Renseignement diplomatique au Machrek sous le Second Empire
Gérald ARBOIT
Mis en place après la guerre de Crimée, les services de renseignement ne développèrent les méthodes modernes de recherche et d'interception de l'information qu'à partir de 1914. Une telle évolution résulta de l'affirmation des Etats dans les relations internationales.
De l'époque moderne jusqu'à la Première Guerre mondiale, la fonction renseignement extérieure, qui consiste en l'information du gouvernement sur les affaires du monde qui le regardent, resta entre les mains des hommes d'Etat et des diplomates, qui recueillaient l'essentiel des informations en provenance de l'étranger. L'appareil diplomatique occupait une fonction centrale du fait de sa permanence [1]. Si le rôle des ambassadeurs à largement été mis en avance par les historiens du renseignement [2], celui des consuls, chargés de défendre le commerce national et les nationaux, est moins connu [3].
Jusqu'en 1793, l'activité consulaire dépendait du secrétariat d'Etat à la Marine. Constatant que le niveau de leurs nouvelles commerciales se dégradaient, au profit d'informations de plus en plus politiques, la Convention décida d'en faire des agents d'influence en les rattachant au service diplomatique. De par leur fonction, les consuls devaient être au fait des événements de leur résidence. Ils devenaient les observateurs privilégiés de la vie politique, économique et culturelle des nations. Pour réussir dans leur tâche, il leur fallait « apprendre le pays et les gens, son histoire passée et récente, ses réalisations et ses espérances. Autrement dit, se renseigner [4] . » Bien que toute forme d'ingérence leur fut formellement interdite [5], leurs activités de renseignement passaient aussi par le recrutement d'agents ou par des missions de reconnaissance dans le désert. Il arrivait également que le ministère des Affaires étrangères se dotât d'instrument de propagande/désinformation. Le Second Empire ne dérogea pas à cette règle. Au Machrek, le rôle des consuls se trouvait même renforcé par la distance que les séparaient de l'ambassade de Constantinople.
Propagande libanaise depuis Paris
Le 24 juin 1859, à Paris, parut le premier numéro d'un journal de quatre pages, le Byrjis Barys-Anis al-Jalis [6]. Cette publication bimensuelle, domiciliée au lycée Saint-Louis de Paris, était dirigée par l'abbé François Bourgade, aumônier de la chapelle impériale Saint-Louis à Carthage. Il avait fondé l'association Saint-Louis, dont le but était de « répandre la civilisation chrétienne parmi les musulmans, au moyen d'ouvrages écrits ou traduits en leur langue » . Son protecteur était un conseiller d'Etat, ancien rédacteur de la chronique orientale de La Revue des Deux-Mondes , Hippolyte Desprez [7]. Depuis le début de l'Empire, il évoluait au sein de la direction politique du ministère des Affaires étrangères, en prenant même la tête en 1867.
L'abbé Bourgade était assisté de deux maronites, Sulaymân al-Harîrîet et surtout, avec le titre de directeur littéraire, le Chaykh Ruchayd Dahdâh. Ce dernier, issu d'une puissante famille du Kesruwân, avait fui le Liban après les événements de 1840. Il s'était installé à Marseille, où s'était déjà réfugié son parent Méri. Il entreprit d'œuvrer à l'essor de la jeune maison familiale de commerce. Rapidement, ses activités s'étaient étendues à Londres. Ruchayd avait poursuivi à Marseille son soutien à la littérature arabe [8]. Un de ses parents beyrouthins, Salûm, était le correspondant du Byrjis Barys . Le réseau des informateurs du journal s'étendait à toutes les grandes villes, et à toutes les élites financières du Machrek : Antûn Sa‘b au Caire, Salîm Tradà Alexandrie, Rûfail Han‘â ‘Anhûry à Damas, et ‘Abdül Ilyas Khûrî Tâbet à Alep.
