Antiterrorisme : une fragile coordination
Nathalie CETTINA
Michel Crozier dans ses Réflexions sur le changement soulignait que la « responsabilité première du changement » porte sur « l’homme » [1]. Le décret n° 2009-1657 du 24 décembre 2009[2], en instituant un Conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN), dont l’une des formations est un Conseil national du renseignement (CNR), représenté par un Coordinateur national du renseignement, s’inscrit dans une évolution de fond portée par la volonté politique du chef de l’exécutif de rompre avec la méfiance traditionnelle que les responsables politiques ont de tout temps développé à l’encontre des services de renseignement, dont ils craignaient une toute-puissance[3].
La prise en compte du renseignement à un niveau élevé de l’Etat et l’appel à une coordination des services de renseignement, perçue comme vecteur d’efficacité, est l’aboutissement d’une réflexion lancée depuis deux décennies par professionnels et spécialistes[4]. Le 23 septembre 1995, un groupe de hauts responsables de la police, de la magistrature et de l’administration, sous le pseudonyme de Cicéron, dénonçait dans le journal Le Monde[5], l’absence de soutien donné aux services de police et de justice en période de crise terroriste et l’inexistence d’une véritable politique de sécurité intérieure. D’aucuns mettaient en avant le regroupement de services et d’autres prônaient leur unification. Yves Bonnet privilégiait alors la création d’une « structure unique et permanente de lutte »[6] donnant une prédominance à la police de renseignement. L’unification sous la coupe d’une autorité supérieure a été défendue par certains ministres, comme Jean-Louis Debré ou François Léotard, sous la forme d’une structure semblable au Conseil national de sécurité américain, forte d’une dimension politique. Le préfet Rémy Pautrat appelait de ses vœux la nomination d’un coordinateur national du renseignement qui, placé au-dessus des services, permettrait un étalement dans le temps des questions sécuritaires à partir d’un organe centralisateur de renseignement et de veille. L’idée de telles structures s’est toujours heurtée à l’opposition ferme du président Mitterrand[7]. Pourtant, comme s’interrogeait Jean Guisnel en 1997 « le statu quo est-il tenable dans la période charnière que traverse le renseignement aujourd’hui ? »[8].
Le changement ne s’opère qu’au prix d’un évènement déstabilisateur du système. La crise du 11 septembre 2001 et l’affichage d’un risque terroriste permanent ont érigé la connaissance et l’anticipation en fonction stratégique. C’est bel et bien le souci de contrer le terrorisme islamiste comme la radicalisation, et d’anticiper le risque par une détection de la menace, qui a motivé le rapprochement des RG et de la DST en 2008, puis l’institutionnalisation d’une coordination du renseignement placée auprès du chef de l’Etat en 2009[9].
En 2001, l’auteur de ces lignes écrivait « La clé de voûte est la volonté politique, il n’y aura pas de coordination efficace tant qu’il n’y aura pas de volonté politique pour qu’elle existe et une coordination globale du renseignement »[10]. Un an après l’institutionnalisation du Conseil national du renseignement, deux ans et demi après l’entrée en fonction d’un coordinateur du renseignement, quelle est l’incidence de ce nouveau dispositif sur la lutte antiterroriste ? Quel est le niveau de coordination atteint ? Comment s’insèrent ces structures dans le dispositif antiterroriste existant ? L’exécutif a-t-il la capacité d’établir une communication entre les services et de leur imposer ses choix ?
La coordination de l’action des services n’est certes pas un phénomène inédit. Coordination opérationnelle et coordination institutionnelle existent en matière d’antiterrorisme depuis les années 1980, mais nous allons voir que l’incitation des directions opérationnelles à partager les informations et à harmoniser leurs actions s’est renforcée et que l’orientation donnée par le politique est devenue permanente, quand bien même la coordination se révèlera être de circonstance. Une évolution qui n’est pas sans poser la question de l’homogénéité du dispositif antiterroriste et du contrôle des services de renseignement. Est-on en présence aujourd’hui d’une communauté antiterroriste bénéficiant d’une unité de commandement et d’action, ou le système demeure-t-il fragile et à parfaire ?
Une coordination opérationnelle renforcée au profit d’une élite du renseignement
Jusqu’en 2008, le mécanisme de coordination mis en place reposait sur l’association des services ayant à connaître de la menace terrorise. Cette « supervision directe »[11], pour reprendre la formule de Mintzberg, favorisait un rapprochement entre services autonomes sans pour autant intervenir dans leur structuration ni dans leur mode de fonctionnement. Les réformes instituées à partir de 2008 ont conduit à s’écarter du modèle latin de gestion du crime terroriste par une pluralité de services de renseignement et de police, certes spécialisés, centralisés pour nombre d’entre eux, mais autonomes les uns par rapport aux autres. L’autorité politique voyait jusque-là dans cette hétérogénéité un facteur d’émulation, propre à présenter une image objective du risque, puisque fruit d’un travail démultiplié. La fusion des services était perçue avec la méfiance attachée à l’omnipotence, le doute lié à l’unité de l’analyse, le risque induit par un déficit d’objectivité et de contradictoire.
Partant d’une approche anticipatrice de la lutte antiterroriste dominée par le travail de renseignement, et voyant dans la multiplicité des services concernés par un même domaine d’activité la cause structurelle des difficultés rencontrées, l’autorité politique a choisi d’endiguer toute dispersion et d’unifier les services de renseignement sous la coupe d’une autorité supérieure.
La fusion des services de sécurité intérieure
Dans un entretien au journal Le Monde, le 9 avril 1997, Claude Guéant, alors Directeur général de la police nationale, interrogé sur une fusion des deux services de sécurité intérieure, RG et DST, jugeait alors « le monopole du renseignement » comme « dangereux pour les libertés publiques » en raison de la « concentration excessive qu’il engendrerait en la matière ». Le « rôle essentiel » joué par les RG s’opposait à toute disparition de cette structure par fusion. Etaient alors privilégiés « des efforts de coordination » et un « travail étroit de coopération » [12] dans le cadre des enceintes existantes.
