L’impact de la Covid-19 et de la « redondance psychique » sur la radicalisation complotiste : et si la cassure sociétale n’était pas là où nous l’attendions ?
Yannick BRESSAN et Nicolas ZUBINSKI
Yannick Bressan est docteur en sciences humaines et chercheur en neuropsychologie
Nicolas Zubinski est expert en communication d’influence et infocindynique
Il semble évident de relever combien la crise planétaire de la COVID-19 marque profondément nos sociétés et touche leur stabilité socio-économique. L’entrée de milliards d’individus dans une réalité dissonante a mis à l’épreuve leur équilibre psychologique au point d’alerter les professionnels de santé[1].
À la détresse individuelle, s’ajoute un traumatisme psychique groupal propice à l’accélération de la radicalisation complotiste. Le système de croyances partagées de la société s’en trouve ainsi altéré à la faveur d’une polarisation durable des auditoires nationaux.
Les conséquences de cette déstabilisation cognitive collective ne se limitent pas à des enjeux sanitaires mais interroge plus largement nos capacités de contre-influence à l’échelle nationale. Si les épisodes traumatiques collectifs augmentent naturellement le risque de dissonance cognitive[2], la COVID-19 aura exposé la société à une dissonance dont les mécanismes facilitent l’émergence d’une radicalisation de nature complotiste. Qui plus est, l’absence de stratégie informationnelle visant la construction d’une résilience cognitive sociétale permet un ancrage durable des leviers de déstabilisation de nos fondements sociétaux.
Le particularisme de la dissonance cognitive induite par la COVID-19
La crise sanitaire de la COVID-19 s’inscrit psychiquement dans des sociétés humaines dont les modes de consommation de l’information[3] facilitent l’émergence de post-vérités. Dans ce contexte de confusionnisme, l’individu est exposé à la « redondance psychique[4] », le rendant toujours plus influençable. Cette redondance alimente une adhésion émergentiste[5] renforçant la « simple adhésion » des individus aux thèses complotistes qui établissent ainsi leurs fondamenteurs[6].
Si la COVID-19 marquera sans nul doute notre temps par ses impacts sanitaires et la paupérisation générale qui pourrait en découler, elle nous éclaire sur l’impact d’une dissonance groupale. Elle crée ainsi une attente profonde de re-stabilisation cognitive des individus qui composent l’auditoire plus enclin à adhérer à des fondamenteurs. De plus, et c’est tout le risque induit par le traitement de la crise sanitaire de la COVID-19, cette dissonance se renforce par un « sentiment de cloisonnement » ou de « clôture organisationnelle »[7]. Ces clôtures organisationnelles se renforcent lors du processus de radicalisation des pensées au point de couper les individus du système de croyances partagées. Or ce système constitue justement le fondement cognitif de l’appartenance à la société.
C’est ainsi que de la « dissonance cognitive » (crise sanitaire planétaire par exemple), se trouve renforcée à la fois par une « clôture organisationnelle » (confinement, séparation des uns vis-à-vis des autres pour des raisons sanitaires, culturelles, cultuelles…) et par un phénomène de « redondance psychique » (idées ressassées renforcées par un bruit médiatique continu). Le besoin de re-stabilisation de l’individu dissonant, couplé à la puissance des narratifs complotistes et aux boucles informationnelles permet l’activation d’une adhésion particulière diteémergentiste (émergence d’une nouvelle réalité). L’individu dissonant se trouve alors prêt à adhérer aux thèses complotistes. Il risque alors plus durablement de voir son référentiel cognitif évoluer au point de ne plus traiter rationnellement l’information. Cette adhésion émergentiste, induit par le processus de radicalisation, explique les problématiques de traitement informationnel des auditoires complotistes.
L’absence de stratégie informationnelle au service de la construction d’une résilience cognitive sociétale
L’étude des conséquences psycho-pathologiques du recours au confinement à mis en évidence une fragilisation psychologique des individus[8]. Pour autant, l’expérience acquise d’un premier confinement et la prévisibilité de la dynamique épidémique aurait pu aboutir à une forme d’accoutumance et d’acceptabilité des contraintes socio-économiques. A l’inverse, le second confinement, bien que moins long et moins contraignant[9], a été perçu plus durement par la population.
