L’absence de suivi des activités des services de renseignement par le parlement : une lacune de la démocratie française
Éric DENÉCÉ
Au cours de l’examen du projet de loi de lutte contre le terrorisme, le 24 novembre 2005, Nicolas Sarkozy a créé la surprise en proposant d’instaurer un contrôle parlementaire des services de renseignement. Le ministre de l’Intérieur s’est engagé auprès des députés à « mettre en place un groupe de travail avec un représentant par groupe parlementaire et les chefs des services de renseignement » et a proposé de « déposer un texte avant le 15 février, soit une proposition de loi, soit un projet de loi du gouvernement ». Cette initiative devrait venir remédier à une lacune significative de la démocratie et de la gouvernance françaises.
Renseignement, démocratie et transparence
Depuis la désintégration de l’Union soviétique, la diversification des enjeux géopolitiques et économiques, la dispersion géographique des crises et le développement du terrorisme islamiste, confèrent au renseignement un poids encore plus déterminant que pendant la Guerre froide. Les services spécialisés jouent un rôle de plus en plus important dans notre sécurité. Il est légitime que les élus de la représentation nationale s’y intéressent, d’autant qu’en ce début de XXIe siècle, la transparence des institutions est l’une des conditions de l’exercice de la démocratie. Or, l’opacité quant à l’activité des services dites « secrets » tend à inquiéter davantage qu’elle ne rassure, même si les raisons en sont comprises. Dans un Etat de droit, ces services demeurent tenus de respecter un cadre éthique et juridique qu’il appartient au législateur de définir.
En matière de renseignement, les sociétés démocratiques sont confrontées à deux exigences contradictoires. D’une part, le contrôle du bon fonctionnement des services n’est possible que si leurs missions sont définies et exécutées avec un certain degré de transparence. D’autre part, la spécificité des services de renseignement leur interdit de se plier aux règles classiques de la responsabilité démocratique.
Historiquement, les organismes de renseignement ont longtemps bénéficié d’une très large liberté d’action. Tout d’abord, parce que les exigences démocratiques de contrôle par des représentants de la nation et de transparence ont mis du temps à irriguer tous les secteurs de l’action publique, en particulier celui de la sécurité. Ensuite, parce que la « raison d’Etat » a longtemps été considérée comme justifiant qu’ils ne relèvent que du pouvoir exécutif.
Progressivement, les régimes démocratiques ont mis en place des dispositifs permettant de contrôler tout ou partie des activités des services de renseignement et de sécurité dans le respect de leur tradition politique et juridique.
La France est aujourd’hui l’une des dernières démocraties qui ne dispose pas d’une commission parlementaire sur le renseignement. Des dispositifs de suivi ou de contrôle existent partout en Europe1, dans les pays anglo-saxons et latino-américains, en Israël, en Afrique du Sud et au Japon. Il est anormal que la France reste à l’écart d’une telle règle, d’autant que le document final du sommet de l’Organisation sur la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) de Budapest de 1994, dont notre pays est signataire, stipule que « les Etats participants considèrent que le contrôle politique démocratique des forces militaires, paramilitaires et de sécurité intérieure, ainsi que des services de renseignement et de police est un élément indispensable de la sécurité intérieure ».
En France, le seul « contrôle » que le Parlement exerce sur les services de renseignement est d’ordre financier, dans le cadre du vote du budget2. La représentation nationale n’est consultée ni sur les priorités à donner aux services ni sur l’utilisation qui doit être faite des informations collectées.
Par ailleurs, il n’existe dans notre pays aucun texte législatif spécifique définissant le statut juridique des activités de renseignement et de sécurité, ni la Constitution, ni la loi n’établissent clairement leurs missions. Cette absence de cadre différencie la France de tous ses partenaires et alliés.
Les raisons du retard français
Les raisons du retard français sont connues. A la différence de nombreux pays étrangers, le renseignement souffre en France d’une image très défavorable et de la méconnaissance de son utilité. Le fond du problème vient du fait que les politiques ne considèrent pas le renseignement comme faisant partie de leur processus de décision. Un homme politique français décide à partir de schémas formatés acquis au cours de ses études et ne considère les modifications du monde extérieur que comme des avatars sans portée réelle. Les élites de notre pays n’ont aucune culture du renseignement et l’intérêt pour les services est très ténu dans la classe politique. Pourtant, le renseignement est un enjeu de souveraineté par excellence.