Une décennie et un 11 septembre plus tard, la fusion du renseignement intérieur en un même et unique service – la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI)[13] – se veut le vecteur d’un renseignement de qualité, un moyen de dépasser les concurrences et de travailler en symbiose, bref créer une unité au sein d’une même logique en évitant que ne persistent des situations structurelles dans lesquelles des autorités plurielles exercent un commandement sur des services dont la fonctionnalité est proche. Réduire le nombre d’organisations au profit d’une structure de dimension supérieure, mettre en commun les moyens, éviter les doublons ont pour objectif affiché de créer un « pôle d’excellence dévolu au contre-terrorisme »[14].
Il est avéré que la DCRI, de par son volume (3 000 policiers), ses moyens, sa capacité d’expertise permet à la France, sur la scène internationale, de disposer d’un service de renseignement d’une dimension analogue à ceux présents dans les grandes démocraties occidentales. La DCRI a acquis une légitimité pour communiquer d’égal à égal avec ses homologues européens. La coopération s’en trouve renforcée, que ce soit dans le cadre de relations bilatérales ou au sein de clubs spécialisés. Les services étrangers bénéficient d’un interlocuteur unique. La France a rejoint en cela les modèles anglais (BSS – British Security Service), allemand (BFV – Bundesamt Fur Verfasssungsschutz), italien (AISI – Agenzia Informazioni e Sicurezza Interna) et américain (FBI – Federal Bureau of Investigation), où coexistent un service de renseignement intérieur unifié à côté des services de renseignement extérieur et militaire.
Au plan interne, la création d’un grand service de renseignement intérieur s’explique par le besoin, sur un nombre croissant de dossiers, de bénéficier de compétences détenues à la fois par les RG et la DST. Son existence permet de rompre avec les obstacles relationnels, source d’inefficacité, en groupant sous une direction commune et unique des services aux fonctions complémentaires, parfois croisées. La menace terroriste d’origine islamiste mêle depuis des années sous un même champ d’investigation des domaines relevant conjointement des RG et de la DST. En présence d’une réalité dans laquelle les interconnexions entre groupes terroristes, au-delà des frontières, sont affirmées, les bénéfices s’analysent en termes de rapidité, de simplicité, de technicité, de crédibilité. La fonction de renseignement en sort grandie et affirmée.
L’existence de ce grand service de sécurité intérieure, qui devient un des fleurons du contre-terrorisme, n’est pas sans poser la question de l’incidence de cette situation de monopole sur le dispositif antiterroriste existant. Un déséquilibre apparaît de facto entre ce service, né d’une volonté exprimée du pouvoir exécutif, et des services de renseignement, de police judiciaire, de justice qui, en dépit de leur spécialisation de longue date en la matière, apparaissent en arrière-garde, là où une dizaine d’années auparavant ils concentraient le cœur du dispositif antiterroriste (SDAT, magistrats instructeurs, parquet antiterroriste). Si en théorie la DCRI doit centraliser les renseignements détenus par les autres services français (article 2 du décret n° 2008-609 du 27 juin 2008), la pratique s’en écarte. La tendance est à un traitement interne de ses propres données, privilégiant une seule analyse issue de ses rangs et laissant de côté des services dont l’apport est considéré comme accessoire.
Les prérogatives étendues de la DCRI conduisent ce service à intervenir au-delà de ses compétences territoriales. Une pratique qu’il arrivait en son temps à la DST d’utiliser lorsqu’elle entendait conduire une affaire sur toute sa longueur, quand bien même une intervention en sol étranger en découlait (tel fût le cas lors de l’enquête sur l’attentat contre le DC10 UTA au Niger au début des années 1990[15] ou de l’arrestation de Carlos au Soudan en 1994).
La DCRI, forte de la confiance de l’exécutif, est amenée à gérer des opérations en sol étranger, s’immisçant dans les prérogatives de la DGSE et s’octroyant un droit de suite. Si l’on a dépassé l’évolution parallèle de deux services sur un même terrain, telle qu’elle était observée au cours de la décennie 80 au Proche et au Moyen-Orient, nous assistons à une prédominance d’un service sur l’autre. Il ne s’agit plus de laisser le service de renseignement extérieur de côté, au profit d’autres sources d’information, mais de l’utiliser comme service support, en lui retirant la conduite des opérations. Ce constat traduit la volonté du directeur de la DCRI d’engager ses hommes sur la totalité d’une mission, en y associant les services extérieurs, sans leur passer le relais. L’acceptation de ce dispositif par le service de renseignement extérieur se révèle étroitement liée aux relations entretenues entre les responsables des services respectifs. L’on retrouve avec acuité la notion « d’ajustement mutuel » évoquée par Mintzberg[16], renvoyant aux relations informelles nouées entre deux organisations. L’intervention croisée de services sur un même terrain d’opération s’inscrit dans la dépendance de l’accord tacite donné par chacune des structures aux missions de l’autre. Là se situe la ligne de fracture entre coopération et jalousie des prérogatives détenues par un seul et même service. Actuellement, l’existence de réseaux relationnels entre le chef de la DCRI et celui de la DGSE permet une subordination de fait du service de sécurité extérieur, vécue comme une complémentarité.
Si la politisation de la haute fonction publique est un phénomène récurrent sous la Ve république[17], la proximité entre l’autorité présidentielle et le chef d’un grand service de renseignement n’est pas neutre. La connexité que la DCRI entretient, via son directeur, avec le chef de l’exécutif a l’avantage de créer une forte réactivité du service à l’actualité. Le service est présent là où les enjeux politiques émergent, ce qui n’est toutefois pas sans incidence sur son objectivité. Cette jonction se veut la contrepartie de l’autonomie et de la puissance dévolue à un grand service de renseignement intérieur. La dépendance de fait existant à l’égard du chef de l’exécutif se comprend comme la condition d’existence du service. Sans contrôle politique de haut rang sous-jacent, et droit de regard permanent, il est fort à croire que la structure n’aurait pas vu le jour.
