L’ensauvagement de la communication dans la propagande djihadiste et ses ramifications sociétales
Yannick BRESSAN
Docteur en sciences humaines, Directeur de recherche en charge des questions cognitives et psychologiques au CF2R.
Cette note a une vocation prospective. Elle n’est certes pas, à priori, directement liée au sujet du renseignement stricto sensu mais elle dessine les contours d’une analyse linguistique et sociétale qui peut éclairer, en de nombreux points, l’impact psychologique profond des propagandes djihadistes sur les sociétés ciblées. En comprendre la portée et les ressorts permettra, peut-être, d’en déjouer les mécanismes.
Une communication de plus en plus « radicale »
Les rapports violents, les propos haineux et radicaux s’instillent subrepticement mais irrévocablement au sein de nos relations humaines. La « sauvagerie » individualiste est portée par une société de consommation à outrance et par des échanges verbaux et non verbaux âpres. Qu’ils soient professionnels, personnels ou de groupes à groupes, ces rapports humains sont devenus le fondement de nos échanges divers et variés. Sur ce terreau fertile de haines, de peurs, de méfiance, d’acculturation, certains ont su faire prospérer leur « cause » et en cela, profondément changer nos sociétés.
Ce changement profond trouve son terreau très tôt. Des millions de jeunes adultes et d’enfants ont été « conformés » à une lecture du réel par le « marketing ». Insidieusement, lorsque chaque jour les individus sont confrontés aux manipulations des campagnes de publlicité ou aux communications d’influence djihadistes. Les cibles ne sont pas seulement, d’une certaine façon, fidélisées à une forme de feuilleton médiatique. Dès le plus jeune age, certains se voient inculquer une réaction : « Je veux ça », « l’autre est un potentiel danger/ennemi », « Je veux… » « Moi, je », « J’ai besoin de… », « j’ai peur de… », etc. Très jeunes donc, les publics ciblés par ces campagnes de communication d’influence développent un égoïsme ainsi qu’un égotisme latents. Les rôles des parents et plus largement de la société sont remis en cause à force de céder ou de laisser sans contre-feu, se diffuser une pensée nauséabonde. Se trouve ainsi favorisé très tôt chez l’enfant, mais aussi chez les adultes dissonants, l’apparition d’un repli égoïste fondé sur les envies, les « besoins » formatés ou les craintes induites. C’est ainsi un pan entier de la personnalité des individus qui se transforme à une vitesse incroyable. Cette transformation est favorisée par l’usage généralisé des resaux sociaux, provoquant un changement sociétal majeur.
Ces enfants et ces jeunes ou moins jeunes citoyens, deviennent les hommes que décrivait Adam Smith, célèbre économiste du XVIIIe siècle (« je désire donc je suis », l’Homo Economicus[1]). La portée de son analyse va cette fois-ci au-delà de l’économie.
Mais ce qui est plus grave, c’est qu’il y a un excès de soi, un narcissisme pervers véhiculé par les fragilisations et les dissonances portées par les messages d’influence. Une culture de la satisfaction personnelle, du « selfie » et de l’égo-trip se développe. Une culture où l’autre devient, au mieux, un concurrent potentiel, au pire un ennemi à abattre, tant il peut hypothétiquement nuire à l’élaboration de la réalité de l’individu ou de celle du groupe auquel il adhère. Ce changement sociétal peut être renforcé par une communication savamment ou brutalement orchestrée.
Mais que se passe-t-il donc ? Quelles méthodes conscientes ou inconscientes sont mises en action pour oeuvrer à la rupture profonde interindividuelle et à l’effritement de nos sociétés ? L’une d’elle, dévastatrice, sournoise, trouve peut-être sa puissance dans une réflexion significative issue d’une pensée du milieu du XXe siècle.
Le précédent du IIIe Reich
Dans son ouvrage LTI. La langue du IIIe Reich[2], le philologue Victor Kemperer analyse la langue d’un groupe social qui est devenue la langue de tout un peuple. Il décrit comment,lors de l’arrivée des nazis au pouvoir en 1933, Goebbels, Hitler et Göring ont été les principaux forgerons d’un redoutable instrument idéologique qui a formaté une entreprise de mort dévastatrice.
Prenons le temps d’y réfléchir quelques instants tant les correspondances avec notre époque peuvent s’avérer troublantes et éclairantes à de multiples niveaux.
