Hypnothérapie et (dé)radicalisation. Troisième partie : les techniques usitées par les « personnes toxiques ».
Yannick BRESSAN
Docteur en sciences humaines, Directeur de recherche au CF2R en charge des questions cognitives et psychologiques.
Nous avons présenté et analysé dans deux précédentes notes1 les rapprochements phénoménologiques et techniques qu’il est possible d’observer entre les pratiques hypnotiques et l’usage que l´Etat islamique en fait pour travailler sa rhétorique et ainsi mener une véritable offensive de communication et, par voie de conséquence, psychologique sur ses publics ciblés.
Cette troisième et dernière note de la série Hypnothérapie et (dé)radicalisation se propose de mettre en lumière les techniques constitutrices de l’« adhésion induite » qui est la racine puissante de la radicalisation d’individus.
Cette « radicalisation induite », telle que nous la qualifions dans cette série de notes afin de bien entendre le rôle fondamental de l´effet hypnotique détaillé dans les deux notes précédentes, est engagée opérationnellement par la propagande de Daesh. Ces techniques que nous mettrons en lumière sont notoirement connues pour leur efficacité au sein de groupe d’individus, de communautés ou en prison (par exemple). Plus sournoisement, les techniques que nous allons détaillées trouvent une forte résonnance dans un contexte social et/ou culturel, dans la fragilité psychologique de certains individus ainsi que par d’autres ressorts neuropsychologiques complexes que nous avons précédemment relevé.
Afin d’engager la plus ou moins légère et durable « perte de conscience de soi », qui permettra l’entrée en état hypnotique et qui est l’une des clés fondamentales du processus de radicalisation, les officines concevant la propagande « daeshienne » et plus largement les manipulateurs ont dans leur « trousse à outil » tout un arsenal psychologique.
Ces techniques sont bien connues des spécialistes mais peu ou mal considérées en raison de leur emploi par des mouvements à caractère sectaire. Ainsi elles ne sont guère mises en œuvre par dans les réponses élaborées pour lutter afin de conserver la cohésion sociale de la société-cible ou l’intégrité psychique de l’individu-cible.
Ce sont des méthodes qu’il est possible, par ailleurs, de relever dans le comportement de certains individus que nous qualifierons de « toxiques », mais qui sont ici, avec Daesh, utilisées dans une visée politico-religieuse mortifère et jusqu’au-boutiste.
Les sept principales tactiques de manipulation utilisées par les « personnes toxiques » pour assoir leur emprise
De façon récurrente, des individus ou des groupes dits « toxiques » utilisent différents stratagèmes psychologiques pour avoir le contrôle sur les autres Certains des comportements et méthodes que nous allons voir peuvent être adoptés inconsciemment par des personnes « non toxiques » ne souhaitant aucunement manipuler leur entourage, mais simplement orienter des choix ou des décisions quotidiennes, ou simplement éduquer leurs enfants.
La grande différence réside dans le fait que les personnes « toxiques » font un effort conscient et calculé pour manipuler autrui à des fins qui leur sont propres sans ce soucier du bien de la « cible ». Certains deviennent, comme les concepteurs de la propagande de Daesh, des experts en la matière.
1. La projection mentale
Il est fort instructif de constater que la projection est l’un des mécanismes de défense favoris des manipulateurs. C’est même l’un des traits distinctifs majeurs de ces personnes : elles refusent de reconnaître ou même de percevoir leurs propres défauts, et, en cela, elles sont incapables de reconnaitre et d’assumer leurs actes comme étant mauvais ou indésirables. Elles peuvent donc faire et dire tout et n’importe quoi pour éviter d’être tenues responsables puisqu’elles le font, selon elles, au nom d’un principe ou d’une hiérarchie qui leur est supérieur.
C’est ainsi qu’entre en scène la « projection mentale » : la personne ayant un comportement jugé négatif ou nefaste par la majorité, la société ou la communauté au sein de laquelle elle sévit, plutôt que de l’admettre, va déplacer la responsabilité de ses actes et/ou pensées en les attribuant à quelqu’un ou à quelque chose d’autre (un gouvernement, un comportement, une société, une communauté, etc.).
C’est une réaction qui permet au manipulateur de se débarrasser de sa culpabilité et de son hypothétique honte inconsciente de lui-même en rejetant la responsabilité sur l’autre. Dans certains cas magistraux de manipulation, il est même possible d’arriver à faire culpabiliser la cible du propre comportement néfaste du manipulateur !
2. Le gaslighting
Le « gaslighting » est une technique de manipulation mentale qui consiste à déformer ou à fausser le récit d’évènements de manière à faire douter la victime de sa mémoire, voire de sa propre santé mentale, de ce qu’elle a vu, entendu ou ressenti.
