Pakistan adrift. Navigating troubled waters
Alain LAMBALLE
Dans cet ouvrage de 273 pages, le général de corps d’armée en retraite Asad Durrani analyse sans détour, en toute franchise, la situation de son pays, à la lumière de sa carrière militaire et de ses affectations diplomatiques. Le livre est attrayant et fort bien écrit.
L’auteur mentionne qu’il a été forcé de quitter le service actif trois ans avant la limite d’âge fixée pour les généraux de corps d’armée. Il était accusé de s’être immiscé dans la politique. Ses affectations l’y ont poussé. C’est à son retour d’Allemagne à la mi-1997, où il était ambassadeur, qu’il commence vraiment à donner son point de vue sur les problèmes de son pays.
Il dresse un tableau peu flatteur de la plupart des hommes et femmes politiques, qui, ayant le pouvoir politique, cherchent aussi, affirme-t-il, à contrôler le pouvoir judiciaire. L’auteur ne cache pas son manque d’estime pour Bénazir Bhutto, pour Zardari son mari et pour Nawaz Sharif qu’il accuse tous d’incompétence et de corruption. La gouvernance de Zardari a probablement été la pire qu’ait connu le Pakistan. Quant à Nawaz Sharif, il est incapable de maintenir son attention sur les questions qui ne l’intéressent pas, lesquelles incluent, affirme l’auteur, les affaires de l’État. Les critiques de l’auteur s’étendent aux dirigeants de l’Azad Jammu et Kashmir, la plupart ayant été eux aussi corrompus.
Asad Durrani critique les généraux Zia-ul-Haq, de même que Pervez Musharraf qu’il a bien connu dans sa carrière. Mais il affirme son admiration pour les généraux Aslam Beg, Asif Nawaz, Waheed Kakar et Jehangir Karamat qui ne souhaitaient nullement prendre le pouvoir par un coup d’État mais voulaient néanmoins que l’armée ait son mot à dire dans les affaires politiques. Il considère que Jehangir Karamat a été un chef d’état-major de l’armée de terre de tout premier plan. L’armée n’est pas exempte de reproches. Son implication dans des activités économiques est condamnable. Le haut-commandement a failli pendant la guerre de 1965. Le pouvoir exercé par Musharraf à partir de 1999 s’est soldé certes par quelques réussites économiques mais globalement est ressenti comme un échec. La décision d’intervenir au Sud-Waziristan en 2004 est probablement à l’origine de la création du Tehreek-e-Taliban Pakistan (TTP) qui regroupe presque 40 mouvements divers. Les membres des tribus pachtounes ont vivement critiqué la violation des leurs us et coutumes, de leurs traditions les plus anciennes.
L’auteur estime que le Pakistan se devait d’effectuer des essais nucléaires après ceux de l’Inde. Ne pas le faire à cette époque, en 1998, aurait fait douter de l’existence de ses armes nucléaires et de sa volonté de s’en servir comme dissuasion. L’Arabie saoudite considérait que la maîtrise nucléaire pakistanaise constituait l’une des prouesses islamiques des temps modernes.
Benazir Bhutto a aidé Rajiv Gandhi à venir à bout de l’insurrection sikh à la fin des années 1980, agissant sans concertation aucune avec les autres instances de l’État, sous-entendu notamment et surtout l’armée. Elle n’était pas favorable à un programme nucléaire militaire afin de ne pas mécontenter les Américains.
Quelques pages sont consacrées au Sind où se confrontent Sindis et Mohajirs et au Baloutchistan, riche en minerais et stratégiquement bien situé. Deux des trois bases navales pakistanaises se trouvent au Baloutchistan, à Ormara et à Gwadar. Les Baloutches sont plus nombreux ailleurs au Pakistan que dans leur province. Les sardars, chefs de tribus, sont largement responsables du retard de la province car ils pensent avant tout à s’enrichir. L’Inde s’intéresse de près au Baloutchistan où elle maintient un réseau d’informateurs. Une insurrection forte de quelques milliers d’hommes se poursuit. Mais rejoindre l’Iran et l’Afghanistan n’est pas une option, nous dit l’auteur. Cette affirmation est contestable, surtout pour l’Afghanistan qui trouverait un débouché maritime et qui incorporerait de nouveaux Pachtouns, lesquels sont peut-être majoritaires dans la province pakistanaise.