Accompagnant son ascension et sa prise de fonction, le pouvoir nazi a induit et composé un véritable travestissement de la parole du peuple allemand. En parodiant les abréviations du IIIe Reich, la LTI[3] était la langue d’un groupuscule qui, arrivé au pouvoir, l’a imposée à la société tout entière. Cette façon de s’exprimer voulue par les nazis, essentiellement déclamatoire, a supprimé les différences entre l’oral et l’écrit, le public et le privé, dans l’objectif stratégique de dissoudre l’individu dans la masse et de ne plus s’adresser qu’à celle-ci, à l’image de ceux qui, de nos jours, ne s’adressent plus qu’à l’oumma en lieu et place de l’individu-citoyen. L’objectif qu’entretenaient les propagandistes nazis fait écho de façon significative avec certaines communications d’influence contemporaines des djihadistes.
« Le hurlement remplace la parole, le cri se substitue au verbe. La langue n’est plus[4] ». Le pouvoir nazi a forgé relativement peu de mots, il a surtout modifié leur valeur et leur fréquence d’utilisation. Kemperer met plus précisément en évidence certaines caractéristiques de la LTI : elle fait un usage abondant des abréviations et favorise spontanément un style déclamatoire, de telle façon que le point d’exclamation devient inutile. Chaque phrase devient ainsi une oraison galvanisante drapée dans un excès linguistique et oratoire faisant dissoner l’auditoire[5]. Cette langue revalorise des mots originellement péjoratifs, comme l’adjectif « fanatique ». Elle crée quelques néologismes (« sous-humanité », « déjudaïser », « aryaniser », etc.). Elle encourage de plus l’ « euphémisme mensonger » et le superlatif. A l’image de la rhétorique djihadiste, la langue du IIIe Reich sert une propagande totalitaire.
De fait, pour Victor Klemperer, la LTI a contribué à propager l’idéologie nazie en ce sens qu’elle était l’instrument d’une rhétorique dont les phrases et les symboles maniés privilégiaient les sensations, l’émotionnel et les sentiments par rapport à la rationalité. Ainsi, Hitler s’en est servi pour obtenir la fidélité des masses populaires en matraquant des idées simplistes fondées sur le mépris, l’injustice, la revanche et l’épouvante. La LTI lui a permis, en particulier, de leur faire intérioriser la discrimination raciale grâce à la répétition du substantif singulier « le Juif » et du préfixe « judéo ».
L’incidence de la LTI ne se limitait pas à la sphère sociale et politique. Elle avait pour but d’atteindre, de manière insidieuse, jusqu’aux sphères de la vie privée. « Les mots », écrit Victor Klemperer « peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir[6] ». C’est de cette façon que la LTI s’est insinuée dans le langage courant, jusque dans l’intimité de l’individu. Elle l’a contaminé en profondeur par les nouveaux mots, expressions et formes syntaxiques imprégnés de l’idéologie nazie. C’est une opération psychologique redoutablement insidieuse et retorse qui se retrouve véhiculée par la victime elle-même et par la société visée.
Il s’agissait à l’époque, pour le régime prenant le pouvoir en Allemagne, de fanatiser et mystifier la population. Qu’en est-il aujourd’hui de l’impact profond sur nos sociétés d’Orient et d’Occident de la fanatisation et de la mystification djihadistes ?
Un concept philologique d’actualité
A la lecture des travaux de Kemperer, l’analogie avec notre époque ne peut donc manquer d’être faite, avec l’emploi des expressions et termes qui deviennent pluriels et simplificateurs tels que « mécréants » ou « souchiens » (Français « de souche » : comprendre « sous-chiens » !). Il s’agit là encore de diviser et de faire éclater un possible accord sociétal en victimisant les uns ou discriminant les autres.
L’analogie de la LTI avec les constructions narratologiques et propagandistes djihadistes est particulièrement frappante tant la logorrhée employée au sein de leur communication a pu traverser nos sociétés et les influencer en profondeur. De plus, elle s’est inscrite dans un mouvement général de rapport à l’autre plus dur, plus individualiste, plus sauvage, véhiculée par un besoin de possession à outrance et l’avènement de ce qu’Adam Smith appelait l’Homo Economicus, au détriment de l’Homo Sapiens. Ce phénomène contemporain du « tous contre tous » et du chacun pour soi (mes possessions, mon « droit à » ou mon « droit de ») créé des espaces entre les individus dans lesquels va s’engouffrer la communication d’influence pour offrir un semblant de stabilité cognitive et sociale.
Plus encore, cet « ensauvagement du langage » théorisé par Kemperer trouve une caisse de résonnance contemporaine significative avec l’avènement planétaire des réseaux dits sociaux et de Facebook en particulier. L’investisseur américain Roger McNamee, ancien mentor et soutien financier du fondateur de Facebook Mark Zuckerberg, met en garde dans son ouvrage Facebook, la catastrophe annoncée (édition Quanto) contre le « côté sombre » du réseau social. Selon lui, le groupe ne s’attaque « pas assez » franchement à la désinformation ou aux discours de haine circulant sur ses pages.