La technique est simple et amplement utilisée dans la communication propagandiste ou politique. Il suffit pour l’observer de bien écouter certains discours sans parler des opérations psychologiques que Daesh conduit depuis des années !
Ce sont des petites affirmations insidieuses telles que « Ca ne s’est pas passé comme ça », « Tu n’as pas vu la réalité », « Tu es fou/folle », « Tu te fais passer pour une victime », « Tu es manipulé par telle personne, tel organisme ou telle puissance gouvernementale ou sociétale », etc.
Le manipulateur peut aussi simplement nier avec aplomb des faits qui ont pourtant eu lieu comme si c’était la victime-cible qui était déraisonnable, aveugle, voire (comble de l’ironie) manipulée par telle ou telle entité (sociétale, politique, religieuse, etc.).
N’oublions pas, dans le cas de l’Etat islamique, qu’outre l’individu, victime première de la manipulation, c’est bien la société, dans une vision élargie, qui est la cible finale du système de manipulation (les pensées et sociétés ennemies jugées comme « mécréantes » et présentées comme telles dans leurs logorrhées).
Dans cette vision des choses, cela peut aller pour le manipulateur jusqu’à mettre en scène des évènements étranges ou des messages contradictoires pour faire « dissoner » et désorienter la victime, pour la faire douter de sa santé mentale et donc la fragiliser plus encore dans ses prises de décision et analyses.
3. La triangulation
Il s’agit, pour cette troisième technique de faire intervenir l’opinion réelle ou supposée, la perspective voire la menace d’un tiers. Ce stratagème est le plus souvent utilisé par le manipulateur afin de valider son point de vue tout en invalidant la réaction de la victime.
La technique est ici simple. Il s’agit de faire intervenir une ou plusieurs personnes de l’entourage personnel de la cible (des collègues de travail, des amis, des ex-partenaires amoureux, voire des membres de la famille) afin de provoquer la jalousie, l’incertitude, l’inquiétude. Il est également possible et très efficace d’utiliser les opinions, actes ou propos (réels ou fictifs) des autres pour valider les points de vue que le manipulateur cherche à induire.
C’est une technique bien connue par les rhétoriciens : lors d’une discussion ou d’un débat, celui qui parvient à s’attirer les faveurs du public ou des témoins de la scène a « gagné » quelle que soit la qualité de son argumentation. Après tout, si tous les autres sont d’accord avec lui, cela doit vouloir dire que vous avez tort de ne pas l’être.
4. La stratégie de « l’homme de paille »
C’est une technique très efficace lorsque la victime de la manipulation est tentée de dire qu’elle n’est pas satisfaite de la manière dont le manipulateur (la personne ou le groupe « toxique ») la traite ou la considère. La réaction du manipulateur pourra être alors de faire dire à sa victime ce qu’il n’a pas dit.
A titre d’exemple le manipulateur dirait : « Donc je suis une personne méchante, c’est ça que tu penses ? » ou encore « Oh, donc toi en revanche tu es parfait, n’est-ce pas? » alors que la victime n’aurait fait qu’exprimer son sentiment légitime dans l’espoir de trouver une solution à un problème ou à une question.
À terme, ce comportement permet d’invalider complètement le droit de la cible à avoir et à exprimer des pensées ou des émotions autres que celles induites par le manipulateur. De plus, cela instaure un sentiment de doute et de culpabilité permanent chez la victime de ce jeu pervers, à chaque fois que celle-ci tente d’établir des limites et des bornes à son espace personnel. Or, cet espace personnel, c’est précisément ce que veut envahir le manipulateur.
5. Les menaces et le chantage
Un des comportements récurrents chez les individus « toxiques », les manipulateurs mentaux et autres pervers narcissiques, c’est qu’ils menacent sans cesse prenant petit à petit possession de l’espace mental de leur victime. Cet abus mental est une forme de violence qu’il est parfois bien difficile d’identifier.
6. Le conditionnement destructeur
Ce sixième point est extrêmement puissant. Les manipulateurs « toxiques » peuvent conditionner lentement leurs victimes pour qu’elles finissent par associer toutes leurs forces, talents, souvenirs et moments positifs de leur vie avec la souffrance, la frustration, le malheur. C’est une des techniques les plus usitées dans le cadre de la radicalisation de jeunes individus.