L'influence de cette feuille dans le monde arabe n'est pas aisée à déterminer. Pour certains, son « analyse attentive (…) offrait une impression d'un vide idéologique et politique caractérisé [9] . » Pour d'autres, elle « puisait vraisemblablement ses ressources dans les fonds secrets. On l'expédiait en Syrie à pleines caisses [10] . » Toujours est-il que le voyageur anglais Richard Edwards en dénonça l'action dans son livre La Syrie, 1840-1862 , publié à Paris en 1862. Le 10 décembre 1859, le journal avait affirmé haut et fort l'importance de son allégeance à la France et ses capacités d'action :
« Le journal arabe L'Aigle de Paris qui paraît depuis sept mois, rencontre partout des sympathies. Il compte des lecteurs dans toutes les grandes villes d'Afrique et d'Asie jusqu'à Bombay et Calcutta. Parmi les abonnés figurent des sommités musulmanes : le bey de Tunis et sa cour, des membres du Tanzimat à Constantinople, le grand schérif de la Mecque…
Un autre succès de ce journal, c'est de n'être pas passé inaperçu à Londres. Les rapports des agents de l'Angleterre dans le Levant en ont fait la portée et les succès. Et dans un Meeting tenu le 5 décembre à Aldersgate-Street, sous la présidence de M.R.N. Fowler on a décidé au moyen de paralyser l'effort de ce journal arabe imprimé à Paris, c'est-à-dire de neutraliser l'influence française dans le Levant et de repousser l'Eglise de Rome auxquelles il est dévoué.
Pour soutenir avec avantage la concurrence de l'Angleterre protestante, sinon pour la paralyser à son début, nous allons tirer à un nombre considérable d'exemplaires L'Aigle de Paris et les répandre avec profusion des extrémités des Indes aux colonies occidentales de l'Afrique.»
Le fait que cet article fut publié en français, alors que le reste des publications l'était en arabe, tendait à démontrer que le Byrjis Barys-Anis al-Jalis entendait parler à ses lecteurs métropolitains, certainement à Desprez qui maniait les fonds secrets du ministère des Affaires étrangères, plutôt qu'à ses abonnés orientaux.
La ligne éditoriale de cette feuille parisienne arabophone correspondait bien à la volonté réformatrice de la France pour l'Empire ottoman [11]. Al Byrjis Barys-Anis al-Jalis ne perdait jamais une occasion de dénoncer l'anarchie y régnant et l'impuissance des autorités à la faire cesser. Il n'avait de cesse d'exhorter le sultan à changer de politique, à mettre fin aux tensions religieuses et à écouter les bons conseils des Affaires étrangères françaises. Le 25 avril 1860, par exemple, il proposait une résolution de la Question d'Orient pour la Porte sur le modèle de l'Europe, où les sujets seraient tous libres et égaux.
Un mois et deux numéros plus tard, il menaçait l'Empire ottoman d'une occupation militaire comme l'Algérie [12]. Etait-ce une volonté déguisée de colonisation de la part de la France, ou un souhait du maronite Dahdâh, qui avait du fuir le Liban au lendemain de la défaite égyptienne, au moment où la Porte avait renforcé son pouvoir ? Toujours est-il que la main de la France n'était pas loin de la plume du rédacteur. Ainsi, le 17 juillet 1860, le commentaire de l'intervention de l'Europe était écrit dans un arabe assez peu stylé. Il semblait surtout être une traduction littérale d'un texte français [13].
Illusion bédouine à Damas
Au Machrek, l'action « occulte » des agents français consistait essentiellement dans l'exploration du désert syrien. Hinterland de la Montagne libanaise, il était selon les Occidentaux en poste au Levant le point faible de l'Empire ottoman que l'on pouvait détacher utilement. En raison de sa position centrale entre l'Orient et l'Occident, son destin était d'être à la France, à l'Angleterre, ou à personne. Car, comme le pensait le colonel Churchill, « cette terre appartenait à tous » [14]. Seulement, les visées stratégiques des deux grandes puissances occidentales du moment, issues de la première crise orientale de 1841, se neutralisaient dans leur protection aux deux factions confessionnelles opposées, Druzes et Maronites.
Le désert syrien répondait à un objectif de politique extérieure, depuis que le général Bonaparte avait échoué dans sa conquête de Saint-Jean d'Acre du fait des incursions bédouines. Enfin, il représentait une autre route terrestre pour les Indes. Certains agents français au Levant se souvenaient de la mission du chevalier de Lascaris, à la fin du Premier Empire [15]. Le vice-consul à Tarsous, Joseph Mazoillier, rappela, en janvier 1854, cet héritage pour interpeller Drouyn de Lhuys. Et de conclure sur la
« facilité qu'il y aurait à contracter avec les Bédouins de Syrie une alliance durable et utile. Le prix de la fraternité est fort peu de choses et pour une poignée de tabac, un arabe vous devient tout dévoué. Quelques milliers de francs suffiraient donc chaque année pour faire des alliés à la France de ces braves guerriers qui gardent le chemin de l'Inde [16] . »
Le supérieur de Mazoillier, Ségur-Dupeyron, consul de Damas, se pencha lui aussi sur le problème des Bédouins, dans deux articles publiés dans la Revue des Deux-Mondes au printemps 1855 [17].
