Hypnothérapie et (dé)radicalisation. Deuxième partie : mise en scène thérapeutique et déradicalisation d’individus
Yannick BRESSAN
Docteur en sciences humaines, Directeur de recherche au CF2R en charge des questions cognitives et psychologiques.
Nous avons présenté et analysé dans une précédente note[2] les rapprochements phénoménologiques et techniques qu’il est possible d’observer entre les pratiques hypnotiques et l’usage que l´Etat islamique en fait pour travailler sur la radicalisation d’individus qu´il souhaite recruter, sidérer, faire adhérer et ainsi opérer en fond une déstabilisation et une transformation sociétale.
Cette seconde note de la série Hypnothérapie et (dé-)radicalisation se propose de déconstruire cette « adhésion induite » et la radicalisation d’individus qui peut en découler. Cette « radicalisation induite », telle que nous la qualifions ici pour bien entendre le rôle de l’effet hypnotique détaillé dans la note précédente, est engagée opérationnellement par la propagande de Daesh. Elle est notoirement connue pour son efficacité en prison (par exemple !) mais aussi, plus sournoisement, par le contexte social et/ou culturel, la fragilité psychologique de l’individu ainsi que par d’autres ressorts complexes que nous serons amené à détailler.
Nous envisagerons donc ici, en nous fondant sur ces observations premières, de les intégrer à un protocole complet de prise en charge d’individus radicalisés ou en voie de radicalisation via la « mise en scène thérapeutique ».
Perte de conscience de soi et entrée en état hypnotique : une clé ?
L’état hypnotique est caractérisé chez un individu par une perte de conscience de soi et de l’environnement immédiat du sujet sous hypnose. Cet état est induit par des techniques hypnotiques éprouvées et les résultats sur le fonctionnement neurocognitif et neuropsychologique du sujet hypnotisé sont scientifiquement observables et aujourd’hui assez bien connus.
Le professeur Antonio Casale, qui mène des travaux sur l’hypno-analgésie (traitement de la douleur par hypnose) avec le groupe NESMOS (Neurosciences, santé mentale et organes des sens) à l’université La Sapienza de Rome, exprime très clairement la chose lorsqu’il dit : « la suggestibilité hypnotique est liée à la réduction de l’activité du cortex préfrontal dorsal antérieur ».
Le professeur David Spiegel[3] ajoute « l’entrée en état d’hypnose est associée à un deuxième mécanisme : une augmentation des connexions entre la partie du cerveau impliquée dans le contrôle exécutif (le cortex préfrontal dorso-latéral ou DLPFC) et la partie qui règle les fonctions corporelles (insula). L’hypnose aide ainsi les gens à contrôler leurs réactions physiques en réponse à des pensées et des facteurs de stress.»
Or, il peut s’avérer que ce sentiment de contrôle que peut ressentir l’individu hypnotisé soit un leurre, lui-même induit par un travail de manipulation. Le sujet hypnotisé serait ainsi dans une forme hypnotique au second degré. Il a le sentiment de contrôler, de maitriser la situation et de s’inscrire pleinement dans une situation, alors qu’il ne fait en fait qu’adhérer à un message construit qui lui est proposé et qui va induire sa lecture de la réalité, donc ses réponses.
Enfin, une troisième modification de l’activité cérébrale a été mise en évidence et nous permet d’avancer plus directement sur le thème qui nous occupe aujourd’hui. C’est le professeur David Spiegel qui en détaille les grandes lignes : «L’inversion de la connexion fonctionnelle entre la région de contrôle exécutif et une région profonde du cerveau qui gère les pensées intérieures et la rumination mentale (cortex cingulaire postérieur). Ce qui explique que les individus hypnotisés manquent de conscience de soi et font juste ce qu’ils doivent faire sans se préoccuper des implications de ce qu’ils font ou de ce qu’en pensent les autres». Il est dès lors intéressant d’effectuer une corrélation entre l’attitude et les actes observés chez certains individus radicalisés et ce désinvestissement de soi que les chercheurs ont pu relever dans le cadre de l’hypnose !
De fait, comme le remarque le professeur Casale : « Ce travail montre des modifications neurologiques fonctionnelles pendant l’hypnose allant jusqu’au système limbique [impliqué dans les réactions émotionnelles], ce qui est cohérent avec plusieurs caractéristiques de l’état hypnotique : altération induite de l’attention, augmentation du contrôle des émotions et des sensations, manque de conscience de soi.»