Cette dichotomie serait-elle le signe d’une impossible résilience ? Certainement pas. Le « relâchement des comportements » sanitaires dans la population et la baisse de l’acceptabilité des mesures restrictives de liberté ont, au moins partiellement, une cause neuropsychologique : un déséquilibre du locus de contrôle interne et externe des individus[10]. La vigilance sanitaire des individus a ainsi fait l’objet d’une démobilisation se traduisant à la fois par un sentiment de déresponsabilisation et par une perception négative des mesures de protection prônées par les pouvoirs publics. En d’autres termes, le contrôle « externe » des individus s’est trouvé exacerbé au détriment de leur contrôle « interne ».
Ce basculement vers une perception fataliste de la situation sanitaire s’explique en grande partie par la détresse socio-économique et la hausse des psychopathologies. Mais il ne faut pas négliger les causes informationnelles : d’une part l’absence de narratif unificateur permettant une stabilisation cognitive activant le locus de contrôle interne des individus ; d’autre part l’accentuation de la radicalisation complotiste facilitée par les phénomènes de redondance psychique et de clôture informationnelle.
Ainsi une réponse informationnelle systémique aurait été d’autant plus importante que les critiques du second confinement furent soutenues par l’émergence de fondamenteurs pseudo-médicaux au service de la communication d’influence complotiste (anti-vaccins et covido-sceptiques radicaux). Si la communication de crise retenue par les pouvoirs publics permettait au moins de porter l’information médicale à la population, la stratégie informationnelle retenue n’a pas pris le soin d’organiser la construction d’une résilience cognitive à l’échelle sociétale tenant compte des interrogations légitimes du public. Cette carence stratégique a des répercussions dépassant la crise de la COVID-19. La radicalisation complotiste augmente sensiblement et durablement la conflictualité de l’échiquier sociétal et a d’ores et déjà produit des effets déstabilisateurs de nos fondements sociétaux.
L’adhésion émergentiste des complotistes offre une porte d’entrée dans le champ informationnel national. Le traitement informationnel de la COVID-19 aura malheureusement permis une consolidation de l’ancrage complotiste dans les auditoires nationaux, soulevant des problèmes de contre-influence et de contre-ingérence. Ceci est d’autant plus préoccupant que la radicalisation complotiste parasite directement le fonctionnement démocratique des États, notamment en période électorale[11].
Les effets déstabilisateurs à long terme des fondements sociétaux
Contrairement aux effets sanitaires et socio-économiques, les conséquences du traitement informationnel de la crise de la COVID-19 sont indirectes et moins palpables. La modification des perceptions des auditoires nationaux et la réécriture de leur référentiel cognitif ont pourtant accentuées l’adhésion émergentiste d’une fraction de la population aux thèses complotistes. Cette conflictualité sociétale[12] n’est pas anodine. Surtout lorsque l’affrontement informationnel s’exprime de manière cinétique ou qu’il est instrumentalisé dans l’orchestration de Political Warfares[13].
La déstabilisation sociétale s’est exprimée par deux voies s’alimentant l’une et l’autre : d’une part la délégitimation des figures d’autorité dans le référentiel de croyances partagées de la société ; d’autre part, par un phénomène de polarisation des auditoires nationaux. Ainsi la confiance en l’État et en la Science s’est délitée, facilitant de fait l’adhésion aux thèses complotistes. Et la crise de la COVID-19 de marquer un ancrage durable de la radicalisation complotiste par la convergence des mouvances les plus radicales des anti-vaccins, covido-sceptiques, « Gilets jaunes » et Qannon.
La déstabilisation du référentiel cognitif sociétal des auditoires nationaux a ainsi des répercussions sur la Sécurité nationale dépassant largement la crise de la COVID-19. Le travail de sape de notre référentiel de croyances partagées augmente notre exposition et notre sensibilité aux attaques informationnelles et facilite la déstabilisation de cibles politiques et économiques.
Organiser la construction d’une résilience cognitive à la fois individuelle et systémique devient urgent. A ce titre, trois modes opératoires peuvent se conjuguer pour obtenir des effets immédiats :
– structurer les capacités étatiques de contre-influence,
– sensibiliser les acteurs économiques et sociétaux aux modes opératoires des approches indirectes,
– et, enfin, renforcer les politiques d’éducation aux médias et à l’information.
Force est de constater que la radicalisation complotiste, en entrant dans le champ sociétal, devient à la fois un enjeu de Sécurité nationale et de citoyenneté.
