La grande lâcheté de l’Occident : quand la trahison des Kurdes de Syrie fait suite à celle des chrétiens d’Orient
Éric DENÉCÉ
Il est des livres qui tombent à point nommé. C’est le cas de celui de Tigrane Yegavian, Minorités d’Orient, les oubliés de l’histoire (Editions du Rocher, Paris, 2019). Sans doute l’auteur aurait-il pu ajouter en sous-titre « la trahison des minorités », tant le lâche abandon des Kurdes à leur triste sort s’inscrit à la suite d’une interminable série de trahisons successives des Occidentaux à l’égard des minorités chrétiennes du Proche et du Moyen-Orient.
Pour Tigrane Yégavian, cette tradition de l’abandon par l’Occident d’alliés « minoritaires » n’est pas nouvelle. Elle débute dès l’apparition de la Question d’Orient au XIXe siècle, époque pendant laquelle les puissances européennes voyaient dans les minorités non musulmanes de l’Empire ottoman agonisant de véritables armes de guerre géopolitiques. On lira avec intérêt cet essai coup de poing qui porte un regard particulièrement critique sur la responsabilité accablante des Occidentaux, au premier rang desquels la France et le Royaume-Uni. En toute objectivité – quoique dans une moindre mesure – il n’épargne pas celle des élites de ces minorités, dénuées de sens politique. Yégavian dénonce leur « naïveté meurtrière », qui a conduit ces minorités chrétiennes à croire aveuglément en la parole des représentants de la « Fille aînée de l’Église », comme ce fut le cas des Arméniens de Cilicie, tragiquement abandonnés à leur sort en 1921. Il dénonce également les élites arméniennes de l’Empire ottoman qui se sont fourvoyées avec les dirigeants jeunes-turcs, planificateurs et exécuteurs du génocide de 1915.
Le livre de Tigrane Yégavian a l’immense mérite de tordre le cou à certaines idées reçues. En particulier, il remet en cause l’idée fausse de la France « protectrice des chrétiens d’Orient », attitude censée remonter aux capitulations de François Ier – voire à Saint Louis -, ami des Maronites de la montagne libanaise. Mais il explique aussi qu’une instrumentalisation peut parfaitement se faire dans les deux sens, à l’exemple de la relation complexe et ambivalente liant les forces libanaises chrétiennes à leurs « protecteurs » israéliens pendant la guerre du Liban, thème que Jacques Neriah a brillamment développé dans son éclairante biographie du leader chrétien Béchir Gemayel (VA éditions, Paris 2019).
A l’heure où le Liban connait une effervescence révolutionnaire, la boussole des minorités d’Orient s’affole. L’ouvrage de Yégavian offre un aperçu exhaustif d’une mosaïque complexe qui permet de mieux percevoir une situation qui apparaît souvent confuse pour des Européens. Il dresse un panorama très complet de la situation des chrétiens du Machrek depuis les soulèvements des « printemps arabes ». II montre comment ces minorités se caractérisent elles-mêmes par une profonde fragmentation. Que cela soit en Syrie, en Irak, en Égypte, en Jordanie, en Israël et en Palestine, autant de pays qui ont connu le joug de l’Empire ottoman et son organisation en millets.
S’il n’appelle pas l’Occident à la repentance, l’ouvrage de Tigrane Yegavian démontre que la solution d’une énième balkanisation de la région en entités ethno-confessionnelles homogènes n’est pas la solution. L’auteur considère notamment qu’un Etat chrétien dans la région, risquerait de n’être qu’un « bantoustan surmonté d’une croix aussi commode à garder qu’aisé à détruire. Asile illusoire dans l’instant, sûr charnier demain » (p. 27). En effet, ces minorités plus autochtones que les autochtones, peinent à se défaire de l’image de « cinquième colonne de l’Occident » qu’un radicalisme islamiste d’importation wahhabite leur impose.
Le livre de Yegavian n’est pas une nouvelle complainte évoquant le calvaire des « chrétiens d’Orient » et des Yézidis. Il s’agit au contraire d’une analyse historique sérieuse qui éclaire la situation actuelle. Force est constater que l’histoire se répète et que, même si les acteurs ne sont plus les mêmes, les Occidentaux font preuve du même aveuglement que jadis. Ils se caractérisent toujours par leur attitude opportuniste, oubliant les engagements pris vis-à-vis de leurs coreligionnaires et se laissant acheter par les promesses de juteux contrats d’armement par les régimes islamistes rétrogrades du Golfe qui répandent partout leur idéologie mortifère à coup de pétrodollars.
On notera au passage un chapitre entier – et c’est une première – consacré aux milices chrétiennes qui se battent en Syrie et en Irak contre les djihadistes, ce qui contraste avec le statut de victimes passives que leur attribuent généralement les Occidentaux. En dépit du calvaire que ces minorités traversent depuis des décennies, l’auteur veut croire que le déclin des chrétiens d’Orient n’est pas irréversible, car leurs diasporas font chaque jour preuve de leur capacité à survivre et à se réorganiser au gré des leurs multiples épisodes migratoires. Partout en Europe, en Amérique du Nord et jusqu’en Australie, leur identité se recompose. Une nouvelle génération de militants émerge, s’adaptant aux situations nouvelles et exploitant avantageusement les technologies de l’information et de la communication pour conserver et entretenir la conscience nationale.
Un livre sérieux et lucide, à la fois sans concession et porteur d’espoir, qu’il est nécessaire de lire pour tous ceux qui cherche à décrypter les réalités religieuses et géopolitiques profondes des Proche et Moyen-Orients.