Le sujet soumis à une induction forte suite à un discours, au visionnage d’une séquence vidéo ou à l’audition d’un message peut alors se retrouver, d’une certaine façon, « dépossédé de lui-même ». L’individu dans cet état neuropsychologique pourra ainsi adhérer à une autre réalité que la sienne proche. La chose est d’autant plus efficiente et patente que le « sujet hypnotisé » est déjà en état de « dissonance cognitive » résultant, entres autres, de ses difficultés sociales, psychiques ou intellectuelles. Nous avons abondement relevé ce point dans nos précédentes notes.
Ce « désinvestissement de soi » qu’il est ainsi possible d’observer scientifiquement lors d’un état hypnotique actif, désinhiberait le sujet en en faisant une sorte de « robot ». Non pas une créature sous contrôle et dépossédée de son libre-arbitre – comme le montrent parfois certains films utilisant l’hypnose de foire comme pouvant permettre un contrôle absolu du sujet -, mais, plus sérieusement, comme un être dont le système de valeur et la lecture du réel ont pu être profondément modifiés de façon plus ou moins durable. Le phénomène « d’adhésion émergentiste » intervient alors. Une nouvelle forme de réalité induite émerge ainsi au sein du dispositif psychocognitif du sujet hypnotisé. Celui-ci y adhère et agit en conséquence.
Mais pour ce faire, l’individu-adhérant ne doit-il pas se trouver dans une forme morale particulière ? Les certitudes d’agir pour une action plus grande (et plus belle) que lui ne vient-elle pas accentuer ou déclencher cette « adhésion émergentiste »? Lorsque le sujet-adhérant est dans cette forme de désinvestissement de soi, fondamental pour le passage à l’acte et qu’induisent les éléments propagandistes de Daesh, un développement moral particulier ne viendrait-il pas donner au sujet une autojustification de ses actes si répréhensibles au regard de notre morale commune (au Moyen-Orient ou en Occident, religieuse ou non) sur l’importance et le côté « sacré » de la vie ?
Avant d’envisager, par la « mise en scène thérapeutique », une quelconque possible approche de traitement psychologique des individus ainsi engagés dans cette réalité à côté de notre réalité commune, il convient de faire un détour du côté d’une théorie posée en psychologie et de la rapprocher de nos présentes questions. La chose est édifiante !
La théorie du développement moral de Kohlberg : un éclairage nouveau
A partir des années 60, le psychologue américain, Lawrence Kolhberg a développé une théorie[4] et une méthode[5] afin de déterminer ce qu’il nomme le « stade maximal de développement moral atteint par un enfant[6] ». Kohlberg, dans sa démonstration, pose à ses sujets des dilemmes moraux, dont le but est de les amener à leur maximum de réflexion éthique. Le plus célèbre de ces dilemmes est le dilemme de Heinz : « La femme de Heinz est très malade. Elle peut mourir d’un instant à l’autre si elle ne prend pas un médicament X. Celui-ci est hors de prix et Heinz ne peut le payer. Il se rend néanmoins chez le pharmacien et lui demande le médicament, ne fût-ce qu’à crédit. Le pharmacien refuse. Que devrait faire Heinz ? Laisser mourir sa femme ou voler le médicament ? »
Il faut noter, afin de bien entendre cette théorie et la rapporter le plus pertinemment possible à notre question de la radicalisation d’individus et du passage à l’acte de certains d’entre eux, que ce qui importe pour déterminer le stade moral atteint n’est pas la réponse apportée mais le type de justification que donnera le sujet à sa prise de décision. Il est, de plus, important de noter que les tests de Kohlberg ne sont pas des tests conçus à des fins de diagnostic. Ils ont pour finalité de mesurer la relation statistique entre différentes variables (notamment l’âge, mais aussi le sexe, la délinquance, etc.) et le niveau de développement moral.
Selon Kohlberg, quels sont ces stades de développement moral et qu’en est-il si nous les rapprochons de notre sujet d’étude ?
Notons, en préambule de ce petit détour en psychologie expérimentale, que les âges indiqués sont les valeurs dans lesquelles la grande majorité des sujets sont compris. Toutefois, certaines personnes peuvent être précoces ou au contraire en retard par rapport à ces valeurs purement indicatives.