Les propos échangés sont-ils plus facilement et rapidement brutaux ou radicaux que par le passé ? Au-delà du web, c’est dans nos rapports de tous les jours que nous constatons un durcissement langagier et un individualisme forcené.
Au-delà d’un « ensauvagement du langage » patent auquel il est possible d’assister quotidiennement dans nos rapports (in)humains, via, entres autres, les réseaux sociaux, nous sommes confrontés à un véritable ensauvagement de la société auquel nous participons. Les opérations psychologiques et la propagande djihadistes ne se privent bien évidemment pas de surfer sur ce phénomène. Bien au contraire, elles l’alimentent. « L’ensauvagement du langage » que nous venons de détailler pose les fondements obscurs d’un véritable ensauvagement de la société. Et, celui-ci fait émerger par l’adhésion massive qu’il induit, une réalité particulière sur laquelle se fondent les communications d’influence djihadistes pour la renforcer et établir leurs stratégies de conquête.
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A l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la forte imprégnation de la langue du IIIe Reich a rendu nécessaire de dénazifier l’allemand. Cela était fondamental afin de purger cette langue des mots, des tournures de langage et des concepts qui faisaient perdurer le paradigme nazi. Victor Klemperer a en effet pu constater l’ampleur de l’influence de la LTI. Après avoir échappé à la déportation après le bombardement de Dresde, il a traversé l’Allemagne et y a relevé que la langue nazie avait même contaminé des publications scientifiques. C’est ainsi que les chercheurs usaient abondamment de répétitions induites par la propagande telles que des références idéologiques au sang, à la race et au sentiment d’appartenance. Ces traces de la LTI sont apparues au linguiste comme une survivance néfaste de l’idéologie nazie au regard de la société et de la civilisation.
« L’ensauvagement du langage » théorisé par Kemperer induit donc très clairement, un ensauvagement de la société par adhésion. Celle-ci fait émerger (adhésion émergentiste) une autre forme de société. C’est ainsi, par adhésion émergentiste, que l’ensauvagement de la société devient une forme normée de réalité partagée, violente, dure, duale. Cette société se construit sur une opposition des individus construite par le langage dans une dialectique eux/nous, bons/méchants, riches/pauvres, blancs/noirs, hommes/femmes, actifs/non-actifs… Le résultat peut en être catastrophique. De plus, cette opposition se trouve portée par l’appétence sans cesse croissante des individus pour les réseaux sociaux qui ont, comme s’en inquiète Roger McNamee, le potentiel de véhiculer voire d’accentuer le « côté sombre » des échanges humains.
C’est ainsi à un véritable basculement de nos sociétés auquel nous pourrions assister. Il pourrait s’effectuer au profit d’intérêts financiers ou/et politico-religieux voulant établir leur puissance, sinon leur hégémonie, sur la dissonance sociale collective véhiculée par « l’ensauvagement du langage ».
Ainsi se dessine une grille de lecture qui pourrait être utile au renseignement, en prenant en compte l’environnement social et sociétal au sein duquel évolue l’individu. L’exploitation des travaux de Kemperer permet de dessiner les contours d’une contre-mesure possible.
L’ensauvagement du langage individuel provoque un ensauvagement de la société. Il convient donc de le repenser et de porter une attention toute particulière à son évolution. C’est à nos élites et à nos décideurs d’y veiller et d’impulser cette mesure défensive salutaire. C’est à nous, citoyens d’être attentifs aux glissements linguistiques. Et c’est à nos services de sécurité de détecter les éléments de langage induisant une rupture sociétale, sur Internet et ailleurs. Il s’agit là de signaux essentiels à prendre en compte avec attention afin de compléter la « boite à outils » d’identification de la radicalisation.
[1] Voir A. Smith, Mercy to the guilty is cruelty to the innocent, 1759.
[2] Victor Kemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Editions Pocket, 2e édition, 2003.
[3] LTI ou Lingua Tertii Imperii
[4] V. Kemperer, op. cit.
[5] Sur le rôle de la « dissonance cognitive » dans l’émergence de nouvelles réalités voir Y. Bressan, La particule fondamentale de l’Etre, Editions MJW, 2019. Et Y. Bressan, Radicalisation, renseignement et individus toxiques, Paris, VA Editions, 2018.
[6] V. Kemperer, op. cit.