Les problèmes du terrorisme sont abordés, mais de manière générale. Aucune allusion n’est faite aux attentats commis au Pakistan même, notamment entre sunnites et chiites, ni aux actes terroristes perpétrés dans la partie du Cachemire administrée par l’Inde. Contrairement aux affirmations les plus répandues, seulement 17 % des attentats ont été le fait de militants formés dans des madrassas.
L’Inter-Services Intelligence est toujours dirigé par un général de l’armée de terre parce que celle-ci joue un rôle majeur dans la politique, comme le souligne et le déplore l’auteur. Mais le texte fondateur ne l’impose pas. C’est ce service de renseignement qui est à l’origine de la création du Muhajir Qaumi Movement devenu Mutahidda Qaumi Movement (MQM) pour contrer au Sind le Pakistan Peoples’ Party (PPP).
Asaf Durrani mentionne ses affectations en Allemagne, comme étudiant en langue dans les années 1960, stagiaire à l’École de guerre en 1975 puis attaché de défense au début des années 1980 et enfin comme ambassadeur de 1994 à 1997. Cette même année, il participe en Allemagne à une conférence sur le terrorisme au cours de laquelle, il affirme avoir beaucoup appris. Il porte une admiration certaine pour ce pays. Ambassadeur en Arabie saoudite de septembre 2000 à septembre 2002, il a connu les difficultés de la diaspora pakistanaise, moins instruite que les autres diasporas sud-asiatiques et autres. Ces pauvres exilés sont les victimes de passeurs sans scrupules. L’auteur loue les travailleurs indiens dont presque la moitié sont musulmans et qu’il considère parmi les meilleurs au monde dans certains domaines.
L’auteur consacre un chapitre à l’Afghanistan, le pays de ses ancêtres. Il l’a traversé en 1968 en revenant en voiture d’Allemagne. Il a rencontré le commandant Massoud en septembre 1990. En avril 1991, date à laquelle il vient de prendre ses fonctions de directeur de l’Inter-Services Intelligence, il se rend à Genève où il rencontre son homologue afghan. Pour lui, les Afghans ne sont pas toujours des défenseurs de la liberté, ils sont parfois prêts à collaborer avec les occupants. Et ils peuvent fort bien changer de camp. L’auteur décrit les agissements des acteurs locaux et des puissances étrangères. Il a rencontré des généraux américains. Il affirme que les Afghans savent qu’ils ne pourront jamais récupérer les territoires qu’ils ont perdus à l’époque coloniale. La ligne Durand restera la frontière. Quant à l’Inde, il estime que son influence en Afghanistan est très surestimée par les Pakistanais.
Un chapitre est également consacré aux relations avec l’autre voisin du Pakistan, l’Inde. L’auteur a participé aux deux guerres de 1965 et 1971. En 1965, l’armée pakistanaise manquait de réserves et d’approvisionnements. L’auteur affirme à juste titre que ces guerres indo-pakistanaises ont été conduites par des gentlemen. Jamais des populations civiles n’ont été délibérément visées, jamais des villes n’ont été bombardées et les prisonniers de guerre ont été traités de manière humaine. L’auteur est relativement clément à l’égard de l’Inde. Certes, affirme-t-il, ses quatre consulats en Afghanistan se livrent à des activités d’espionnage mais il estime qu’elles sont normales. Il affirme néanmoins que l’Inde pratique de l’ingérence au Baloutchistan. Il reconnaît qu’une aide en armement et pour l’entraînement a été apportée par le Pakistan aux militants cachemiris. C’est aussi le Pakistan qui est à l’origine du regroupement de la plupart des mouvements sécessionnistes de la partie du Cachemire administrée par l’Inde en créant le Tahreek-e-Hurriyat-e-Kashmir. Pour l’auteur, le général Musharraf est coupable d’avoir déclenché le conflit de Kargil en 1999, lequel a été un désastre pour le Pakistan. Ce sont bien des éléments de l’armée pakistanaise qui se sont emparés en 1999 de postes avancés indiens laissés vacants pendant l’hiver et non pas des militants indépendantistes cachemiris. La vaillance des soldats indiens qui ont repris les postes au prix de lourdes pertes est soulignée. L’auteur affirme aussi que c’est vraisemblablement un mouvement militant pakistanais banni qui a fomenté l’attentat contre le Parlement indien en 2001. Mais le Pakistan n’est pas à l’origine de l’insurrection des années 1990 au Cachemire indien ; il a simplement voulu tirer profit de la dégradation de la situation côté indien. Depuis 2005, un service de bus assure le transport de passagers entre les deux parties du Cachemire.