[1] Christine Chan-Chee, Christophe Léon, Linda Lasbeur, Jean-Michel Lecrique, Jocelyn Raude, Pierre Arwidson, et Enguerrand du Roscoät, « La santé mentale des Français face au COVID-19 : prévalences, évolutions et déterminants de l’anxiété au cours des deux premières semaines de confinement », Enquête CoviPrev, 23-25 mars et 30 mars-1er avril 2020, Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH) n°13, 7 mai 2020 (disponible sur www.santepubliquefrance.fr ).
[2] La « dissonance cognitive », conceptualisée en psychologie sociale par Festinger et Cohen, se définit comme la tension interne propre au système de pensées, croyances, émotions et attitudes (cognitions) d’une personne lorsque plusieurs de ces croyances entrent en contradiction l’une avec l’autre. Le terme désigne également la tension qu’une personne ressent lorsqu’un comportement entre en contradiction avec ses idées ou croyances.
[3] Pour une analyse des enjeux sociétaux de cette évolution, se référer à l’ouvrage suivant : Dr. Gérald Bronner, Apocalypse cognitive, PUF, 2021.
[4] La redondance psychique est le fait de ruminer une idée et de la ressasser sans cesse au point qu’elle prenne une forme d’existence intense dans l’esprit du sujet et qu’elle occupe la majorité de ses pensées et conditionne ses choix et ses actions. Elle n’est pas de la réviviscence, laquelle en psychologie ou en psychiatrie est plus spécifiquement liée au stress post-traumatique. La redondance psychique est, quant à elle, liée à l’idéation, à la pensée et n’est pas comme la réviviscence en lien avec un aspect purement émotionnel suscité par la répétition ou la réapparition de scènes traumatiques.
[5] L’adhésion émergentiste est un degré supplémentaire à la “simple adhésion” bien connu en psychologie sociale. L’adhésion émergentiste est un phénomène neuropsychologique et cognitif qui s’active suite à un important engagement du sujet-adhérant face à une nouvelle réalité qui lui est proposée (induite par exemple par un metteur en scène, un politique ou encore, une autorité religieuse). Cette réalité induite pourra ainsi devenir « la » réalité du sujet-adhérant pour une durée plus ou moins longue et avec plus ou moins de force émotionnelle. Pour plus de détails sur ce phénomène neuropsychologique appliqué à divers champs d’activités voir : Y. Bressan, La particule fondamentale de l’Etre, MJW éditions, 2019.
[6] Y. Bressan, Le Fondamenteur : Un concept pour comprendre les communications d’influence, CF2R, Note Psyops n°5, janvier 2020 (https://cf2r.org/psyops/le-fondamenteur-un-concept-pour-comprendre-les-communications-dinfluence/).
[7] Selon le concept de « clôture organisationnelle » du neurobiologiste Francisco Varela, les interactions psychiques et physiques entre individus formeraient un ensemble clos et autonome bien qu’en relation avec le système plus grand (la société).
[8] A. Mengina, M.-C. Allé, J. Rolling, F.Ligier, C. Schroder, L. Lalanne, F. Berna, R. Jardri, G. Vaiva, P.-A. Geoffroy, P. Brunault, F. Thibaut, A. Chevance, A. Giersch, « Conséquences psychopathologiques du confinement », L’Encéphale, volume 46, Issue 3, supplément, juin 2020, pp. 43-52.
[9] S’agissant du premier confinement généralisé COVID-19 de mars 2020, voir le décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus COVID-19 (disponible sur www.legifrance.gouv.fr ) complété par le décret n° 2020-279 du 19 mars 2020 (disponible sur www.legifrance.gouv.fr ).
S’agissant du second confinement généralisé COVID-19 d’octobre 2020, voir le décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de COVID-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire (disponible sur www.legifrance.gouv.fr ).
[10] Le locus de contrôle est un concept de Julian Rotter (1966) désignant la manière dont un individu perçoit sa capacité d’action sur les événements auquel il est confronté. La détermination des événements est soit due à son propre comportement (contrôle interne), soit imputée à des forces ou personnes tierces (contrôle externe).
[11] Les campagnes électorales conduisant au BREXIT, à l’élection de Donald Trump et à celle de Jaïr Bolsonaro pourraient être considérées comme des exemples d’une instrumentalisation à des fins de Political Warfare de la radicalisation complotiste.
[12] N. Zubinski, « Le concept de guerre sociétale : mutation des Political & Information Warfares », 20 mai 2020, Centre de réflexion sur la guerre économique, École de guerre économique (EGE) (disponible sur www.ege.fr)
[13] Pr. M. Galeotti, « Russian Political War: Moving Beyond the Hybrid », Routledge: Taylor & Francis Group, 2019.