Le renseignement, dimension manquante de l’histoire contemporaine de la France
Gérald ARBOIT
La phrase rapportée par les Britanniques Christopher Andrews et David Dilks, dans leur étude décisive pour l’histoire du renseignement, est connue : « Le renseignement a été décrit par Sir Alexander Cadogan, un éminent diplomate, comme étant « la dimension manquante dans la plupart des histoires diplomatiques » » . Ainsi pointaient-ils à l’orée des années 1980 les travers de la recherche dans leur pays.
Trente ans plus tard, ce constat pourrait s’appliquer à d’autres pays, aux premiers rangs desquels se trouvent la France. Les initiatives restent individuelles et désordonnées. Elles témoignent souvent d’une incompréhension de la part des chercheurs, influencés par une présentation médiatique caricaturale. Elles résultent surtout d’un déficit culturel évident dans notre pays qui reste marqué par les conséquences de l’Affaire Dreyfus.
Outre la question des archives, une histoire du renseignement semble devoir buter plus généralement sur la notion de « secret ». C’est prendre l’histoire à rebours, à partir de la Guerre froide, et rechercher dans le passé les traces confirmant la situation prévalant entre 1947 et 1990. Il s’agit d’une erreur, à la fois épistémologique et paradigmatique qui conduit à une vision déformée du renseignement et de son histoire.
Car le renseignement est d’abord l’outil du décideur, quel qu’il soit, étatique ou non. Il a trait à l’information nécessaire à l’activité humaine, qu’elle soit politique, diplomatique, militaire ou économique. Il ramène à l’unique raison pour laquelle les organisations humaines, étatique ou non, se sont lancées dès la nuit des temps dans cette activité particulière. L’information est un élément central, un moyen de contraindre l’environnement à la volonté du décideur.
Toutefois, si la décision de recherche revient bien à ce dernier, l’histoire du renseignement la néglige trop souvent, comme d’ailleurs elle minore le rôle de l’analyste, autre acteur de la plus haute importance dans le cycle du renseignement. Arguant que ces activités ne délivrent que peu de traces, l’histoire porte plus aisément son attention sur la collecte : personnels, institutions et contenant informationnel.
Cet intérêt bien légitime permet d’affiner la vision de la fonction renseignement. Par ses fonds d’archives disponibles, par sa chronologie particulière à l’intérieur des histoires moderne et contemporaine qui ne se limite pas aux seules crises et guerres, pour suivre les filiations et les continuités de ce que, médiatiquement et populairement, on nomme toujours l’« espionnage », le renseignement apparaît comme un objet historique comme les autres.
En n’éludant pas ces « forces profondes », l’histoire propose une relecture du renseignement, faisant apparaître cette « dimension manquante », mise en évidence par Christopher Andrew, David Dilks et Jeremy Noakes. A la guerre, comme en politique ou en économie, le renseignement n’est qu’un élément auxiliaire, même s’il est toujours lié aux formes de pouvoir, sans lequel il n’existe pas. Il ne convient pas de théoriser le renseignement, ce qui serait une illusion paradigmatique évidente, mais de lui donner des concepts.
Cette conceptualisation ancre résolument le renseignement dans le domaine de l’histoire des relations internationales, appuyée sur tous les ressorts qu’offrent les sciences historiques et leurs auxiliaires. L’orientation actuelle de la recherche universitaire française ne permet pourtant pas d’offrir une compréhension globale de cet objet. L’histoire du renseignement n’y est pas en position d’aiguillon. Comme les sciences de l’information et de la communication, elle présente une vision déformée de la réalité de son objet. Le renseignement militaire y est surreprésenté, profitant des efforts réalisés par l’histoire militaire depuis vingt ans. Et si les relations internationales font bonne figure, il convient de préciser que la majorité des sujets portent sur la seule histoire moderne et non contemporaine. Contrairement à l’histoire militaire, l’histoire des relations internationales subit depuis un demi-siècle une désaffection certaine. De plus, aucun des enseignants-chercheurs travaillant sur l’histoire du renseignement ne sont issus de cette spécialité, qui est pourtant le champ d’action privilégié des services.
le rapport