La création d’une structure de coordination du renseignement en est le corollaire.
La vocation du Conseil national du renseignement
La coordination instituée à travers le Conseil national du renseignement appelle une évolution du renseignement tant en termes de recrutement, de budget que de mutualisation des pratiques et des informations détenues. La priorité donnée à la lutte antiterroriste dans l’instauration de cette structure ressort des propos du coordinateur national du renseignement auditionné devant l’Assemblée nationale en janvier 2010 : « On ne nous pardonnerait pas de ne pas avoir réagi à une tentative d’attentat en raison d’une mauvaise coordination des services »[18], et en janvier 2011 : « notre priorité étant la lutte contre le terrorisme, qu’il menace nos intérêts à l’étranger ou, naturellement, le territoire national »[19].
Sa vocation coordinatrice est réaffirmée par le coordinateur national du renseignement lors du bilan de son action dressé devant l’Assemblée nationale le 26 janvier 2011 : « La principale avancée réside dans le fait que les services se parlent et travaillent ensemble»[20]. Devrait-on comprendre l’inexistence antérieure de toute coordination opérationnelle ?
La création d’un Conseil national du renseignement impulsé par un coordinateur national du renseignement s’inscrit dans le souci de faciliter le fonctionnement des rouages du dispositif antiterroriste par une intégration de ses outils de veille et d’anticipation que sont les services de renseignement. Au nombre des missions du coordinateur national du renseignement figurent la coordination de l’action des services de renseignement et le soin de s’assurer de leur bonne coopération. En contrepartie, il revient aux responsables des services de lui rendre compte de leur activité. L’objectif est de créer un mécanisme incitatif venant renforcer les logiques de coordination existantes qu’elles soient structurelles ou relationnelles. La mise en place d’un coordinateur du renseignement, garant de la circulation de l’information entre les services, a reçu un accueil favorable. L’ambition est de donner naissance à une centrale antiterroriste favorisant les échanges et les rencontres entre services, créant des automatismes de communication par l’intermédiaire d’un professionnel reconnu, doté de l’autorité nécessaire pour être crédible et se faire entendre.
Faire remonter l’information détenue par les services et assurer ainsi la circulation de l’information entre les intervenants suppose que tous les services susceptibles de par leur position fonctionnelle et/ou géographique de contribuer à la connaissance de la menace soient associés à cette structure. Or, il est fort regrettable que le coordinateur national du renseignement s’appuie uniquement sur les services phares que sont la DCRI, la DGSE, et à moindre mesure la DRPP, la DRM, la DPSD[21], en laissant de côté une grande partie du tissu sécuritaire français. Ainsi des services qui jouent un rôle d’appui en matière d’antiterrorisme, comme la sécurité publique, la PAF, la gendarmerie, la DNRED, TRACFIN, la DCI[22], ne sont pas, en fonction des renseignements en leur possession, associés à cette instance de coordination. Il en est de même de l’appareil judiciaire pourtant placé au centre du dispositif antiterroriste par les législations successives (SDAT, parquet antiterroriste, magistrats instructeurs). Ne pas relier ces entités par une passerelle à la structure de coordination du renseignement est propice à l’apparition d’une fracture dans la machine sécuritaire, de nature à raviver les difficultés relationnelles entre services de renseignement et services judiciaires. Le système créé donne naissance à une « élite » du renseignement fonctionnant en vase clos dans une relation verticale avec un coordinateur national du renseignement, dont elle accepte d’autant plus le rôle qu’il concourt à lui conférer une place hégémonique en matière de lutte contre le terrorisme, à travers une concentration des pouvoirs par une circulation cloisonnée de l’information. Le renseignement tend à prendre le pas sur le judiciaire. La conséquence est de créer un bloc qui, par son unité, sera tenté de s’isoler et de s’imposer aux autres organisations, avec les réflexes corporatistes et protectionnistes induits. Il serait dommageable que la coordination instituée en faveur du renseignement achoppe en insufflant un déficit de coordination avec les autres axes du dispositif antiterroriste.
Le système, pour fonctionner, suppose que le coordinateur national du renseignement assure un relais entre les services et s’assure de leur acceptation en retour du dispositif instauré. Ce système de vases communicants dépend étroitement de la volonté des services de jouer le jeu et de l’aptitude de l’arbitre à asseoir son autorité et sa légitimité. Aussi est-ce la raison pour laquelle cette coopération suprastructurelle ne peut exister que si elle est doublée d’une coopération institutionnelle au plan politico-administratif. Il eût été inconcevable de vouloir unifier les missions des services de renseignement et le traitement de leurs données sans rattacher cette ambition au cadre plus large de la conduite des politiques publiques. Toutefois, la structure de coordination du renseignement s’est immédiatement inscrite dans une gestion politique du risque terroriste.
Une coordination institutionnelle permanente mais de circonstance
Susciter une coordination institutionnelle des questions de sécurité n’est pas un phénomène nouveau. Chaque crise terroriste depuis les années 80 a vu se créer des cercles de réunion rassemblant responsables et ministres concernés, témoignage de l’urgence et du souhait de peser de toute l’autorité gouvernementale sur le renforcement de l’efficacité du dispositif antiterroriste[23]. Ces structures ont pâti de leur faible écho au sein du dispositif antiterroriste, d’un manque de volonté politique et n’ont été qu’un embryon de coordination politique, fruit d’instances isolées qui avaient vocation à être activées en seule période de crise.
A un tout autre degré se situent le Conseil national du renseignement et le poste de coordinateur national du renseignement. Créées par décret[24], ces structures étatiques ont vocation à exercer en permanence un rôle de courroie de transmission entre l’autorité politique et les services de renseignement. Aussi le Conseil national du renseignement a-t-il pour mission de définir les orientations stratégiques et les priorités en matière de renseignement. Pour ce faire, il recourt à un coordinateur national du renseignement qui conseille le président de la République dans le domaine du renseignement à partir des informations que lui communiquent les responsables des services, puis transmet les instructions du président de la République aux mêmes services.