L’auteur affirme que les drones américains ont tué des civils pakistanais tout en reconnaissant qu’ils visaient des taliban afghans. Avec les États-Unis, les relations n’ont jamais été stratégiques, elles ne sont que conjoncturelles, liées à une certaine époque au danger soviétique et à la situation en Afghanistan. L’auteur est très critique à l’égard des Américains. Il juge sévèrement leur politique en Afghanistan et en fait partout dans le monde. Il souligne l’impossibilité pour le département d’État, le Pentagone et la Central Intelligence Agency de s’entendre pour définir des actions communes. Il dénonce le complexe militaro-industriel américain qui a tout intérêt à ce que les conflits se déclenchent et se prolongent.
Après avoir contraint de quitter le service actif trois ans avant la limite d’âge de son grade de général de corps d’armée (sans doute en 1993) et après ses postes d’ambassadeurs en Allemagne (1994-1997) puis en Arabie saoudite (2000-2002), Asaf Durrani participe à des réunions de la diplomatie parallèle. Il a rencontré des personnalités indiennes, la dernière fois en 2004 à New Delhi. Début 2006, il a été invité à Kaboul par le président Karzai. En mai 2012, il l’a rencontré de nouveau à Kaboul. En automne 2012, l’auteur a passé une semaine en Russie où il fut fort bien reçu. En septembre 2015, il se rend à un colloque à Hérat. En janvier 2016, il se rend de nouveau en Afghanistan pour participer à un événement organisé par la BBC.
Le général Durrani est un personnage atypique. Il admet avoir parfois enfreint les règles en entretenant des relations avec des étrangers, notamment des Américains. Depuis la fin de ses activités militaires et diplomatiques, il a participé à des colloques à l’étranger, fait des conférences et à participer à des émissions radio et télévisées. C’est un intellectuel.
Le titre de l’ouvrage est pessimiste mais l’auteur estime que la situation du Pakistan résulte parfois d’événements extérieurs, sans que le pays y soit pour quelque chose. Si le Pakistan va à vau-l’eau, il n’est pas le seul pays dans ce cas.
-Général Alain Lamballe
Juin 2019
Carrière du général Asad Durrani
- Né en 1941 à Rawalpindi dans une famille originaire d’Afghanistan, appartenant à la
confédération des tribus Durrani. - 1960 : sort de l’Académie militaire de Kakul dans l’artillerie.
- 1965 : participe à la guerre contre l’Inde comme capitaine.
- Novembre 1968 : traverse l’Afghanistan en voiture à son retour d’Allemagne où il a
suivi un stage linguistique. - 1971 : participe à la guerre contre l’Inde.
Instructeur à l’Académie militaire de Kakul et à l’École de guerre de Quetta. - 1975 : stagiaire en Allemagne, à l’École de guerre de Hambourg.
- 1980-1984 : attaché de défense en Allemagne, à Bonn.
- Octobre 1988-août 1990 : Director General Military Intelligence (DGMI).
- Septembre 1990 : se rend en Arabie saoudite pour rencontrer son homologue, le prince
Turki-al-Faisal et surtout le général américain Schwarzkopf. Rencontre avec le
commandant Massoud. - 1991-mars 1992 : Director General Inter-Services Intelligence (DGISI).
- Avril 1991 : rencontre à Genève avec son homologue afghan.
- Août 1991 : rencontre à Téhéran avec le ministre iranien des affaires étrangères.
- Mars 1992- : Inspector General Training and Evaluation.
Commandant du National Defence College (NDC).
Mis à la retraite trois ans avant la limite d’âge de son grade. - Mai 1994- mai 1997 : ambassadeur en Allemagne, à Berlin.
- Septembre 2000-septembre 2002 : ambassadeur en Arabie saoudite.
- Début 2006 : rencontre à Kaboul avec le président Karzai, à l’invitation de ce dernier.
- Mai 2006 : rencontre à Kaboul avec un général américain en retraite travaillant dans
une compagnie privée. - Automne 2012 : il passe une semaine à Moscou.
- Septembre 2015 : il se rend à un colloque à Hérat.
- Janvier 2016 : il se rend de nouveau en Afghanistan pour assister à un événement
organisés par la BBC. - 2019 : déclaré coupable d’avoir enfreint le code militaire pakistanais pour avoir écrit le
livre The Spy Chronicles : RAW, ISI and the Illusion of Peace, écrit avec A. S. Dulat, ancien
directeur de RAW. Perd ses droits à la retraite et ses divers avantages.
