La radicalisation islamiste dans le monde pénitentiaire : point de vue clinique
Adrielle SIDAWI et Yannick BRESSAN
Adrielle SIDAWI est psychologue clinicienne ayant exercé au ministère de la Justice dans le cadre du Plan de lutte anti-terroriste (PLAT)
Yannick BRESSAN est docteur en sciences humaines, Directeur de recherche en charge des questions cognitives et psychologiques au CF2R
Le phénomène de radicalisation « islamiste » n’est certes pas nouveau. Les prémices sont violemment apparues en Europe au début des années 80. Aujourd’hui, ce phénomène est à analyser de manière multifactorielle, tant cette question est à la fois transgénérationnelle et géopolitique.
Suite aux attentats qui ont touché la France ces dix dernières années, les pouvoirs publics ont mis en place des mesures de lutte contre la radicalisation, notamment en milieu carcéral, par la création d’une unité de renseignement pénitentiaire et de dispositifs de prise en charge des individus radicalisés.
Dans le cadre du Plan de lutte anti-terroriste (PLAT), le gouvernement a, dès 2016, mis en place des « binômes de soutien » de prévention de la radicalisation violente. Constitués d’un psychologue et d’un éducateur spécialisés, ils sont chargés d’évaluer le niveau de radicalisation des individus incarcérés – notamment des personnes revenues sur le territoire après avoir passé des mois en zone de guerre moyen-orientale (Syrie, Irak, etc.) – et de préconiser une prise en charge adaptée auprès du Service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP).
La présente note a pour objet d’apporter un éclairage de terrain sur les réalités carcérales et les enjeux de la collecte d’informations pour le renseignement en milieu pénitentiaire et plus largement.
La radicalisation dans les établissements pénitentiaires
Aujourd’hui, dans les prisons françaises, les quartiers d’évaluation de la radicalisation (QER) sont confrontés à la dissimulation (Taqiyya), systématiquement employée par les détenus radicalisés. Ces individus cherchent à se fondre dans la population carcérale pour mieux convertir de potentiels adhérents à leur cause, et afin de ne pas attirer l’attention de l’administration pénitentiaire. Cette attitude de Taqiyya est recommandée dans le Coran (sourate 3 « Al Imran », verset 28 : « Quiconque le fait n’est d’Allah en rien la religion d’Allah, à moins que vous ne cherchiez à vous protéger d’eux »). Cela signifie qu’il est justifié pour un musulman de dissimuler ou de nier sa foi sous la contrainte afin d’éviter la persécution.
Le processus de radicalisation débute souvent en Maison d’arrêts. Puis l’idéologie radicale prolifère et se généralise en Centre de détention ou en Maison centrale.
Les Maisons d’arrêts sont des établissements pénitentiaires où la population carcérale est en attente du procès, ou incarcérée pour quelques mois. Elles se caractérisent par une surpopulation carcérale. Dans ce type d’établissement, le prosélytisme et les conversions sont fréquentes. Lors de leur incarcération, les individus radicalisés recourent à la Taqiyya et s’adaptent progressivement aux « règles » et « programmes » de leur lieu de détention afin de mieux les contourner, mais aussi pour utiliser ce lieu surpeuplé d’individus fragilisés comme possible espace de recrutement à leurs idéaux radicaux.
Les personnes incarcérées et suspectées d’islamisme radical savent pertinemment qu’elles ne sont évaluées que pendant un temps limité (quatre mois), puis transférées en Centre de détention (établissement pénitentiaire pour les peines allant jusqu’à 10 ans de prison) ou en Maison centrale (pour les peines dépassant 10 ans jusqu’à la perpétuité).
Face à cette pratique de la dissimulation et à la propagation sournoise de l’islam radical qui joue sur les conflits de l’institution pour mieux se diffuser, l’enjeu pour le renseignement pénitentiaire est d’évaluer au plus vite les profils en évolution. C’est pourquoi des démarches d’échange d’expérience et de sensibilisation à ces questions doivent être mises en place au sein de chaque établissement pénitentiaire. La création des Cellules interrégionales du renseignement pénitentiaire (CIRP), rattachées au Bureau central du renseignement pénitentiaire (BCRP), a permis de centraliser les informations concernant certains profils notamment à travers deux pôles : « grand banditisme » et « terrorisme ».
En effet, l’observation du développement de la radicalisation en milieu carcéral permet d’établir un « nuage de points » en concordance avec le milieu du grand banditisme. « Le nuage de points » est une expression dont la paternité appartient à l’un des auteurs de cette note, Yannick Bressan et qui se rapporte « à des éléments signifiants qui, reliés ensemble font phénomène ». Le lien entre banditisme et milieu islamiste radical permet ainsi à financer des réseaux ou des cellules organisées, à la fois sur le territoire national ou au niveau international. D’où l’importance, de coordonner l’action de nos services de renseignement intérieur et extérieur avec le Bureau central du renseignement pénitentiaire.