D’emblée, leur vocation est indissociable de la priorité politique donnée à la lutte contre le terrorisme, de l’affichage de l’acuité de la menace et d’une gestion maîtrisée du risque. La crise terroriste devient permanente, le risque se veut endémique. L’engagement d’une gestion prospective, se substituant à une approche casuelle, place l’autorité politique au rang de décideur des objectifs à atteindre et de la voie à suivre. En fournissant un investissement au quotidien sous l’œil direct du politique, l’organe de centralisation du renseignement et de veille serait à même d’insuffler une unité de commandement et d’action. Constamment tenu informé, le politique serait en mesure d’opérer les bons choix par anticipation. Il s’agit de garantir « la prise en compte de la fonction du renseignement au sein de l’Etat » [25].
Nous nous trouvons en présence d’une circulation de l’information des services en direction du politique et du politique à destination des services via un homme, entouré d’une structure légère (4 à 6 personnes) aspirant à planifier les objectifs et les moyens et à hiérarchiser les priorités. Cette fonction ambitieuse pose la question de l’autorité de rattachement et de son insertion dans le dispositif antiterroriste.
Une coordination institutionnelle dépendante de son empreinte politique
Lorsque l’on connaît l’acuité des services à informer directement le politique, positionner le coordinateur national du renseignement au-dessus des services et à proximité du politique est indispensable pour lui conférer poids, autorité et légitimité. Bref, pour faire accepter sa présence, son rôle et ses directives. Toutefois, se posait la question de l’autorité de rattachement : Premier ministre ou président de la République. La lettre de mission du coordinateur national du renseignement, datée du 23 juillet 2008, tranche le débat en le plaçant sous l’autorité du secrétaire général de la présidence de la république et en lui demandant de travailler en étroite collaboration avec le chef d’Etat-major particulier, conseil diplomatique et sherpa, et le conseiller intérieur[26]. Placé à la présidence de la République, le coordinateur national du renseignement est le « point d’entrée »[27] auprès du président de la République des services de renseignement. Ce rattachement direct auprès du chef de l’Etat rendait d’autant plus sensible le choix du titulaire[28]. L’on peut penser que si cette autorité doit allier expertise et neutralité à l’égard des services de renseignement, son instauration auprès du président de la République lui confère un engagement de fait qui va à l’encontre de la continuité de sa fonction.
Ce positionnement a deux conséquences.
En premier lieu, le coordinateur national du renseignement, marqué politiquement, qui ne dispose d’aucune autorité hiérarchique sur les directeurs de services, doit pourtant être en mesure d’imposer ses demandes et les choix politiques qu’il retranscrit. L’on comprendra que son aptitude à asseoir sa présence auprès de ses interlocuteurs est essentielle au fonctionnement du système. Celle-ci se révèle aujourd’hui indissociable de l’existence de réseaux relationnels entre les chefs des services de renseignement et le coordinateur national du renseignement[29]. Si les services acceptent de répondre aux commandes qui leurs sont données, c’est que l’on se trouve en présence de personnes qui se connaissent, s’apprécient, entre lesquelles existe une identité sociale, culturelle, politique, des affinités, un esprit de camaraderie, une connaissance de longue date, qui permettent, à eux seuls, aux rouages de fonctionner. Un consensus existe sur les mutualisations à mettre en place, l’information circule plus spontanément, les priorités arrêtées sont partagées et donc acceptées. L’on se trouve en présence d’une coordination informelle qui – et là est tout le paradoxe -permet à une coordination structurelle de fonctionner. Là où a été instituée par novation une institutionnalisation de la coordination du renseignement, pour améliorer celle préexistante, dont la fragilité reposait sur les personnes appelées à la mettre en œuvre, l’on observe que son fonctionnement n’est pas assuré par autre chose – au-delà des textes – qu’une communauté relationnelle entre les personnes concernées.
L’informel, le réseau seraient-ils indispensables à la coordination ? On avait démontré son caractère favorable[30] dans un cadre bilatéral entre services, en l’absence de toute structure de coordination, puis son apparition dans le cadre de structures de coordination existantes permettant de prolonger la communication au-delà des enceintes.
En présence d’une coordination impulsée directement par les hautes sphères de l’exécutif, ce vecteur informel demeure une composante essentielle de son fonctionnement. C’est renvoyer ici à la notion de politisation de la haute fonction publique : la coordination du renseignement placée auprès du chef de l’exécutif ne peut être effective que si les hommes concernés acceptent de la faire fonctionner, ce qu’ils ne feront que s’ils bénéficient d’une identité de vue, qu’ils partagent une idéologie, une conception de l’acuité de la menace terroriste et une gestion de la donne sécuritaire similaire à celle de l’autorité politique en place. Il est indéniable qu’en l’absence d’allégeance politique au chef de l’exécutif de la part des responsables des services de renseignement, le coordinateur national du renseignement, tel qu’il est aujourd’hui positionné, ne serait pas à même d’exercer la mission qui lui est confiée. Toute coordination structurelle imposée permet difficilement de passer au-dessus des volontés individuelles. Si un responsable de service ne souhaite pas communiquer ses informations, préférant les exploiter en phase clos, il est ardu de le contraindre. « Il n’y a pas de systèmes sociaux entièrement réglés ou contrôlés » écrit Michel Crozier[31]. Le coordinateur national du renseignement reconnaît lors de son audition devant l’assemblée nationale « Le système est fragile, car il repose beaucoup sur les personnes », « le facteur humain est une force »[32], mais peut devenir une faiblesse.