L’échelle de paliers que propose Kohlberg est très claire concernant les individus qui retiennent plus notre attention dans cette note ; et c’est en gardant cet éclairage à l’esprit – et cette différence au regard des recherches initiales de Kohlberg – qu’il convient de la lire afin d’en apprécier toute la portée opérationnelle possible.
Paliers pré-conventionnels
Ce niveau est fortement caractérisé par l’égocetnrisme du sujet, c’est-à-dire que l’enfant (pour reprendre scrupuleusement les termes de la théorie de Kohlberg) ne se soucie que de son intérêt propre. En effet, les règles lui sont extérieures et l’enfant ne les perçoit qu’à travers la récompense et la punition.
Stade 1 – Obéissance et punition (2-6 ans)
L’individu (l’enfant) adapte son comportement pour fuir les punitions. Les normes morales ne sont pas encore intégrées.
Pour illustrer ce stade, voyons ce que seraient les réponses possibles au dilemme de Heinz posé plus haut:
- Heinz ne doit pas voler car s’il le fait il ira en prison.
- Heinz doit voler car sinon Dieu le punira d’avoir laissé sa femme mourir.
Stade 2 – Intérêt personnel (5-7 ans)
À ce stade, l’enfant intègre les récompenses en plus des punitions. Il réfléchit et évalue le bénéfice gain versus punition.
Les réponses possibles au dilemme de Heinz deviennent :
- Heinz doit voler car sa femme l’aimera d’autant plus par la suite.
- Heinz ne doit pas voler car c’est bien pire d’être envoyé en prison par le juge que d’être détesté par sa femme.
Paliers conventionnels
Lors de ces paliers, l’altérité prend de l’importance. L’individu apprend à satisfaire des attentes, à obéir à des lois et à des règles générales.
Stade 3 – Relations interpersonnelles et conformité (7-12 ans)
L’individu, intègre les règles du groupe restreint auquel il appartient. Sa principale interrogation est : que va-t-on penser de moi ?
Stade 4 – Autorité et maintien de l’ordre social (10-15 ans)
L’enfant intègre à ce stade les normes sociales. Il respecte les lois même si cela va contre son intérêt et qu’il sait pouvoir échapper à la sanction. On peut parler « d’amour des lois ou de souci pour le bien commun ».
Les réponses possibles au dilemme de Heinz deviennent :
- Heinz ne doit pas voler car c’est interdit par la loi.
- Heinz doit voler car les tribunaux ne condamnent pas le vol s’il est justifié alors que la non-assistance à personne en danger est condamnable.
Paliers post-conventionnels
Ces paliers sont fondamentaux afin de correctement appréhender le type d’individus auquel nous nous intéressons et de bien entendre la piste de traitement que nous pouvons envisager via la « mise en scène thérapeutique ».
Dans ces paliers dits « post-conventionnels » par Kohlberg, l’individu fonde son jugement moral sur sa propre évaluation des valeurs morales. Il est alors prêt à aller à l’encontre et à enfreindre une loi s’il juge celle-ci mauvaise ou, à l’inverse, il est prêt à condamner moralement certaines activités et à se les interdire alors même que la loi les autorise.
Avant d’aller plus loin avec ces paliers post-conventionnels stricto sensu, voyons un cas plus complexe où conventionnel et post-conventionnel se chevauchent et probablement induisent une importante « dissonance cognitive[7] » dans l’esprit du sujet-adhérant.
En effet, pensons ici au comportement, aux actes et aux justifications de certains djihadistes étant passés à l’acte ou à d’autres adhérant, peu ou prou, au discours de Daesh. Ceux-ci, par leur adhésion (émergentiste) se composent ainsi une morale (induite ou téléguidée par la propagande) mais qui, à leurs yeux, leur semble être leur morale propre ; et cela, même si le restant de leur vie, ils ont scrupuleusement respecté les lois et us et coutumes de la société au sein de laquelle ils vivaient. C’est un des éléments fondamentaux qui rend un profilage trop simpliste de ces individus totalement impossible voire contre-productif.
Un certain nombre d’individus atteignent ainsi ces stades conventionnels et post-conventionnels simultanément. Prenons par exemple, pour illustrer cette idée dans une perspective historique, la défense d’Adolf Eichmann – nazi tristement célèbre – lors de son procès qui a consisté à dire qu’il avait scrupuleusement agit de manière morale, ne faisant pas le moindre écart à la loi et aux ordres de ses supérieurs. La morale prônée par ses supérieurs nazis et la propagande mise en scène par le régime venant la renforcer, devenait la réalité et la morale juste et unique aux yeux d’Eichmann qui, d’une certaine façon, respectait scrupuleusement les lois en vigueur dans son pays tout en adhérant à une morale qu’il jugeait (ou croyait juger) supérieure.