Profils des individus radicalisés
Il est aujourd’hui important de pouvoir cibler et analyser des profils précis d’individus se rattachant aux pôles « grand banditisme » et « terrorisme », même si certains relèvent de ces deux catégories, comme par exemple dans le cas d’anciens trafiquants de stupéfiants radicalisés par opportunisme. Les individus radicalisés peuvent être de retour de zone de guerre pour reprendre les réseaux et financer des cellules d’organisations terroristes en Europe.
L’expérience sur le terrain de l’une des rédactrices de la présente note, Adrielle Sidawi, permet de dire qu’existent deux types majeurs de profils : ceux que l’on peut qualifier de « leaders » et d’autres de « suiveurs ». Cette typologie comprend 5 niveaux qu’elle a déterminés suite à l’étude de nombreux exemples concrets.
Toutefois, il convient de rappeler que la radicalisation doit toujours être analysée sous un angle multifactoriel. Il n’y a pas une radicalisation mais des radicalisations. C’est un phénomène à évaluer au cas par cas pour en comprendre les facteurs déclenchants chez chaque individu.
Les profils « suiveurs »
Les profils « suiveurs » correspondent à une population généralement jeune, âgée de 18 à 25 ans, en manque de structure familiale. Pour ces individus, le risque de radicalisation est élevé car ils sont pour la plupart en situation d’échec scolaire, de rupture familiale, sociale, et de crise identitaire (dimensions multifactorielles à déterminer au cas par cas). Ils relèvent en majorité de la petite délinquance et ont été le plus souvent « primo incarcérés » à l’âge adulte (18-20 ans) pour avoir commis des délits lorsqu’ils étaient mineurs. Ils n’ont généralement aucune connaissance religieuse, historique, géographique et culturelles du monde arabe.
Ces profils « suiveurs » correspondent dans notre classification des individus radicalisés de niveaux 1 et 2.
– Le profil 1 correspond précisément aux personnes qui ont été radicalisées, le plus souvent par internet, et qui souhaitaient pour certaines partir en zone de guerre ou prendre une part active au djihad. Aujourd’hui, ces profils 1 sont recherchés par les profils « leaders » qui les utilisent pour étendre leur combat en Occident.
– Le profil 2 regroupe des individus qui se sont convertis à l’islam, sans véritable temps de cheminement spirituel.
Ces deux premiers types de profils peuvent être considérés comme des salafistes takfiristes, des combattants de l’ombre prêts à passer à l’acte en cas de demande des profils « leaders ». Nous y intégrons aussi les « isolés », individus souvent fragilisés sur le plan psychiatrique, qui passent à l’acte au nom de l’Etat islamique, devenu une référence pour une génération en perte de repères.
A noter qu’en prison, les profils « suiveurs » deviennent souvent à leur tour des « leaders ». Ces jeunes, acculturés et souffrant de nombreuses frustrations, pourraient constituer une « armée » islamiste prête à agir de multiples manières sur le territoire national.
Les profils « leaders »
Les profils « leaders » sont généralement âgés de 25 à 35 ans et pour certains sont pères de famille. Une partie d’entre eux a touché au grand banditisme. Ce sont des individus à la pensée structurée qui visent la population des jeunes (suiveurs et/ou « isolés ») pour provoquer leur passage à l’action. Ces profils « leaders » méritent toute l’attention des services de renseignement.
Ce groupe « leader » correspond aux niveaux 3 et 4 de notre typologie.
– Le profil 3 correspond aux personnes converties s’étant rendues en zone de guerre et ayant combattu.
– Le profil 4 regroupe les personnes d’origine moyen-orientale revenant également de zones de guerre où elles ont procédé au renforcement de leurs racines culturelles et cultuelles. Elles peuvent être considérées comme des « recruteurs» et/ou des émirs dans la hiérarchie djihadiste.
Ces deux types d’individus sont vraisemblablement revenus sur le territoire français pour poursuivre le combat sous une autre forme. Le djihad « dissimulé » qui correspond généralement au profil des salafistes « quiétistes[1] ».De nos jours, les « profils leaders » réintègrent le plus souvent, à leur retour de zone de guerre, la société en faisant croire qu’ils sont simplement rigoureux dans leur pratique religieuse, et qu’ils ne sont que salafistes « quiétistes ».
Les profils « leaders » sont très dissimulateurs. Leur pensée est organisée ; ils ont une argumentation théologique et géopolitique structurée entraînant l’adhésion des profils « suiveurs ». Il est donc très important de les cibler de manière précise au sein de la détention. Notamment, les détenus particulièrement surveillés (DPS) qui, à travers l’adhésion à l’islam radical, imaginent se repentir de leurs « fautes » et donner un sens « noble » à la dimension criminelle de leurs actions.