Les faits illustrent ce constat, puisqu’en 2008 les responsables de la DCRI, de la DGSE, de la DRM, de la DPSD, de la DGPN[33] ont été nouvellement nommés en raison de leur proximité personnelle avec le chef de l’exécutif. Cette politisation était indissociable du dispositif de coordination du renseignement créé. La prise en compte, pour la première fois en France, du renseignement à un niveau élevé de l’appareil de l’Etat, en plaçant le renseignement au cœur de la fonction politique auprès du chef de l’Etat, n’a pu se concevoir qu’à la condition que l’exécutif s’assure d’une maîtrise de l’omnipotence que représente une fonction du renseignement renforcée. La rupture avec la méfiance traditionnelle des politiques à l’égard de la fonction du renseignement passe par l’entière confiance que le politique a dans les hommes qu’il place à leur tête et dans la connaissance de la proximité relationnelle existante entre les personnes ayant à exercer ces fonctions. L’unification du renseignement qui a été décidée, que ce soit par la fusion entre certains services ou par l’instauration d’une autorité supplémentaire de coordination, s’inscrit dans la dépendance de réseaux informels, fondés sur un vecteur phare : l’allégeance au chef de l’exécutif.
La dimension humaine est réintroduite à une place centrale du mécanisme bureaucratique et la « société relationnelle »[34] devient un paradigme de la coordination. L’on débouche sur la « symbiose entre réseau et hiérarchie » mise en avant par Claude Newschwander[35], laquelle se révèle être le moteur de la coordination structurelle du renseignement instituée au plus haut sommet de l’Etat.
En second lieu, et en contrepartie de ce mécanisme, il convient de mettre en avant la fragilité d’un système reposant sur l’intuitu personae et sur une structure de coordination qui n’est pas politiquement responsable. C’est là une fragilité pour le titulaire de la fonction présidentielle, qui, alors même qu’une instance de coordination décide en son nom des priorités sécuritaires, des moyens octroyés et impulse la circulation du renseignement, serait directement tenu pour responsable en cas de survenance d’une crise terroriste. Il lui serait alors reproché de ne pas avoir su l’anticiper et de ne pas avoir donné aux services les moyens et les orientations, de nature à l’éviter et à protéger la sécurité nationale. Exposé en première ligne, le chef de l’Etat aurait à répondre devant l’opinion de sa fonction de chef du renseignement.
Une coordination institutionnelle indépendante du dispositif antiterroriste existant
La lutte antiterroriste est un domaine dans lequel le souci de coordination des intervenants, qu’ils répondent à une logique de renseignement ou à une logique judicaire, est pris en compte au plan opérationnel depuis le milieu des années 1980. Ainsi, l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), créée le 8 octobre 1984, a imposé depuis 26 ans l’existence habituelle d’une coordination opérationnelle des services intervenant en matière de lutte contre le terrorisme. Elle est en cela la plus ancienne unité de coordination des services antiterroristes en Europe. Etablie au ministère de l’Intérieur, placée sous l’autorité d’un haut fonctionnaire de la police nationale, cette unité coordonne, anime, oriente l’action des services de police et de renseignement. Elle intervient sur des dossiers précis en garantissant l’échange de renseignements, assure un suivi global de la menace et dispose d’un réseau d’informations constitué d’officiers de liaison en poste à l’étranger.
La mise en place d’un Conseil national du renseignement investi d’une mission de coordination des services en matière d’antiterrorisme pose la question de l’articulation de ces deux structures de coordination. Ont-elles vocation à œuvrer de concert ? Voit-on se dessiner une complémentarité ou une évolution parallèle ? Comment des services de renseignement comme la DCRI, la DGSE ou la DRPP, qui sont appelés, au vu des textes, à échanger avec ces deux entités, vont-ils œuvrer? Une préférence se dessine-t-elle en faveur d’une instance, et selon quels critères ? Poser la question de la cohabitation entre une structure opérationnelle de coordination de la lutte antiterroriste existant depuis un quart de siècle et une structure institutionnelle de coordination du renseignement, nouvellement créée, dont la lutte antiterroriste est un des sujets phare, s’appréhende à plusieurs niveaux.
En premier lieu, au plan international. L’existence d’une coordination bicéphale à travers deux instances intervenant à des degrés distincts, se retrouve dans les grandes démocraties occidentales. En Grande-Bretagne, le Joint Terrorism Analysis Center (JTAC) coexiste avec l’OSCT, associant une structure technicienne d’expertise de la menace, voisine de l’UCLAT, mais dotée d’un effectif plus conséquent (600 personnes contre une cinquantaine en France), à une structure institutionnelle de coordination, qui, axée sur les priorités gouvernementales, donne l’impulsion politique. Les Etats-Unis disposent d’un Conseil de sécurité nationale à côté de structures à caractère purement opérationnel. Doter la France d’un mécanisme analogue – en termes de structure mais non d’effectif – se veut une incitation à renforcer la coopération avec les démocraties occidentales, et tout particulièrement avec les Etats-Unis.
En deuxième lieu, au plan fonctionnel. La nature de la coopération opérée diffère. L’UCLAT œuvre en faveur d’une coordination opérationnelle strictement technique. Cette enceinte a pour objectif de livrer un travail d’objectivation de la menace, une expertise politiquement neutre, à partir d’informations issues des services opérationnels. Son expertise technique ancienne est unanimement reconnue à l’étranger, une force qui lui permet de s’imposer. Le Conseil national du renseignement, via le coordinateur national du renseignement, ajoute une donne politique à la coordination opérée. La coordination de l’action des services de renseignement est, en son sein, indissociable des priorités politiques données. Les services oeuvrent en fonction des instructions du président de la République, leur action ne saurait donc être détachée des stratégies politiques existantes, des enjeux politiques émergeants.
Ainsi se trouve-t-on au cœur du dispositif antiterroriste en présence de deux axes de coordination, l’un empruntant la voie technique de l’expertise, l’autre privilégiant la voie politique et concourant à orienter la lutte antiterroriste en fonction de priorités politiques. Le coordinateur national du renseignement reconnaît lors de son audition devant la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale : « Il faut hiérarchiser les priorités et accepter d’avoir moins de renseignement sur certaines régions du monde (…) étant entendu qu’il appartient à l’autorité politique de décider des choix en la matière »[36].