Mais ce fut un jésuite , le père William Gifford Palgrave – opérant sous le nom de Michael Cohen [18] – qui poussa le plus loin sur la route tracée par Lascaris. Après s'être fait remarquer par son attitude hostile à l'Angleterre et ses penchants en faveur des Grecs catholiques, provoquant ainsi un incident diplomatique franco-anglais [19] et l'hostilité de sa hiérarchie [20], cet ancien officier britannique de l'armée des Indes avait été appelé à la maison-mère de la mission jésuite de Syrie, à Lyon [21]. Il devait y faire sa troisième probation, sous la direction du père Fouillot [22]. Ce séjour de retraite lui permit de préparer son voyage auprès des Bédouins.
Le 10 janvier 1861, il faisait parvenir au père général Beckx un mémoire sur la « Possibilité de la conversion des Arabes de l'Asie et des moyens de l'opérer ». Il parlait du réveil, en 1860, des guerriers wahhabites d'Ibn Sa'ûd et reprenait le rêve de Lascaris d'union franco-wahhabite dressée contre l'hégémonie anglaise entre la mer Rouge et le Golfe arabo-persique [23]. Ce plan semble avoir obtenu l'aval de son destinataire puisque Cohen fut appelé, en juin 1861, à Rome. Le 9 juin, le père Beckx faisait part au cardinal Barnabò, préfet de la Propaganda Fide , de son désir d'envoyer deux ou trois missionnaires en Arabie [24].
Dix jours plus tard, le père Cohen rédigeait un « Eclaircissement sur la nation arabe, la manière d'y implanter le Christianisme, ses progrès et ses suites, ses relations intérieures et extérieures, soit pour la mission en elle-même, soit pour le pays. » Il y précisait sa pensée d'union franco-wahhabite. Elle se formerait en deux temps : le premier consistait à réunir toutes les tribus du Nadj autour d'un objectif commun, l'expulsion d'Arabie, de Syrie et de Mésopotamie de la Porte et de l'Angleterre ; le second était l'union, sur la base du christianisme, de ce nouvel empire à la France. Mais ce parrainage n'était que de circonstance. La France qui devait intervenir dans cette entreprise jésuite était la protectrice des chrétiens d'Orient.
Toutefois, Cohen avait présenté cette mission comme étant une « idée exprimée par Napoléon III » [25]. Dans sa lettre du 31 août, adressé à l'Empereur, il affirma qu'elle était une émanation « des intentions de Sa Majesté [26] . » Dans celle au ministre des Affaires étrangères, il déclarait vouloir « faire réussir les intentions du Gouvernement [27] » . Et Thouvenel y apporta son soutien alors que ni la Compagnie de Jésus, ni la Propaganda Fide ne s'étaient encore prononcées [28].
Le 21 juin, le père Beckx ne rédigeait qu'un « projet d'instructions pour le P. Cohen» en quinze points. Les buts politiques de cette mission ne devaient pas apparaître au grand jour. Le jésuite était engagé à les camoufler derrière un motif plus anodin :
« l'instruction européenne (…) à quelques enfants de condition, la qualité d'écrivain se proposant de faire l'histoire du pays ou celle de savant désireux de connaître ses nations, leurs langues, leurs usages et se perfectionner dans leur science [29] . »
Le 23 juin, Cohen quitta Rome pour Beyrouth. Ses instructions définitives lui parvinrent le 10 août, par l'intermédiaire du nouveau supérieur de la mission de Syrie, le père Canuti. L'expédition était autorisée, vu ses liens avec la diplomatie impériale française. Mais toute la correspondance à destination du gouvernement français devait être transmise par l'entremise des supérieurs religieux, selon les prescriptions et les règles de la Compagnie [30].