Ces deux illustrations sont issues d’un même raisonnement typique du stade post-conventionnel même si il reste d’une certaine façon conventionnel en même temps. On pense ne pas être en tort moral dès lors que l’on respecte la loi à laquelle on adhère. L’individu fonde son propre jugement moral tout en étant incapable de former son propre jugement indépendamment des éléments induits (par la propagande ou l’éducation par exemple).
Revenons plus précisément à l’échelle proposée par Kohlberg et poursuivons notre analyse en conservant à notre esprit la question posée en filigrane.
Stade 5 – Contrat social
Dans ce stade 5, l’individu se sent engagé vis-à-vis de ses proches et lié à eux. Il se soucie de leur bien-être et agit pour concilier ses intérêts aux leurs dans un espace psychique et/ou concret unificateur.
Stade 6 – Principes éthiques universels
Le jugement moral se fonde ici sur des valeurs morales à portée universelle. Il est adopté personnellement par le sujet suite à une réflexion éthique (égalité des droits, courage, honnêteté, respect du consentement, non-violence, etc.).
Il convient tout de même de noter que, lors de ce stade 6, les valeurs morales que se donne le sujet priment sur le respect des lois. Dès lors, la personne adhérant à ces valeurs peut faire émerger une réalité qui leur est intrinsèquement liée. Le sujet-adhérant est alors prêt à défendre un jugement moral minoritaire. Il est capable de juger bonne et recevable – voire légitimement fondée – une action illicite ou, au contraire, de juger mauvaise une action licite. D’après Kohlberg, seule 13% de la population adulte atteindrait le stade 6.
Fort de l’éclairage qu’apportent cette « théorie du développement moral » et les éléments que nous avons mis à jour lors de nos précédentes notes (dissonance cognitive, images mentales, adhésion émergentiste, etc.), est-il possible d’envisager, aujourd’hui, une prise en charge des individus radicalisés ou en voie de radicalisation ? Peut-on ainsi, faire une synthèse opérationnelle de nos réflexions ?
L’adhésion émergentiste : un éclairage complémentaire ?
Toute la difficulté pour cerner le problème qui nous occupe et pour tenter d’envisager une solution de traitement de ce problème réside dans le fait qu’il n’existe pas « un » profil type de l’individu radicalisé ou en voie de radicalisation.
Sans s’étendre ici trop longuement sur la question, notons pour y voir plus clair, avec Laurent Bègue, professeur de psychologie sociale à l’université de Grenoble/Alpes et directeur de la Maison des Sciences de l’Homme, la radicale remise « en question decertaines idées véhiculées par les médias sur les terroristes : non, il n’existe pas selon lui de profil-type du terroriste et il ne suffit pas de donner du Captagon à un individu pour qu’il soit capable de commettre des atrocités. En revanche, certains parcours de vie peuvent effectivement mener au terrorisme[8]. »
Cette remarque pose fort clairement la difficulté considérable du travail entrepris quotidiennement pour circonscrire le problème auquel nos sociétés orientales et occidentales doivent faire face. En effet, la catégorisation simple, voire simpliste, auquel s’adonnent certains avec la meilleure volonté du monde peut s’avérer contre-productive ou tout du moins illusoire.
Laurent Bègue poursuit fort justement à ce propos : « Les terroristes sont-ils des individus au départ particulièrement influençables ? Les recherches semblent se contredire à ce sujet. La recherche de quelque chose d’anormal chez les terroristes relève d’une sorte de tropisme cognitif. Ce besoin de catégorisation personnologique dès que l’on parle de terrorisme[9]». La complexité colossale du travail à accomplir est ainsi posée. Dès-lors, ne peut-on pas tenter d’esquisser quelques solutions opérationnelles pertinentes ?
L’adhésion émergentiste, ouvre des portes qui apparaissent, au fil des études et expériences menées, des plus prometteuses. Mais que faire concrètement de ce phénomène neuropsychologique et qu’est-il réellement dans son rapport à la radicalisation ? Un petit rappel s’impose.