La permanence du risque terroriste se veut la légitimation officielle d’une conduite politique de l’action des services chargés de préserver la sécurité nationale. Le contre-terrorisme est érigé en priorité de la structure de coordination en place, laissant à l’arrière plan d’autres atteintes à la sécurité nationale. Cela n’est pas sans poser la question du destinataire du travail de renseignement au sein d’un état démocratique : est-ce l’autorité politique ou est-ce la nation, à travers ses représentants, à savoir le parlement ? Est-ce à l’autorité politique de hiérarchiser les menaces ? Est-on certain que le terrorisme soit la menace la plus virulente contre notre nation ?
En troisième lieu, au plan hiérarchique. Les deux structures de coordination exercent leur mission et fonctionnent en suivant une ligne hiérarchique parallèle et distincte. L’UCLAT, rattachée à la Direction générale de la police nationale, a vocation à faire remonter l’information en direction du ministre de l’Intérieur. Le Conseil national du renseignement et le coordinateur national du renseignement constituent une interface entre les services et le chef de l’exécutif. L’impulsion donnée est inversée. Elle est ascendante via l’UCLAT, les services transmettent leurs informations à cette structure qui élabore des synthèses à destination de la Direction générale de la police nationale, du cabinet du Ministre, du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale. Elle se veut descendante du Conseil national du renseignement vers les services. L’impulsion politique venant de l’exécutif est transmise aux services via le coordinateur national du renseignement. Les deux structures de coordination évoluent en parallèle et selon une logique distincte. Ceci n’est pas sans poser la question du positionnement des services de renseignement, sollicités par les deux structures de coordination. Ces derniers sont peu enclins à doublonner leur remontée d’information vers des structures coordinatrices, mais privilégient l’une au détriment de l’autre. Le lien politique existant entre les responsables des services de renseignement, le coordinateur national du renseignement et le chef de l’exécutif explique la tendance de certains services à privilégier la structure de coordination institutionnelle qu’est le conseil national de renseignement. Aussi se trouve-t-on en présence de services de renseignement qui relèvent fonctionnellement de la Direction générale de la police nationale (DCRI), du ministère de la Défense (DGSE) ou de la préfecture de police (DRPP) et qui privilégient une circulation de l’information et une orientation de leur action en direction et en provenance du pouvoir exécutif, passant au-delà de leur autorité de tutelle.
Une passerelle n’est pas sans exister entre les deux structures de coordination, favorisant les échanges. A nouveau, le dialogue est impulsé par la volonté de leurs responsables, par leurs affinités, par leur proximité. Les réseaux relationnels demeurent la clef de voûte de l’édifice.
Alors même que ce double rattachement des services de renseignement, fonctionnel auprès de la Direction générale de la police nationale ou du ministère de la Défense, et politique auprès du Conseil national du renseignement, risque d’être à l’origine de rivalités hiérarchiques, la cohésion du système est maintenue dans les faits par la puissance des réseaux informels induits par la politisation de la haute fonction publique précédemment décrite. Les relations de proximité entretenues entre le directeur général de la police nationale et les responsables des services de renseignement comme avec le coordinateur national du renseignement, et leur allégeance au pouvoir en place, concourent à l’acceptation partagée du mécanisme de coordination binaire instauré. Cette symbiose relationnelle assure le fonctionnement du dispositif. Le directeur général de la police nationale accepte qu’un service placé sous son autorité rende directement compte et prenne ses ordres auprès d’une autorité placée sous la direction du chef de l’exécutif, à laquelle il n’est pas hiérarchiquement associé.
Il en résulte une coordination de la lutte antiterroriste à deux vitesses : une coordination, portée par des experts techniciens, et une coordination portée par des experts partisans. L’unification voulue des services ne s’est pas accompagnée d’une unité de coordination, au profit d’une liaison directe privilégiée avec le sommet de l’exécutif. Deux lignes de commandement se dessinent donnant naissance à une coordination de Janus.
Une situation qui pose deux questions.
La première est la question de la pérennité de cette configuration dans un contexte de cohabitation gouvernementale. A un an de la prochaine élection présidentielle, il n’est pas anodin d’envisager l’incidence qu’aurait sur la performance du dispositif antiterroriste ainsi créé une majorité parlementaire d’une coloration politique différente de celle du président de la République. La règle de la politisation de la haute fonction publique conduirait à porter à la tête des services des personnes choisies par la majorité gouvernementale, tandis que la structure de coordination nationale du renseignement continuerait à émaner de la présidence de la république. Le moteur du dispositif, que sont les réseaux relationnels, s’enrayerait sur une divergence d’idéologie et d’hommes. Il est à craindre que la structure institutionnelle de coordination ne devienne rapidement une coquille vide. La structure opérationnelle de coordination qu’est l’UCLAT relèverait d’une Direction générale de la police nationale et d’un ministre de l’Intérieur appartenant à une famille politique différente de celle du Conseil national du renseignement. L’on se trouverait en présence d’un dispositif de coordination non seulement bicéphale mais encore antagoniste. Aussi la politisation du Conseil national du renseignement se révèle-t-elle être sa première faille.
La seconde est la question du contrôle des services de renseignement.
Le contrôle des services de renseignement en question
L’unification des services de renseignement comme la coordination du renseignement sont indissociables d’un accroissement du contrôle portant sur ces services. Alors même qu’un contrôle parlementaire a été instauré par la loi n° 2007-1443 du 9 octobre 2007[37], l’activité exercée par la Délégation parlementaire du renseignement entre 2008 et 2010 porte à croire que cette structure, dotée de moyens limités, n’est pas en mesure d’assurer un contrôle effectif de l’activité des services de renseignement[38]. Les missions dévolues à la Délégation parlementaire du renseignement sont des plus limitées puisque au-delà des mesures budgétaires, de l’organisation et de l’activité générale, il n’est accordé aux parlementaires aucun droit de regard sur les instructions données par les pouvoirs publics ni sur les activités opérationnelles des services. Les modèles étrangers qui ont servi de référence à l’instauration en France d’un contrôle parlementaire bénéficient de pouvoirs bien plus développés.