Le père Cohen avait mis cette attente à profit pour rencontrer, à Beyrouth, les consuls Bentivoglio et Outrey. Ils lui avaient remis « des lettres pour plusieurs des principaux chefs du désert, sans toutefois qu'on y spécifiât ni l'objet principal du voyage, ni son terme. » Le consul à Damas lui avait déconseillé la traversée « des pays de Galilée, de Damas et de Hauran, aujourd'hui le théâtre des intrigues très compliquées et très actives de la part des gouvernements anglais et ottoman » . Finalement, le 24 août, Cohen s'était mis en route pour Hama pour partir vers le désert syrien « sans trop attirer l'attention » . Cohen était convaincu de cette nécessité du secret :
« Les risques que courraient autrement les intérêts de la France et du christianisme, beaucoup plus que celui de ma propre vie, m'ont font un devoir absolu [31] . »
Grâce à l'entremise de l'agent consulaire du lieu, Fadhûl Bambino, il rencontra rapidement les chefs des tribus Banu Sba'a, Rwala, Mawâlî et Hisana. Il avait pu se rendre compte qu'ils étaient « bien disposés vers la France » . Les « noms de Napoléon et de la France » jouissaient toujours de « l'ancien prestige » [32] dont les activités du chevalier de Lascaris les avaient parées jadis. Ces premiers contacts avaient été fructueux, notamment avec Fayçal, le chef des Rwala :
« Cette dernière tribu était autrefois à la tête de la confédération arabo-française de M. Lascaris en Syrie. Elle est encore puissante et a des alliances très étendues, même avec les Wahhabis, au centre de l'Arabie. Elle est de plus mal avec le gouvernement turc. Ainsi, je l'ai jugé assez propre pour commencer [33] . »
Le père Cohen comptait passer deux ou trois mois avec les Rwala et profiter de leurs mouvements périodiques d'hiver pour gagner le Nadj. Pendant sa mission dans le désert, il confiait l'influence auprès des autres tribus bédouines à l'agent consulaire Bambino. L'objectif de l'espion jésuite était
« d'agir auprès des grandes masses de l'intérieur et y jeter les fondements d'un vrai empire arabe. Puis, la Confédération arabo-française formée dans le sens qu'on veut, et l'impulsion donnée, toutes les tribus de seconde classe suivront et leur mouvement se rattachant à celui des Ansariehs à l'ouest (…), auprès desquelles M. Bambino a l'influence que vous connaissez, on fera ce qu'on voudra. Seulement que le gouvernement français sache apprécier ses agents et les soutenir [34] . »
La trace de cet agent spécial se perdit début septembre [35]. Deux mois plus tard, force était de reconnaître qu'il avait échoué. Ce fut ce que signala son « officier traitant », le consul Maxime Outrey [36], à l'attention de Schefer :
« Le P. Cohen, après avoir erré quelques temps sur la lisière du désert, sans pouvoir s'y perdre, est revenu par un beau matin à Damas, pour me demander de nouveaux conseils sur les moyens de s'interner sans difficulté. (…) Je tâchais (…) de lui venir en aide, lorsqu'il a reçu inopinément de ses supérieurs l'ordre de suspendre son voyage. Il est à Zahlé. Et malgré cet incident, il ne désespère pas de mettre à bonne fin son projet [37] . »
Il le reprit le 10 février suivant. Avec plus de succès semble-t-il, du moins parvint-il à destination. Pendant un an et demi, il sillonna l'Arabie centrale, de tribus en tribus. Le 1er mai, il exposait à Thouvenel ses buts :
« Un tel voyage, fait sous de telles conditions, ne peut se faire tout d'un trait. Il faut beaucoup de patience… C'est ce que je désire surtout qu'on comprenne à Paris, afin qu'on ne s'étonne pas, si on ne reçoit pas tout de suite les nouvelles et qu'on ne voit pas tous les résultats qu'on se promettait [38] . »
Les Affaires étrangères, voire l'Empereur, lui apportèrent encore une fois crédit [39]. Le consul à Damas, Hecquard, entreprit de contacter les populations du désert de Syrie. Mais le succès ne fut pas la hauteur des espoirs de Cohen. Et ses pérégrinations ne portèrent guère d'autres fruits que culturels [40]. Encore que ce voyage était certainement le plus élaboré, le plus politique et le plus près de réussir, compte tenu de l'hostilité véhémente à son sujet du pro-délégué apostolique en Syrie, Mgr Valerga. Il demanda à la Propaganda Fide d'éloigner le père Cohen avant que ses activités ne remontassent jusqu'au gouvernement ottoman ; lequel voyait déjà d'un mauvais œil les menées européennes, surtout françaises, de coalition des arabes du désert [41].