Index de l’ouvrage Pakistan Adrift. Navigating Troubled Waters
Asad Durrani, Hurst & company, Londres, 2018
Afghanistan 165 à 192
Amarjeet Singh Dulat 141
Armée 119 à 129
Armée et économie 121
Armée et politique 113, 114, 115, 121, 123 à 128
Ashfaq Pervez Kayani 126
Asie centrale 175, 176
Asif Nawaz 35, 38, 39, 41, 125, 145, 234
Asif Nawaz et le renseignement 132
Asif Zardari 43
Aslam Beg 10, 26, 33, 34, 35, 125, 243
Auteur 69, 81, 109, 110, 111, 131, 134, 156, 168, 169, 170, 173, 174, 179, 182, 184, 187, 207,
221, 242 à 245, 257
Auteur (origine pachtoune) 111
Auteur (rencontre avec Karzai) 69, 81, 109, 110, 111, 221
Baloutches 148
Baloutchistan 46, 98, 147 à 153
Benazir Bhutto 22, 23, 25, 103, 104, 132
Cachemire 75 à 78, 235, 246, 247
Chine/Pakistan 150, 151, 182, 183
Coup d’État de 1999 78 à 81
Diasporas sud-asiatiques en Arabie saoudite 86, 87, 89
Diplomatie parallèle 207, 208
EAU 205, 206
G. K. Duggal 194
Guerre de 1965 123, 158, 212
Guerre de 1971 123, 158, 212
Gwadar 150
Hajj 87 à 90
Hamid Gul 11, 26
Hazaras 148
Inde/Afghanistan 166, 190
Inde/Baloutchistan 151, 182
Institutions militaires 119, 120
Inter-Services Intelligence (ISI) 16, 113, 114, 115, 131, 133, 135, 136, 137, 140, 167 à
171,173, 174, 177, 197, 213
Inter-Services Intelligence (ISI)/Afghanistan 167 à 171,173, 174, 177, 213
Iran 150, 151, 182
Jehangir Karamat 74, 75, 125, 234
Kargil (confrontation de 1999) 75 à 78, 214
Ligne de contrôle au Cachemire 75
Ligne Durand 166, 189, 190
Madrassas 163
Mohammad Ali Jinnah 149
Mohajirs 143, 144
Mutahidda Qaumi Movement (MQM) 144, 145, 146, 147, 253
Nawaz Sharif 31, 33, 34, 36 , 38, 39, 69, 75, 76, 78, 79, 80
Nord-Waziristan 100
Nucléarisation de l’Asie du Sud 71 à 74
Oman 150
Organisation de la coopération islamique 94, 95, 215, 253
Ormara 150
Osama bin Laden 108, 109
Pachtouns 2, 46, 143, 146, 147, 148, 152, 176, 220
Pachtounwali 102
Pakistan/Afghanistan 189, 190, 236
Pakistan-Asie centrale 175, 176
Pakistan/États-Unis 155, 156, 167, 171, 172, 196, 197, 211 à 225, 235
Pakistan/Inde 193 à 209
Pakistan/Inde (coopération) 205, 206, 207, 235, 246, 247
Pakistan/Iran 150, 151, 173, 174, 182
Parsis 148
Pèlerinage en Arabie saoudite 87 à 91
Pèlerins pakistanais en Arabie saoudite 90, 91
Pendjabis 143, 149
Pervez Musharraf 75, 76, 78 à 81, 95, 99, 102, 103, 121, 125, 126, 128, 146, 199, 200, 202,
203, 215, 233, 234, 244
Raheel Sharif 127
Réfugiés hazaras afghans en Iran 173
Renseignement 131 à 141, 159, 160
Russie/Pakistan 182
Sahibzada Yakub Khan 31
Sardars 152
Sind 143 à 147
Soutien indien aux militants baloutches 98
Sud-Waziristan 99, 100, 126, 127
Swat (insurrection) 105, 106
Taliban en Afghanistan 176 à 179, 183, 184, 185, 190
Terrorisme et contre-terrorisme 155 à 163
Tribus pachtounes du Baloutchistan 46
Ummah 83
Waheed Kakar 42, 43, 45, 125, 234
Zia-ul-Haq 124, 125, 128, 241, 242
Zulfiqar Ali Bhutto 39, 124, 127