail accompli dans le sens de la prospective demeure interne, sans être diffusé dans le cadre d’une coopération européenne.
- [4] Voir Mark Sageman, Les vrais visages des terroristes, Paris, Denoel, 2005.
- [5] Cultures & Conflits, Editorial, n° 2, 1991, pp. 3-15.
- [6] Thomas Arciszewski, « Menace politique et identité nationale », Les cahiers psychologie politique, n°6, janvier 2005.
- [7] IFOP pour Dimanche Ouest France, Baromètre de la menace terroriste, septembre 2011.
- [8] Laurent Micchielli, L’islamophobie, une myopie intellectuelle, 2003.