De plus, dans notre pays, un homme du renseignement est infréquentable. La connotation « immorale » de cette activité a provoqué le désintérêt voire la défiance des élites politiques, administratives, académiques et économiques vis-à-vis de la discipline. Nos élus ou ministres semblent éprouver une certaine crainte vis-à-vis de la DGSE et ne veulent surtout pas de vagues ! Quelques mésaventures passées viennent conforter cette attitude (Rainbow Warrior).
En conséquence, on observe chez les élus des deux chambres, une vraie méconnaissance de ces questions et du rôle qui devrait être le leur. Etonnament, le Parlement s’est détourné d’un pan entier de ses responsabilités. Illustration de cette méconnaissance, certains élus se font même les avocats de l’opacité actuelle et de l’abandon par les assemblées d’une partie de leurs attributions. Ainsi, Bernard Carayon, député du Tarn, déclarait-il en 2002, « qu’il désapprouv(ait) formellement le projet nourri régulièrement d’une structure parlementaire permanente chargée du renseignement (…). Ici les droits de l’Etat commandent à l’Etat de droit ». Et de conclure : « il convient de s ‘opposer à la constitution de délégations parlementaires ou de missions parlementaires permanentes sur le renseignement, qui relève avant tout de la responsabilité de l’exécutif3 ». Propos édifiants.
Les parlementaires français sont par ailleurs systématiquement absents des réunions de travail internationales consacrées au rôle du renseignement dans le fonctionnement de l’Etat et à son contrôle.
Lorsque, d’aventure, certains parlementaires essaient de s’intéresser au renseignement, ils se heurtent à une fin de non recevoir de l’exécutif, qui considère cette activité de son seul ressort et juge les élus incompétents en la matière. Le renseignement leur reste ainsi tabou et inaccessible. Les services ne communiquent pas, n’informent pas et toute idée de suivi parlementaire est assimilée à une démarche inquisitoriale.
Comme le déclarait Serge Vinçon, vice-président du Sénat, « il est très difficile, même pour nous parlementaires, d’avoir des conversations constantes, des discussions constantes, des informations constantes. Je ne parle pas de conversations confidentielles ou secrètes, mais de conversations avec ces organismes qui sont quand même au service des pouvoirs publics et dont la raison d’être est de protéger la Nation française. Je pense que l’on a des progrès à faire. On a toujours mal considéré ces questions de renseignement, de défense, la Surveillance du territoire ou la DGSE. Je crois qu’on a tort, parce que les événements prouvent que les Français ont envie d’être sécurisés sur le plan de leur sécurité individuelle, sur le plan de leur sécurité collective comme sur le plan de leur sécurité sanitaire ou alimentaire. On l’a vu avec certains événements. Donc, il faut que nous prenions l’habitude de discuter ensemble et il y a des sujets qui doivent cesser d’être tabous4« .
Les services de renseignement ont une conception du secret qui confine à la paranoïa. Il y a là quelque chose d’anormal. Il est légitime que la représentation nationale s’intéresse à ces questions et qu’elle puisse obtenir des informations. Il est important de remédier à cet état de fait si l’on veut voir la perception du renseignement évoluer. Cessons de prendre nos élus pour des incapables. Il y a des parlementaires tout à fait aptes à comprendre les spécificités de ce métier.
Cette absence d’intérêt et de compétence du monde parlementaire a des conséquences néfastes. Ne connaissant pas exactement le montant des crédits votés destinés à l’activité de renseignement, le Parlement n’est pas en mesure d’en commenter l’évolution ni la pertinence. Nos services disposent-ils des moyens d’investissement suffisants pour adapter leur capacité de collecte d’informations à la croissance exponentielle des flux ? Ont-ils la capacité de recruter et de rémunérer les spécialistes en matière de cryptologie, d’informatique ou de lutte contre le terrorisme ? Qu’attend-on pour créer un grand service de sécurité intérieure ? Autant de questions majeures qui restent sans réponse, le Parlement votant en aveugle les moyens destinés à un pan de l’action gouvernementale pourtant de plus en plus essentiel à la préservation des intérêts nationaux.