Le phénomène neuropsychologique qu’est l’adhésion émergentiste[10], pris dans une perspective phénoménologique et opérationnelle, est probablement l’une des racines d’activation psychique qui va permettre d’envisager une approche de traitement ou tout du moins une meilleure compréhension du pénomène de radicalisation d’individus.
De fait, le sujet qui est en adhésion émergentiste active se trouve de façon très significative un état de « désinvestissement se soi » ou hypnotique. La chose a été montrée scientifiquement[11] et présentée plus haut. De façon concomitante, c’est toute une chaine neurocognitive et neuropsychologique qui intervient et qui est impliquée lors des constructions de réalités (propagandistes, communicationnelles, artistiques, politiques, etc.).
L’utilisation de cet outil neuropsychologique qu’est l’adhésion émergentiste dans une approche thérapeutique globale pourrait alors être des plus efficientes. En effet, est-il possible de retourner ou simplement utiliser le phénomène psychologique qui conduit des individus à adhérer à la réalité et aux propos proposés par Daesh, pour recomposer un vivre-ensemble et une cohésion sociale, via l’emploi de narrations mises en scène lors d’un protocole thérapeutique complet, interdisciplinaire et novateur ?
La « mise en scène thérapeutique » : une solution ?
Une des clés opérationnelle à la question que nous posons dans cette note pourrait peut-être se trouver dans l’établissement d’un protocole de prise en charge fondé sur le phénomène neuropsychologique d’adhésion émergentiste (ou PAEm).
Il a déjà été montré combien ce ressort psychologique est fondamental dans l’efficacité et l’intégration profonde des messages composés par Daesh[12], mais aussi dans le recrutement, l’engagement de nouveaux « adeptes » (actifs ou non) et de ceux, hommes et femmes, déjà en action.
La « mise en scène thérapeutique » permettra aux sujets en bénéficiant ou y étant soumis, de recomposer une réalité plus en lien et en accord avec celle nécessaire à une cohésion sociale. Le sujet pourrait ainsi, via un protocole thérapeutique interdisciplinaire, évolutif et scrupuleusement encadré, se réapproprier la réalité commune qui est le ciment de toute société structurée et stable : cette même réalité que la propagande de Daesh lui a fait quitter pour épouser la réalité induite par les djihadistes grâce au même phénomène d’adhésion émergentiste.
Cette appropriation profonde (selon le sens utilisé en hypnothérapie) servira alors, via la « mise en scène thérapeutique », de fondement neuropsychologique au traitement de l’individu. Il sera alors amené à intégrer lui-même certaines valeurs qui seront proposées par le thérapeute le guidant. Telle est la ligne de force du dispositif particulier que propose la « mise en scène thérapeutique » dans un objectif de réintégration de l’individu au sein d’une communauté nationale, voire de guérison pour les cas les plus pathologiques.
Le thérapeute-guidant dirigeant la « mise en scène thérapeutique » concevra, avec des collaborateurs liés au disciplines auxquelles il sera amené à faire appel, un espace-temps particulier où l’individu (le patient) et sera amené à effectuer un voyage interne et externe par la visualisation et l’intégration de valeurs – qu’il devra associer à un sentiment de bien-être -que la propagande djihadiste aura pu gommer voire retourner.
Nous ne détaillerons pas ici le protocole thérapeutique mais, en quelques mots, notons que des disciplines aussi diverses que la neuropsychologie, les sciences cognitives, les études théâtrales, la sophrologie, la méditation pleine conscience, l’hypnothérapie, la programmation neuro-linguistique (PNL), les théories cognitives et comportementale (TCC) et la Masgutova Neurosensorimotor Reflex Integration[13] (MNRI) seront sollicitées afin de composer une structure thérapeutique globale, souple et évolutive : la « mise en scène thérapeutique » appliquée spécifiquement au phénomène à traiter.
L’objet final de la « mise en scène thérapeutique » est ainsi de freiner (voire de désamorcer) la radicalisation et la déréalisation de l’individu qui est sous l’emprise des inductions diverses et multiples de Daesh, en recourant aux différentes approches précédemment evoquées afin de composer méthode une globale, systémique et efficiente.
