Une leçon d’action politique clandestine tirée de la guerre contre de gaulle (1968)
Giuseppe GAGLIANO
Nous sommes en 1968, une année marquée par de grandes turbulences politiques et sociales. En France, le président Charles de Gaulle doit affronter une série de défis : des révoltes étudiantes, des grèves générales et un isolement international croissant dû à sa politique d’indépendance vis-à-vis des blocs géopolitiques dominants. Les États-Unis perçoivent de Gaulle comme une menace stratégique car il a retiré la France du commandement intégré de l’OTAN et cherche à construire une Europe plus autonome, affranchie de l’hégémonie américaine.
Dans ce contexte, la CIA, sous l’impulsion de James Jesus Angleton, responsable du contre-espionnage, décide de cibler de Gaulle et son entourage par une opération combinant désinformation, manipulation médiatique et exploitation des divisions internes. L’objectif est clair : affaiblir la Cinquième République et renforcer l’influence américaine sur le continent européen. Cette stratégie est devenue un exemple classique d’action politique clandestine, mais révèle aussi les limites de ce type d’opérations.
Angleton, surnommé « le fantôme gris » pour son style discret et paranoïaque, élabore un plan en deux volets :désinformation et manipulation
L’action médiatique : Life et Minute à l’attaque
Une campagne de désinformation est orchestrée via deux médias : Life Magazine, l’un des journaux les plus influents aux États-Unis, et Minute, un hebdomadaire français connu pour ses positions antigaullistes. Le 26 avril 1968, Life publie un article intitulé Le scandale des espions français, affirmant que l’entourage de de Gaulle est infiltré par des agents soviétiques. La couverture montre un prétendu agent français, Philippe Thyraud de Vosjoli, présenté comme la source des révélations. Minute relaie ces accusations quelques jours plus tard, ajoutant des détails qui impliquent Jacques Foccart, conseiller de de Gaulle pour les affaires africaines, comme figure centrale de ce réseau supposé.
L’article de Life Magazine, publié le 26 avril 1968, a un impact immédiat. Avec une image saisissante et un titre accusateur, le journal insinue que l’entourage de De Gaulle et a été infiltré par des espions soviétiques. Minute, qui avait anticipé l’article de Life avec sa propre édition le 17 avril, ajoute de l’huile sur le feu, décrivant Foccart comme un manipulateur de l’ombre dirigeant la politique africaine de De Gaulle au service de Moscou.
L’effet combiné de ces articles est dévastateur pour le président français, l’opinion publique française, déjà ébranlée par les révoltes étudiantes et la crise économique, commence à craindre que De Gaulle mène le pays vers l’isolement international et accroisse la déstabilisation interne.
L’exploitation de divisions internes
Angleton manipule parallèlement Philippe Thyraud de Vosjoli, un ancien officier du SDECE qui s’est rapproché de la CIA au cours des années précédentes. Convaincu que le gouvernement français est vulnérable aux infiltrations soviétiques, Vosjoli fournit aux Américains des informations qui sont manipulées et amplifiées pour construire un dossier contre l’Élysée.
Vosjoli est une figure ambiguë. Autrefois respecté au sein des services secrets français, il devient un critique virulent de la politique de De Gaulle. En 1961, il commence à collaborer étroitement avec James Angleton, partageant sa conviction que le SDECE est infiltré par le KGB. Cette relation se renforce lors de la crise des missiles de Cuba (1962), à l’occasion de laquelle Vosjoli fournit à la CIA des informations cruciales sur les installations soviétiques.
Cependant, ses accusations contre l’Élysée reposent davantage sur des soupçons que sur des preuves concrètes. Vosjoli prétend qu’un réseau nommé Saphir opère au sommet du gouvernement français, dirigé par Jacques Foccart, qu’il considère comme une « taupe » soviétique. Ces affirmations, jamais corroborées par des faits, suffisent néanmoins à alimenter la campagne de désinformation orchestrée par Angleton.
Malgré leur impact initial, les accusations d’infiltration soviétique s’avèrent infondées. Les informations fournies par Vosjoli ont été exagérées et déformées, tandis que les « preuves » d’un réseau soviétique au sein de l’Élysée sont inexistantes. Jacques Foccart, l’un des principaux cibles, continue de servir de Gaulle avec loyauté, renforçant les réseaux d’influence française en Afrique et contrant à la fois l’influence américaine et soviétique.
Malgré l’intensité de l’attaque, Charles de Gaulle parvient à maintenir le contrôle de la situation, réaffirmant l’indépendance de la France et consolidant son rôle de leader de la Cinquième République. Cependant, le coût est élevé : la campagne de désinformation aggrave les tensions internes, tandis que les relations avec les États-Unis restent tendues
Une leçon pour aujourd’hui : cohésion interne et défense médiatique
Cet épisode démontre que le renseignement ne se limite pas à la collecte d’informations, mais inclut la capacité à construire des récits capables de modifier la réalité politique. Pour Angleton, la fin justifie les moyens, mais l’absence de résultats concrets soulève des questions sur l’efficacité de ces opérations. Ainsi, l’opération contre de Gaulle offre des enseignements précieux pour les opérations clandestines :
– Exploitation des divisions internes d’un Etat : Angleton a exploité le contexte de crise sociale et politique en France pour amplifier le chaos. Les nations modernes doivent comprendre que la cohésion interne est la première ligne de défense contre les interférences extérieures.
– Manipulation des médias : les médias ont été utilisés comme des armes pour légitimer des accusations infondées. Cela souligne l’importance de protéger l’indépendance de la presse et d’éduquer le public à reconnaître la désinformation.
– Recrutement de sources « internes » : la manipulation de Vosjoli montre comment les divisions internes peuvent être exploitées par des acteurs extérieurs. Renforcer la confiance dans ses propres institutions est essentiel pour prévenir de telles infiltrations.
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L’affaire de 1968 reste un exemple emblématique d’une action clandestine de déstabilisation politique. À une époque où les guerres de l’information sont devenues courantes, les nations doivent apprendre à reconnaître et à contrer ce type d’opération. La leçon de de Gaulle est claire : la résilience politique et la cohésion interne sont essentielles pour résister aux manipulations extérieures et protéger l’autonomie de ses décisions et institutions.