Par exemple, aucun parlementaire n’est venu demander des explications au gouvernement quant à l’absence d’augmentation significative des crédits et des effectifs du renseignement depuis le 11 septembre 2001. Alors qu’Américains, Britanniques et Allemands ont considérablement augmenté leurs moyens humains et financiers pour s’adapter aux nouveaux défis, en France, les financements attribués aux services n’ont progressé que de 9% entre 2001 et 2005. Compte tenu de l’ampleur des menaces auxquelles nous sommes confrontés, c’est largement insuffisant. La France n’est pas moins en danger que les autres Etats occidentaux, bien au contraire. Mais l’Assemblée ne semble pas l’avoir perçu.
Quelle forme de contrôle envisager ?
Le principe d’une commission parlementaire posé, il convient de s’interroger sur les modalités, car le renseignement demeure un domaine tout à fait spécifique de l’action publique. Il ne saurait se voir appliquer sans conditions ni restriction le principe de transparence désormais associé à la conduite des affaires publiques.
De quoi parle-t-on ? D’un contrôle ou d’un suivi ? Et que propose-t-on de contrôler ? La notion de contrôle parlementaire demeure encore très influencée par l’exemple américain, où les parlementaires ont progressivement restreint l’action des services jusqu’à les rendre incapables d’agir efficacement. C’est l’une des causes du 11 septembre 2001. Or il existe à travers le monde occidental plus d’une demi-douzaine de modalités différentes quant au contrôle démocratique des activités de renseignement ? A-t-on étudié les différentes formes de contrôle possibles ? Connaît-on suffisamment la variété des situations à l’étranger ?
Le « contrôle » doit répondre à deux impératifs a priori antagonistes : apporter plus de transparence quant aux missions et aux moyens des services, sans toutefois perturber leur fonctionnement ni intenter au secret de leurs activités. Mais une chose est sûre : les opérations clandestines de renseignement et d’action n’ont pas à être portées à la connaissance des parlementaires et encore moins à celle de l’opinion publique.
En revanche, nos élus doivent pouvoir s’assurer que trois conditions sont respectées :
- d’une part, que les services soient utilisés à bon escient et selon leur vocation par les autorités gouvernementales et qu’aucune dérive ne vienne entacher la réputation de la France ou restreindre sa marge de manœuvre internationale ;
- d’autre part, que l’exécutif accorde bien à la communauté du renseignement les moyens nécessaires à son action, au regard des menaces pesant sur notre sécurité et de nos objectifs de politique étrangère ;
- enfin, que les services soient régulièrement orientés et que les renseignements collectés par nos agences soient effectivement intégrés dans le processus de décision gouvernemental5.
Dès lors, la commission pourra confirmer aux deux chambres que le gouvernement et les services s’acquittent honorablement de leurs missions respectives. Sinon, il lui conviendra de dénoncer tout manquement à leurs obligations. Lorsque des dysfonctionnements seront observés, la commission n’interviendra pas. Elle alertera la présidence de l’Assemblée ou du Sénat afin que l’une ou l’autre en informe les autorités compétentes (Présidence de la république, Premier ministre, ministre de la Justice, etc.). Mais ces dysfonctionnements ne seront pas communiqués à l’Assemblée. En fonction des faits observés, une commission d’enquête parlementaire pourra être mise en place, mais l’enquête et les propositions de sanction ne relèveront pas de la commission chargée du renseignement.
L’objet d’une telle commission sera également d’effectuer un effort d’information en direction des parlementaires, ce qui leur permettra de mieux comprendre à quoi servent les services de renseignement et de développer leurs compétences en de domaine, car les représentants de la nation ne s’en préoccupent guère aujourd’hui.