La liaison créée via la coordination du renseignement, entre des services de renseignement et un pouvoir politique qui définit leurs orientations et leurs priorités tend à éloigner les services d’un contrôle par les élus. A travers un système de vases communicants par lequel les services alimentent les responsables politiques d’informations sensibles sur une menace potentielle et où le politique, au vu des renseignements portés à sa connaissance, fixe les missions prioritaires des services, l’on assiste à une auto-alimentation des deux sphères. Les services travaillent sur les sujets que l’autorité politique estime porteurs, à partir d’informations qu’eux-mêmes lui remontent. Services et autorité politique se nourrissent l’un l’autre. Implicitement se pose la question de savoir au profit de qui travaillent les services de renseignement : est-ce au profit de la nation ou du pouvoir en place ? A partir du moment où les missions des services de renseignement deviennent indissociables des enjeux politiques sous-jacents, il est à craindre que ceux-ci ne perdent une partie de leur objectivité, animés par l’ambition première de servir l’autorité politique dont ils dépendent. Certes, le coordinateur national du renseignement, selon les textes (article 1 du décret n° 2009-1657du 24 décembre 2009 et article R 1122-8 du code de défense) peut être entendu par la Délégation parlementaire du renseignement. Toutefois, il est probable que ce contrôle demeure purement théorique. L’existence d’un lien direct entre les services de renseignement et le chef de l’exécutif limite la capacité de regard extérieur et la part de contrôle. Quel contrôle parlementaire exercer sur une action qui serait décidée entre le pouvoir et les services ? Commet prévenir une prise de décision en vase clos ? Dans le système nouvellement créé un contrôle parlementaire fort ne vient pas contrebalancer l’autorité institutionnelle et politique créée sur les missions des services de renseignement.
Le niveau de coordination atteint demeure perfectible, d’une part, parce qu’il s’agit d’une coordination politique, d’autre part, parce qu’il s’agit d’une coordination informelle. Certes l’on a dépassé une coordination casuelle limitée aux périodes de crise, mais l’on demeure cantonné dans une coordination de circonstance, étroitement liée aux personnes détentrices des pouvoirs d’autorité au sein des services. La coordination structurelle mise en place n’en demeure pas moins fragile de par le caractère informel des relations intuitu personae qui président à son fonctionnement. Si la création d’un Conseil national du renseignement répond à une nécessité, dont l’existence ne sera pas à remettre en cause[39], son mécanisme de fonctionnement par rattachement au chef de l’exécutif, en parallèle de la hiérarchie de la police nationale et à l’écart du dispositif antiterroriste, ne saurait être pérennisé. L’indispensable coordination du renseignement antiterroriste pour asseoir sa légitimité mériterait d’être réintégrée au cœur de l’appareil sécuritaire national et d’associer à ses missions les services appelés à connaître de la lutte antiterroriste. Il s’agirait de substituer à la logique actuelle visant à créer une « élite » antiterroriste du renseignement exécutant les priorités politiques, une logique d’intégration en faveur d’un mécanisme institutionnel assurant une liaison permanente entre les différents acteurs de la lutte antiterroriste. L’on pourrait concevoir que le coordinateur du renseignement, placé auprès du Premier ministre, où il retrouverait une fonction d’expertise technique et non politique, fournisse un cadre opportun aux échanges entre renseignement, police judiciaire et justice. Courroie de transmission entre deux logiques, dont le croisement et la complémentarité sont indispensables à la prévention et à la répression du terrorisme, il favoriserait en période de crise l’émergence d’une task-force autour d’un axe renseignement-police-justice.
La présence d’un véritable contrôle de l’action des services, à travers une délégation parlementaire, disposant de prérogatives fortes, se veut le corollaire indispensable à la création d’un grand service de sécurité intérieure, dont l’activité est orientée par une structure de coordination. Il n’est concevable que les responsables politiques fixent les objectifs à atteindre et la voie à suivre que si ces orientations et les actions qui en découlent font l’objet d’un contrôle démocratique par les élus.
Actuellement, la faiblesse du contrôle parlementaire institué d’un côté, et la création d’une liaison pyramidale entre le pouvoir exécutif et les services de renseignement d’un autre, insufflent un déséquilibre en faveur d’une superpuissance du renseignement, sans autre contrôle que l’instrumentalisation qui en est faite par le chef de l’exécutif, au motif affiché de faire du renseignement une fonction stratégique dans la priorité politique donnée à l’anticipation du risque terroriste, lui-même surexploité et surestimé.
Nathalie Cettina
Directrice de recherche
Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R)
Avril 2011
- [1] Le changement s’entend comme une « valeur ajoutée » venant renforcer un système dont les « participants acceptent de nouvelles contraintes », CROZIER Michel, FRIEDBERG Erhard, L’acteur et le système : les contraintes de l’action collective, Paris, Seuil, 1992, p.440
- [2] Décret n° 2009-1657 du 24 décembre 2009 relatif au conseil de défense et de sécurité nationale et au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, portant création du conseil national du renseignement.
- [3] Les relations créées entre les services et le pouvoir, sous la pression des circonstances, par contrainte et nécessité, n’avaient jamais brisé une perplexité réciproque, les services ne livrant que le strict nécessaire et le pouvoir n’intégrant pas facilement le produit du renseignement dans les décisions politiques.
- [4] CETTINA Nathalie, La coordination police-justice dans les structures de l’Etat en face du terrorisme, Thèse, Paris II, 1999, p. 1065 et suiv.
- [5] Le Monde, 23 septembre 1995.
- [6] BONNET Yves, La liberté surveillée, Paris, Thesaurus, 1993, 180p.
- [7] L’idée de créer un Conseil national de sécurité a tenté de se concrétiser sous le gouvernement Balladur, par l’installation d’une mission de réflexion sur une réorganisation éventuelle du renseignement. A ce projet a succédé un débat éclair sur l’hypothèse d’installer à la présidence de la république ou auprès du premier ministre un coordinateur du renseignement.