La réflexion doit également se poursuivre quant aux transferts de ces détenus radicalisés, que les mouvements administratifs semblent « favoriser » à ce jour. C’est ainsi que pourrait s’établir entre eux un véritable réseau de communication.
L’émergence et les dangers d’un profil 5
En complément de ces quatre profils, un cinquième type de profil peut être établi. Il correspond à une catégorie d’individu beaucoup plus dangereux en termes de dissimulation et de capacités opérationnelles. Ce profil 5 pourrait être lié à l’Amniyat, le service de renseignement et de sécurité de l’Etat islamique. Il a pour objectif la destruction des civilisations occidentales et l’infiltration des sociétés musulmanes par tous les moyens possibles (prédication, multiplication de mosquées islamistes radicales, menaces, utilisation des femmes pour infiltrer les sociétés, implantation d’espions en milieu carcéral, combattants prêts à passer à l’acte à tout moment, etc.).
La radicalisation des femmes et des enfants
Il convient enfin de faire un point sur les femmes radicalisées. Il est important de rester vigilant vis-à-vis des épouses de djihadistes et de leurs enfants, notamment les familles des individus incarcérés correspondant aux profils 3, 4, et 5.
En effet, sur le plan clinique, la radicalisation féminine est beaucoup plus viscérale et virulente en termes d’implication dans la cause djihadiste. Elle fait appel à de profonds affects aussi bien dans l’idéalisation du masculin (combattant, géniteur, « révolutionnaire » synonyme de puissance), que sous l’aspect « primitif » de l’humain et de son retour aux fondamentaux : le clan, l’appartenance au groupe dominant, etc. Les femmes sont tout aussi engagées que les hommes pour servir la cause djihadiste comme de nombreux exemples d’attaques terroristes plus ou moins récentes ont pu l’illustrer.
Enfin, la prise en charge des enfants mérite une analyse renforcée. De fait, « ces enfants ont été traumatisés, lobotomisés, dépossédés de leur enfance[2] ». Les « Lionceaux du Califat » pourraient contribuer à la victoire de ces islamistes : « nous vous vaincrons par le ventre de nos femmes ». Ces jeunes, voire très jeunes enfants – dont le père a pu être tué en zone de combat ou est incarcéré en France et dont la mère devra répondre juridiquement de son départ sur un théâtre d’opération – subissent un traumatisme psychique majeur.
Trois dimensions sont, dès lors, à prendre en compte :
– les enfants peuvent être en situation de stress post-traumatique ;
– ce sont peut-être des enfants « soldats », portant psychiquement la propagande « djihadiste » dès leur plus jeune âge, laquelle est profondément enracinée dans leur psyché ;
– ils vont le plus souvent être pris en charge par des structures d’accueil et scolarisés dans les écoles, car il est bien évidemment impossible de les incarcérer. C’est ainsi un futur danger potentiel en ces lieux sensibles.
De fait, dans leur cas, la destruction psychique est à son paroxysme et pourrait certainement générer des passages à l’acte au sein même des établissements scolaires. L’Amniyat, peut utiliser ces « Lionceaux » pour ses projets terroristes : « Jonathan G. raconte s’être avant tout rapproché d’un des sept enfants de Jean-Michel Clain, Othman, lors de ses derniers mois passés en Syrie. Ils ont travaillé ensemble sur des vidéos de l’EI au sein du Département de la communication et des mosquées. Comme l’a révélé Le Monde le 26 juin, l’adolescent piloterait un projet visant à envoyer des enfants-soldats pour frapper l’Europe[3] ».
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La « prise en charge » d’hommes, de femmes et d’enfants ayant longtemps séjournés en zone de guerre est un véritable défi pour notre pays, tant sur plan sécuritaire, géopolitique que sur celui droit international. Le niveau de radicalisation de ces personnes est particulièrement préoccupant et certains d’entre-eux pourraient être des « agents dormants » de l’Amniyat, implantés sur notre territoire. « Injecter des ex-combattants dans les prisons risque de déclencher la prochaine vague d’extrémistes[4] ». En effet, des profils « leaders » (type 3 et 4, voire 5) prendraient immédiatement en charge un vivier de profils « suiveurs » (profils 1 et 2) pour construire leur « Cheval de Troie » et déstabiliser fondamentalement nos démocraties.
[1] Leur priorité est axée sur l’enseignement des dogmes et textes religieux. Toutefois, il convient de ne pas oublier qu’une personne se revendiquant du salafisme « quiétiste » est tout à fait capable de réagir et de passer à l’acte violent pour assurer sa défense ou si elle estime que son intégrité et sa foi sont en danger : Tout salafiste se disant « quiétiste » peut alors devenir « takfiriste », c’est-à-dire combattant.
[2] C. Hache, « Terrorisme : le « revenant » français qui balance sur Daech », L’Express, juin 2018.
[3] « Que faire de nos djihadistes ? », The Economist, in Courrier international n° 1478, 28 février au 6 mars 2019.
[4] The Economist, Ibidem.