Surveillance du plus célèbre des exilés algériens
Un autre agent français, Charles Schefer, approcha également les Bédouins en mars 1861 [42]. Mais le secrétaire interprète du ministère des Affaires étrangères n'avait fait que profiter de sa mission en Syrie. Depuis août 1860, il était chargé de la liaison entre le représentant ottoman, Fu‘âd Pacha, et le commandant du corps expéditionnaire français, le général Beaufort d'Hautpoul. Il devait également rendre compte de tout ce qui lui paraîtrait « digne de mériter l'attention du gouvernement de l'Empereur » [43]. Conformément à la diplomatie bonapartiste, il approcha les habitants du désert. Mais il suivit aussi de près les agissements des agents anglais auprès des Druzes. Il œuvra encore de manière à amener Fu‘âd Pacha à s'engager en faveur d'un apaisement des esprits et entretint « un bon agent à Moukhtara » , siège du tribunal spécial ottoman [44].
Le 22 septembre 1860, il rencontra ‘Abd al-Qâdir, officiellement pour lui remettre les insignes de grand croix de la Légion d'honneur. Mais, le général Ducrot estimait qu'il était « en même temps chargé d'une mission politique [45] . » En effet, à cette époque, le Chaykh semblait au centre d'une manœuvre politique française. Toutefois sa surveillance avait déjà donné lieu à l'envoi d'un agent français auprès de lui. Arrivé en décembre 1855 à Damas [46], il s'était vu affecté un interprète de première classe de l'armée d'Afrique, détaché aux Affaires étrangères. Pour cette « mission spéciale pendant un an » , Georges Bullad était rémunéré huit mille francs. Il devait entretenir avec le
« Département une correspondance régulière, tant pour ce qui concerne les besoins du service relatif à la personne de l'Emir que sur tous les faits qui pourraient se produire autour de lui et (…) de nature à intéresser le gouvernement de l'Empereur [47] . »
La mission de Bullad dura jusqu'en octobre 1857. Ses rapports sur la personne et la vie de ‘Abd al-Qâdir relevaient plutôt de la basse police que de la haute politique. Les rapports entre les deux se tendirent rapidement, notamment après le voyage de Jérusalem, en janvier 1857. Dès le 30 août suivant, Bullad demanda à être relevé de sa mission : « je crois remplir un devoir en demandant à me retirer » [48]. Le 1er octobre, Walewski confiait la surveillance de l'exilé algérien à un consul qui semblait être spécialisé dans les missions d'intelligence, Outrey, déjà en poste à Damas [49].
*
Le Second Empire fut une époque novatrice quant à l'utilisation des diplomates pour améliorer son information. Alors qu'il dota ses grands postes à l'étranger d'attachés militaires et navals en 1860 [50], cinquante ans après la Prusse, trente ans après l'Autriche et la Russie, le service consulaire évolua peu. Parfois, des fonctionnaires ordinaires, comme Maxime Outrey, développaient un talent particulier pour l'intrigue. D'autrefois, les archives des postes révélaient les desseins des consuls précédant, lorsqu'il ne s'agissait pas du fruit de la réflexion de quelque homme d'exception, perdu au milieu de nulle part, dans des villes insalubres, qui se décidait à braver les risques d'ophtalmie, transmise par les mouches et l'eau polluée, aggravée par la lumière solaire, pour s'engager dans le désert. Les racines du renseignement se trouvent dans ces comportements d'abord individuels.
Il fallut la Grande Guerre pour faire comprendre aux ministres et aux ministères l'intérêt qu'il y avait à tirer parti de tels hommes. Mais les conséquences de l'Affaire Dreyfus avaient détourné les diplomates de cette activité que les gentlemen réprouvaient [51].
- [1] Il faut attendre la deuxième moitié du XIXe siècle, et plus particulièrement les premières années du XXe siècle, pour voir apparaître des services de renseignement extérieur permanents, essentiellement militaires.
- [2] Cf. les travaux fondateurs de Lucien Bély, Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV (Paris, Fayard, 1998), et d'Alain Hugon, Au service du Roi catholique. « Honorables ambassadeurs » et « divins espions ». Représentation diplomatique et service secret dans les relations hispano-françaises de 1598 à 1635 (Madrid, Bibliothèque de la Casa de Velázquez nº 28, 2004). A noter les colloques organisés par Annie Molinié et Béatrice Perez, « Ambassadeurs, apprentis espions et maîtres comploteurs en Espagne. Les systèmes de renseignement à l'époque moderne », Maison de la Recherche de Paris-Sorbonne et Colegio de España, des 29-31 mai 2008, et par Sébastien Laurent, « Information, renseignement et diplomatie, dans la politique étrangère », à la Maison des sciences de l'Homme d'Aquitaine, les 9-10 octobre 2008.
- [3] On notera cependant le travail de Laurent Bussière, « Les consuls de la Marine et le renseignement naval français à Gênes au XVIIe siècle », Renseignement et opérations spéciales , n° 12, novembre 2002, L'Harmattan, pp. 19-38.