En effet, en instillant au quotidien, plus ou moins subtilement, des idées pour conduire des attauqes contre des qualités, des traits de caractère ou des éléments constitutifs et des choses que la cible idéalise ou simplement apprécie et qui d’une certaine façon la définissent, l’individu-cible est vidé de sens et privé de socle. Pour cela, le manipulateur place sur sa victime des associations cachées, sans même qu’elle ne le remarque. Elles changent lentement la perception que la cible a d’elle-même et au fil du temps, elles l’amènent à se haïr, ou tout du moins haïr ce qu’elle était pour être ce que le manipulateur souhaite qu’elle soit.
7. Le rabaissement public
Si un individu ou un groupe d’individu à tendance toxique (et nuisible !) ne parvient pas, en dépit de ses efforts, à modifier la manière dont sa victime se perçoit elle-même, ils tenteront de contrôler et de changer la manière dont les autres personnes la perçoivent. C’est une technique très usitée en politique.
Par exemple, devant des témoins, le manipulateur peut changer subitement de comportement et se mettre à jouer la victime ou le martyr de tel ou tel complot ourdi à son endroit, de sorte que c’est la victime de la manipulation qui passera pour la personne « toxique ». Cette technique peut aller très loin, tant il est possible pour l’instigateur de la manipulation de finir par harceler les proches de la cible pour « exposer sa vérité » à son sujet. De cette façon, le manipulateur restreint le cercle positif autour de la victime et la fragilise d’autant plus.
Une technique de manipulation émotionnelle redoutable : le gaslighting
Il est essentiel de revenir un instant sur cette technique redoutable. Le terme de gaslighting a commencé à apparaître assez récemment dans les médias traditionnels, surtout ceux relatifs aux soins holistiques et autres approches énergétiques avec pour objectif d’informer les gens de l’existence de ce « comportement toxique » afin qu’un plus grand nombre puissent le reconnaître quand cela leur arrive.
Cette technique, entre les mains des recruteurs de Daesh, est d’une efficacité redoutable ; aussi, il convient de bien l’identifier afin de protéger les cibles potentielles de l’organisation terroriste.Plus largement, il s’agit, outre la résilience nécessaire, de donner des contre-mesures psychiques à nos sociétés libres.
Le gaslighting est une attitude adoptée par une personne qui se comporte mal, fait des choses qui dérangent ou irritent. Il peut aussi conduire au développement d’actes qui piègent une autre personne en lui faisant croire que la réalité qu’elle perçoit est fausse ou erronée.
Le but du gaslighting est d’entrainer l’individu-cible à se croire fou ou tout du moins à faire vaciller ses propres certitudes sur sa santé mentale. Il s’agit ainsi de faire perdre confiance à la cible pour annihiler petit à petit sa capacité à penser de façon indépendante et de prendre des décisions.
Il est essentiel de connaître les signaux préoccupants à surveiller pour s’en prémunir et ne pas (trop) le pratiquer.
Les excuses
Quand un individu a été suffisamment gaslighted, il s’excuse constamment tant il a l’impression que tout ce qu’il fait est mal. En effet, le gaslighter rejette toujours la faute sur sa victime et le désigne comme le responsable de tous (ses propres) les maux.
Difficulté excessive de prise de décision
Les victimes de gaslighting sont tellement incertaines de tout ce qui se passe dans leur vie qu’elles ont souvent trop peur de prendre des décisions. Chaque choix rationnel qu’elles ont fait a été discrédité ou invalidé par le gaslighter. Elles ont ainsi l’impression qu’elles sont incapables de prendre une bonne décision. C’est ce que veut le gaslighter, pour tirer profit de cette personne et prendre ses décisions pour elle.
Le chagement de comportement des victimes
Quand une personne endure le gaslighting pendant longtemps, il est possible de remarquer des changements dans sa personnalité, son comportement et ses attitudes. Les changements peuvent être subtils, mais en étant attentif ils peuvent devenir évidents.
Un état de confusion constant
Les victimes de gaslighting voient une grande quantité des aspects de leur vie remis en question. Elles ont donc du mal à croire en elles. Elles doutent de leurs pensées, de leur instinct naturel et ne parviennent pas à avoir d’impact sur une prise de décision judicieuse. Le gaslighter utilise l’état de confusion constant de la victime pour la contrôler en la diminuant encore un peu, ce qui accentue la confusion et donc la difficulté de prise de décision et ainsi la mainmise du manipulateur.
Les victimes savent souvent que quelque chose ne va pas, mais elles ont du mal à comprendre ce que cela signifie. Elles peuvent se sentir isolés ou incomprises ce qui, là encore, renforcera l’emprise du manipulateur.