Outre la souplesse d’évolution fondamentale dans le traitement de tels « clients » que permet cette approche thérapeutique, l’originalité et la force de la « mise en scène thérapeutique » est aussi de combiner des éléments des pratiques et techniques thérapeutiques dont l’efficacité est largement éprouvée. Elle les adapte, les lie et les réemploie afin de construire une technique d’émergence d’une réalité thérapeutique au sein de laquelle le patient deviendra, tout en étant guidé, pleinement actif de ses propres soins et de son mieux être. Les expériences que nous avons pu mener dans d’autres champs d’applications (psycho-oncologie, stabilisation et amélioration d’états psychiques, etc.) ont été fort probantes et très prometteuses.
Peut-être serait-ce là une piste à ne pas négliger afin de cesser de se disperser et de tergiverser entre divers concepts et théorie. Il est essentiel d’être efficace au regard de l’urgence de la question. A moins de considérer qu’il soit déjà trop tard pour traiter et/ou détecter les individus touchés – ce qui est une possibilité qu’il convient d’envisager -, la « mise en scène thérapeutique » offre des ressources opérationnelles qui, en se fondant sur l’adhésion émergentiste, pourrait nous permettre de reprendre la main en matière de lutte contre la radicalisation.
- [1] Cette note et cette nouvelle rubrique prennent la suite de publications de l’auteur parues dans la rubrique Notes de réflexion du CF2R.
- [2] Yannick Bressan, « Hypnothérapie et (dé)radicalisation. Première partie : Processus hypnotique de la radicalisation », Note de réflexion n°20, décembre 2015, www.cf2r.org.
- [3] Professeur de psychiatrie et de sciences comportementales, directeur du Centre « Stress et santé » et directeur médical du Centre pour la médecine intégratrice à l’Université de médecine de Stanford (Etats-Unis).
- [4] Lawrence Kohlberg, The Development of Modes of Thinking and Choices in Years 10 to 16, Université de Chicago, 1958; L. Kohlberg, Essays on Moral Development, Vol. I: The Philosophy of Moral Development, San Francisco, CA: Harper & Row, 1981 et Kohlberg, Lawrence; Charles Levine, Alexandra Hewer, Moral stages : a current formulation and a response to critics. Basel, NY: Karger, 1983.
- [5] Anne Colby, Lawrence Kohlberg, Anat Abrahami et John Gibbs, The Measurement of Moral Judgment: Theoretical Foundations and Research Validation, Cambridge University Press
- [6] Henri Lehalle, et alii, « Développement socio-cognitif et jugement moral : de Kohlberg à la recherche des déterminants de la différenciation du développement moral », L’Orientation scolaire et professionnelle, 33/2, 2004.
- [7] Voir au sujet de l’importance de la « dissonance cognitive » dans le cadre de la radicalisation d’individus : Yannick Bressan, « L’image mentale : une bombe à fragmentation neuropsychologique », Note de réflexion n°19, août 2015, www.cf2r.org
- [8] Laurent Bègue, « Il n’y a pas de traits de personnalité spécifiques chez les terroristes », Le Cercle Psy, propos recueillis par S. Chiche, 2015.
- [9] Idem.
- [10] L’adhésion émergentiste est un peu plus que la « simple » adhésion dont elle procède. Le PAEm (Principe d’adhésion émergentiste) est un état neuropsychologique et cognitif qui conduit un sujet à faire émerger, via son engagement dans une représentation, une autre réalité que celle produite par ses afférences sensorielles. Cet engagement qui peut être plus ou moins fort et plus ou moins long, peut être induit par un travail de mise en scène de l’image et/ou de la représentation auquel est soumis le sujet-adhérant.
- [11] M.-N. Metz-Lutz, Y. Bressan, N. Heider et H. Otzenberger, « What Physiological Changes and Cerebral Traces Tell Us about Adhesion to Fiction During Theater-Watching? », Front Hum Neurosci. 2010 ; Yannick Bressan, « Adhérer à une fiction » Cerveau & Psycho, n°39, mai – juin 2010.
- [12] Cf. Yannick Bressan, « Daesh ou le théâtre de la mort : Le pouvoir de la mise en scène dans la communication de l’Etat islamique », Note de réflexion n°18, avril 2015, www.cf2r.org ; et Y. Bressan, « La force des psyops de Daesh. Leurs méthodes analysées a l’aune du phénomène neuropsychologique d’adhésion émergentiste : Quelles perspectives de lutte ? », Tribune libre n°54, mars 2015, www.cf2r.org
- [13] http://masgutovamethod.com/about-the-svetlana-masgutova-educational-institute .