Le fondamenteur : un concept pour comprendre les communications d’influence
Yannick BRESSAN
Docteur en sciences humaines, Directeur de recherche en charge des questions cognitives et psychologiques au CF2R.
La radicalisation djihadiste est un phénomène évolutif qui nous oblige à être créatif pour le détecter et le contrecarrer. Nous le savons bien à présent, il n’y a pas un type de profil de radicalisé mais bien une multitude de facteurs psychiques, culturels ou sociétaux. En se croisant, ils provoquent la radicalisation de certains individus. Ceux-ci pourront alors déteindre sur la société par un phénomène de « tâche d’huile » qui pourra fragiliser l’ordre public.
Il est intéressant d’identifier l’un des facteurs de la radicalisation qui apparait fondamental et de l’analyser : celui des narrations d’influence. Elles s’appuient sur des faits ou des actes concrets, historiques, sociétaux ou sur des dogmes religieux.
Ces narrations d’influence ont ainsi pour but de donner une forme de véracité « vérifiable » à la propagande qui vise à radicaliser la pensée du public ciblé. Pour ce faire, l’instigateur de la communication d’influence s’appuie sur un fondement robuste qui ancrera l’émergence de la réalité qu’il souhaite induire dans l’esprit de sa cible. L’activité neuropsychologique d’adhésion émergentiste[1] explique fort bien ce phénomène d’une réalité (celle du manipulateur) qui pourra se substituer à une autre (celle partagée socialement) et ses implications émotionnelles et psychologiques.
Mais en lien avec le phénomène d’adhésion émergentiste, il est une notion qui pourrait nous éclairer en nommant précisément ce qui constitue la racine de toute propagande ou fake news : le concept de fondamenteur.
Ce concept-clé permet de mieux comprendre, entres autres, le phénomène de radicalisation. Je l’ai développé il y a quelques années lors d’échanges de travail avec un ancien collègue, Marc B.
Un fondamenteur est un mensonge posant les fondamentaux d’une mystification propagandiste en s’appuyant sur des faits ou statistiques réelles, mais en les exploitant hors de leur contexte ou en les faisant dévier de leur trame réelle. Ils deviennent dès lors, un pur mensonge qui pourra faire émerger une autre réalité que celle construite par les faits. C’est là-dessus que pourront, par exemple, se fonder les fake news ou toute narration ayant pour objet d’influencer une opinion en-dehors de toute véracité factuelle.
Décrivons concrètement en quelques mots le rôle de certaines narrations propagandistes dans l’élaboration de fondamenteurs. Il peut y avoir une racine néfaste dans un mensonge qui naît d’une double déshumanisation :
– l’instigateur s’est déshumanisé en commettant le fondamenteur,
– le public-cible, qui y adhère est actif et il est à la fois déshumanisé par le procédé et par son adhésion, lesquels le transforme en un simple rouage qui viendra nourrir l’émergence de la réalité propagandiste véhiculée.
Les fondamenteurs sont des mensonges qui induisent des mythes. Mais, le fondamenteur peut lui-même reposer sur des mythes et d’archétypes déjà présents, utiles et vivants, dans l’inconscient collectif de l’humanité. Nous utilisons bien ici « archétypes » au sens junguien de « forme de représentation donnée a priori » qui renferme un thème universel structurant la psyché, commune à toutes les cultures mais figuré sous des formes symboliques diverses. Ainsi, la palette permettant de recomposer des mythes tout en composant des fondamenteurs est donc très large.
La volonté de créer de nouveaux mythes, et donc de recourir à des fondamenteurs dans ce but, relève de la volonté de puissance du démiurge, maître manipulateur, voulant jouer avec le réel et le tordre au profit de sa pensée ou de ses objectifs sociétaux, politiques et religieux.
A titre d’illustration, fondamenteur parmi les fondamenteurs, l’ouvrage Le Protocole des Sages de Sion[2] servit d’arrière-plan mental à l’idéologie antisémite du IIIe Reich, appelant à la haine, à la délation et à la destruction du peuple juif. La vivacité de ce fondamenteur, faux avéré, dans la pensée et la logorée djihadiste contemporaine par exemple, témoigne de sa robustesse et de l’efficacité de cet outil d’influence.
Un fondamenteur est donc un mensonge fondamental qui pose les bases d’une mystification. Il a pour objet d’influencer un individu ou un groupe sociétal. J’ai exposé là les grandes lignes de ce concept sur lequel je reviendrai plus en détail dans une note future. J’y adjoindrai d’autres éléments et notions qui, ensemble, pourront constituer une véritable « trousse à outils » opérationnelle pour permettre de mieux appréhender les radicalisations diverses et variées.
[1] Yannick Bressan, Radicalisation, renseignement et individus toxiques, Paris, VA Editions, 2018 ; et pour une approche plus globale du phénomène d’adhésion émergentiste : Y. Bressan, La particule fondamentale de l’être, MJW Editions, 2019.
[2] Livre publié en 1905 en Russie, qui présente le plan de conquête du monde établi par les juifs et les francs-maçons. Sensés être issu de ces milieux, c’est en réalité un faux construit pour leur nuire.