- [8] GUISNEL Jean, « Services secrets : la guerre de l’information », Politique Internationale, n°74, hiver 1996/97, p. 339-364.
- [9] Le regroupement a également pris la forme :
- – d’un rapprochement des policiers et des gendarmes (1er janvier 2009) ;
- – d’un rapprochement des unités d’élite de la police (RAID, GIPN, BRIPP) au sein d’une force d’intervention de la police nationale (1er décembre 2009).
- [10] CETTINA Nathalie, L’antiterrorisme en question, Paris, Editions Michalon, 2001, p. 243.
- [11] MINTZBERG Henri, Structure et dynamique des organisations, Paris, Les Editions de l’Organisation, 1982, 434p.
- [12] Le Monde, 9 avril 1997.
- [13] Décret n° 2008-609 du 27 juin 2008 relatif aux missions et à l’organisation de la direction centrale du renseignement intérieur.
- [14] Libération, 8 octobre 2007, interview de Bernard Squarcini, directeur de la DCRI.
- [15] Bruguière Jean-Louis, Ce que je n’ai pas pu dire, Robert Laffont, 2009, p. 147 à 220.
- [16] MINTZBERG Henri, op.cit.
- [17] CURAPP, La haute administration et la politique, Paris, PUF, 1986, 248p.
- [18] Assemblée nationale, audition de Monsieur Bernard Bajolet, coordinateur national du renseignement à la présidence de la république, 27 janvier 2010.
- [19] Assemblée nationale, audition de Monsieur Bernard Bajolet, coordinateur national du renseignement à la présidence de la république, 26 janvier 2011.
- [20] Ibidem.
- [21] DRPP : Direction du renseignement de la préfecture de police
- DRM : Direction du renseignement militaire
- DPSD : Direction de la protection et de la sécurité de la défense.
- [22] PAF : Police de l’air et des frontières
- DNRED : Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières
- TRACFIN : Cellule de traitement du renseignement et d’action contre les circuits financiers clandestins
- DCI : Direction de la coopération internationale.
- [23] La coordination politique fût mise en place à travers deux instances : le comité interministériel de lutte antiterroriste (CILAT) au plan politico-administratif, et le conseil de sécurité intérieur (CSI) au plan strictement gouvernemental. L’importance accordée à la prévention et à la collecte du renseignement a conduit dès 1989 les responsables politiques à favoriser une coordination en termes d’évaluation de la menace. Elle s’est traduite par la réactivation du Comité interministériel du renseignement (CIR) et le développement, à partir de 1995 des missions du Secrétariat général à la défense nationale (SGDN). Le CSI relevait du président de la république par décret du 15 mai 2002. Le CIR et le SGDN étaient rattachés au Premier ministre. Le CILAT était rattaché au Ministre de l’Intérieur. CSI et CILAT réunissaient les ministres concernés en période de crise.
- [24] Le coordinateur national du renseignement a été créé par arrêté du 23 juillet 2008, publié le 6 août 2008, puis il a été consacré par le décret n° 2009-1657 du 24 décembre 2009, publié le 29 décembre 2009, portant création du conseil national du renseignement au sein du conseil de défense et de sécurité nationale.
- [25] Assemblée nationale, audition de Monsieur Bernard Bajolet, coordinateur national du renseignement à la présidence de la république, 26 janvier 2011.
- [26] Le conseil national du renseignement est présidé par le président de la République.
- [27] Lettre de mission du coordinateur national du renseignement, 23 juillet 2008.
- [28] Bernard Bajolet a été nommé coordinateur national du renseignement le 23 juillet 2008. Il a été remplacé à ce poste par Ange Mancini, nommé en Conseil des Ministres le 23 février 2011.
- Lors de son audition devant l’Assemblée nationale le 26 janvier 2011, le coordinateur du renseignement a réaffirmé que la coordination assurée à l’Elysée « ne peut pas être ailleurs ».
- [29] Sur les réseaux relationnels comme vecteur de coordination, voir CETTINA Nathalie, La coordination police-justice dans les structures de l’Etat en face du terrorisme, op. cit., p.779 et suiv.
- [30] Ibidem.
- [31] CROZIER Michel, L’acteur et le système, op. cit.
- [32]Assemblée nationale, audition de Monsieur Bernard Bajolet, coordinateur national du renseignement à la présidence de la république, 27 janvier 2010.
- [33] DCRI : Bernard Squarcini nommé le 16 juillet 2008
- DGSE : Erard Corbin de Mangoux, nommé le 9 octobre 2008
- DRM : le Général Puga, nommé le 2 juillet 2008, puis le Général Bolleli nommé le 17 mars 2010. Le Général Puga a été nommé chef d’Etat major particulier du président de la République le 17 mars 2010
- DPSD : le Général Bolelli, nommé le 20 juin 2008, puis le Général Creux, nommé le 7 avril 2010
- DGPN : Frédéric Péchenard, nommé le 23 mai 2008
- [34] ATTALI Jacques, La parole et l’outil, Paris, PUF, 1975, 243p.
- [35] NEWSCHWANDER Claude, L’acteur et le changement. Essai sur les réseaux, Paris, Seuil, 1991, 226p.
- [36] Assemblée nationale, Commission des Affaires étrangères, audition de Monsieur Bernard Bajolet, coordinateur national du renseignement, le 31 mars 2009.
- [37] Loi n° 2007-1443 du 9 octobre 2007 portant création d’une délégation parlementaire au renseignement, point III.
- [38] DENECE Eric, Communication autour du renseignement en Belgique et insuffisances françaises, CF2R, 31 mars 2010.
- [39] La nécessité de prendre en compte le renseignement à un niveau élevé de l’appareil d’Etat est partagée par l’opposition si l’on en croit la création par le parti socialiste d’un groupe de travail sur le renseignement associant d’anciens cadres des services, RG, DST, DGSE.