La mise en place de mécanismes de contrôle parlementaire du renseignement soulève cependant de vraies difficultés juridiques. La principale tient aux relations délicates entre le Parlement et le secret. Par nature, celui-ci est un lieu de débat et de parole, loin du monde de l’ombre. Les membres de la commission devront accepter de respecter les règles de sécurité inhérentes au renseignement. Un autre aspect doit être précisé : les dispositions juridiques d’habilitation peuvent-elles être appliquées à un parlementaire ? En effet, il est particulièrement délicat de concilier la protection du secret avec l’immunité de rang constitutionnel. Ce sont autant d’aspects qu’il conviendra de préciser.
Une réforme indispensable et urgente
Instaurer une démarche de suivi des affaires de renseignement par la représentation nationale est à la fois une nécessité pour notre démocratie et pour notre sécurité. Mais faire reconnaître l’utilité du renseignement par nos politiques ne peut s’affranchir d’une logique de contrôle, ou tout au moins de suivi, de la part du Parlement.
Il est indispensable d’avoir des élus compétents pour être les interlocuteurs du gouvernement dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. De nombreux dirigeants des services ont maintes fois affirmé la nécessité d’avoir des parlementaires au fait du sujet. Paul Quilès reconnaît lui-même qu’à l’époque où il était ministre de la Défense, il aurait apprécié d’avoir à l’Assemblée, un interlocuteur désigné et compétent pour dialoguer des questions de renseignement.
L’initiative de Nicolas Sarkozy doit être soutenue par tous ceux qui veulent une démocratie plus transparente et plus responsable, comme par le monde du renseignement, qui en retirera des avantages considérables, car les services ont besoin de reconnaissance et d’interlocuteurs connaissant leur métier.
Nous pouvons seulement regretter que des événements de politique intérieure soient à l’origine de cette démarche (affaire Clearstream). Dès lors, il existe un écueil à éviter : instaurer un dispositif pour gérer un cas particulier. Le vrai enjeu pour le Parlement est autant d’assurer la communauté nationale que des dérives ne se produisent pas, que de contrôler davantage l’utilisation ou la non-utilisation du renseignement par l’exécutif.
Sutout, ne réinventons pas un nouveau projet. La proposition de loi préparée en 1999 par Paul Quilès (PS) et Arthur Paecht (UDF)6 reste d’actualité. Elle est le fruit d’une étude approfondie, fondée notamment sur de nombreuses rencontres avec les autorités françaises compétentes en la matière, ainsi que d’une étude comparée des systèmes de contrôle parlementaire mis en place dans les autres démocraties occidentales. Elle représente une base de travail solide qui devrait permettre de parvenir rapidement à une solution adaptée aux exigences d’une démocratie moderne, dans le respect de notre tradition politique.
Toutefois, autre hypothèse est envisageable, dans la perspective où les parlementaires ne souhaiteraient pas s’investir dans le suivi de ces questions particulières : l’établissement d’une commission indépendante – à l’image de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité – comme cela existe dans certains autres pays occidentaux. L’exemple de la Norvège mériterait alors d’être étudié.
Eric Denécé
Directeur du CF2R
Février 2006
- 1A l’exception de la France, du Portugal, du Luxembourg et de la Turquie.
- 2Budgets des ministères de l’Intérieur et de la Défense.
- 3Rapport au nom de la commission des finances de l’Assemblée nationale. Annexe n° 36 « Secrétariat général de la Défense nationale et renseignement », par Bernard Carayon, 10 octobre 2002.
- 4Joël-François Dumont, « Il est temps de cesser de nous auto-flageller », interview de Serge Vinçon, vice-président du Sénat, Actes du colloque La guerre contre le terrorisme, Institut Diplomatie & Paris, septembre 2002.
- 5Cela n’a pas été le cas en France, de 1933 à 1939, lorsque notre Deuxième bureau avait parfaitement identifié les intentions d’Hitler. Mais les politiques français n’en ont jamais tenu compte et nous ont conduit à la plus grande défaite de notre histoire.
- 6Paul Quilès, Arthur Paecht et alii, Proposition de loi tendant à la création d’une délégation parlementaire pour les affaires de renseignement, n°1497, 1er avril 1999 ( 4 F).