Quand une personne a subi le gaslighting, elle commence à s’isoler du monde qui l’entoure, tout simplement parce qu’elle se sent étrangère à elle-même. Elle ne peut plus se socialiser normalement car elle ne se sent plus en sécurité émotionnelle (voire physique). C’est exactement ce que veut le manipulateur : isoler suffisamment sa cible pour qu’elle ne demande pas l’aide d’une autre personne.
Se défaire des « relations toxiques » : quelques pistes
Il est indéniable que certaines relations nous font du bien et nous apportent beaucoup ; mais d’autres au contraire ont un impact négatif sur nos vies. Elles usent et abusent des techniques de manipulation que nous venons de lister plus haut.
Mais il n’est pas aisé de se défaire des « relations toxiques » et certaines des pistes que nous évoquerons pourront tomber sous le sens, voire apparaitre comme simplistes. Pourtant, pour un individu ou un groupe d’individus soumis à un manipulateur, rien n’est simple.
En préambule à toute prise en charge de l’individu manipulé ou à une auto-prise en charge, il faudra réussir à organiser sa vie à l’image de ce que l’on fait pour l’organisation de sa maison. Même si cela peut tomber sous le sens, il est essentiel de faire un tri dans les relations de la victime manipulée est une étape importante.
Dès lors, selon les personnes et la façon dont elles étendent leur emprise sur leur victime, les approches pour s’en défaire peuvent varier.
Rappelons que ces techniques de manipulation sont de phénomènes forts proches de certaines techniques d’inductions hypnotiques.
- La première idée est de s’éloigner de la personne « toxique », l’idéal étant de rompre tout contact. Cela permet de se désengager de la relation, et d’aider la victime à se reconstruire une psyché autonome. Il est ici question pour elle d’apprendre à vivre sans le manipulateur mais aussi de développer sa confiance en soi.
- Une deuxième possibilité est de confronter la personne « toxique » à ses actes. Plutôt que de tout accepter et de s’excuser à chaque critique, il s’agit de dire au manipulateur la vérité de ses agissements pour que cette personne prenne conscience de la gravité de son comportement et de son effet sur la victime.
- Lorsqu’une victime est manipulé, elle peut s’isoler et s’éloigner de ses amis et de sa famille. C’est précisément l’un des buts du manipulateur. Il s’agit donc de reprendre contact avec ces personnes proches qui pourront aider à rompre l’emprise du manipulateur en rééquilibrant émotionnellement la victime.
- Dans un second temps, lorsque la victime aura renoué avec ses proches, ils seront à même de la raisonner et de la conseiller avec bienveillance. En bénéficiant d’un regard neuf et impartial, la victime de la manipulation pourra avoir une vision différente de la situation et pourra ainsi prendre conscience de ce qui ne va pas et de ce qu’elle pourrait ou devrait faire pour y remédier.
- Enfin, il faut que la victime reprenne confiance en elle. En se remettant sans arrêt en question (poussée par le manipulateur), elle se fait elle-même du mal.
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Il est entendu que ces quelques orientations de prise en charge de victimes de la manipulation mentale sont de l’ordre du simple du bon sens qu’il est néanmoins bon de rappeler parfois. Elles ne substituent pas à une prise en charge globale, environnementale et systémique des victimes telle que nous l’avons déjà abordé et souligné via la « mise en scène thérapeutique »dans ce triptyque Hypnothérapie et déradicalisation.
Il s’agissait ici de donner quelques grilles de lecture à certains comportements humains qui à minima empoisonnent notre quotidien mais qui peuvent aussi – et c’est bien plus grave – œuvrer à détruire la cohésion sociale d’un pays.
Ce triptyque de notes autour du thème de l’hypnothérapie et des applications qu’il est possible d’en attendre pour la prise en charge d’individus radicalisés s’achève avec ce tour d’horizon des techniques de manipulation et de renforcement, dont certaines font partie de l’arsenal de l’hypnothérapeute. Notable différence : celui-ci œuvre pour le bien et le mieux-être de son client.
En revanche, leur puissance est telle, qu’utilisées à mauvais escient, ces techniques peuvent faire des ravages dans la stabilité de notre « vivre ensemble » et plus largement dans la stabilité des nations attaquées. Il est donc fondamental pour les décideurs et les gens de terrains de les connaitre et mieux encore de composer avec elles une approche de prise en charge qui pourrait s’avérer salutaire.
- Yannick Bressan, « Hypnothérapie et (dé)radicalisation. Première partie : Processus hypnotique de la radicalisation », Note de réflexion n°20, décembre 2015, www.cf2r.org ; et « Hypnothérapie et (dé)radicalisation Deuxième partie : Mise en scène thérapeutique et déradicalisation d’individus », Note Psyops n°1, septembre 2016, www.cf2r.org. ↩