- [4] Guy Georgy, « La diplomatie française et le renseignement », Pierre Lacoste (dir.), Approches françaises du renseignement : Y-a-t-il une "culture" nationale (Paris, Fondation pour les Etudes de Défense, 1997), pp. 71-78.
- [5] Alex. de Clercq et M.C. de Vallat, Guide pratique des consulats (Paris, Guillaumin, 1868), p. 187.
- [6] L'Aigle de Paris – Le confident de celui qui est assis .
- [7] Joseph Hajjar, L'Europe et les destinées du Proche-Orient , II , Napoléon III et ses visées orientales, 1848-1870 , 2 (Damas, Tlass, 1988), pp. 858 n. 223, et 885.
- [8] . Centre des archives diplomatiques de Nantes, Beyrouth, vol. 54, 1856, Politique, lettre de Lesseps à Walewski du 30 mars 1856, et J. Reinaud, « De l'état de la littérature chez les populations chrétiennes arabes de Syrie», Journal asiatique , 1857, n° 8, p. 9. Cf. aussi Dominique Chevallier, La société du Mont Liban à l'époque de la Révolution industrielle en Europe (Beyrouth, Geuthner, 1971, p. 89 n. 1. De 1863 à 1869, Ruchayd Dahdâh poursuivit avec succès ses activités commerciales à Tunis, pénétrant l'administration financière du bey et s'entremettant à Paris pour le placement des emprunts dans la Régence [Jean Ganiage, Les origines du protectorat français en Tunisie (1861-1881) (Paris, PUF, 1959), pp. 204-208].
- [9] Joseph Hajjar, op.cit. , p. 886.
- [10] Marcel Emerit, « La crise syrienne et l'expansion économique française en 1860 », Revue historique , avril-juin 1952, pp. 217.
- [11] Sur cette politique, cf. Joseph Hajjar, op.cit. , 1, pp. 443-744.
- [12] Byrjis Barys-Anis al-Jalis du 29 mai 1860.
- [13] Les numéros suivants, de fin juillet, ceux d'août et celui de début septembre manquent aux Archives nationales.
- [14] Charles H. Churchill, Mount Lebanon. A ten years' residence from 1842 to 1852 , I (Londres, 1853), p. VIII.
- [15] Cf. Gérald Arboit, « Le dernier rêve oriental de Napoléon », Revue de l'Institut Napoléon , n° 163, 1994-II, pp. 55-72.
- [16] Archives du ministère des affaires étrangères (AMAE), Mémoires et documents (MD) Turquie, vol. 53, lettre du 24 janvier 1854, datée de Paris, f. 223-228.
- [17] « La Syrie et les Bédouins sous l'administration turque I. Le Liban, Damas et le désert », 15 mars 1855, pp. 1270-1301, et « II. La caravane de la Mecque », La Revue des Deux Mondes , 15 avril 1855, pp. 339-359.
- [18] Gérald Arboit, « Un jésuite au service de la France du Second Empire : les missions du père Cohen dans les déserts de Syrie et d'Arabie », Revue d'Histoire ecclésiastique (Louvain-la-Neuve, Belgique), vol. 96, n° 1-2, 2001, pp. 88-100, Andrew Villany, « Hundred Years Palgrave in Arabia », Neue Zeitschrift für Missionswissenschaft , n° 22, 1966, pp. 56-57, Benjamin Meir Braude, The spiritual quest of William Gifford Palgrave : a Jesuit mission to Arabia (Cambridge, Harvard, 1967), et Mea Allan, Palgrave of Arabia. The Life of William Gifford Palgrave 1826-1888 (Londres, Mac-Millan, 1972).
- [19] AMAE, Correspondance politique et consulaire (CPC) Beyrouth, vol. 11, lettres de Walewski à Lesseps du 24 décembre 1857, de Lesseps à Walewski, du père Billotet et de Cohen à Lesseps de février 1858 (sans date de jour), f. 164-166, 179-180, 181-191 et 193-194. Cf. aussi Joseph Hajjar, op.cit. , 2, pp. 809-815.
- [20] Archives romaines de la société de Jésus (ARSI), Register Missionum , IV (1857-1861) , lettres du père général Beckx au père Billotet, du 22 janvier 1859, au père Estèves, des 16 juin 1859 et 4 février 1860, et au père Cohen, des 4 février et 14 juillet 1860, pp. 198, 245, 347-348, 344-345, 403. Cf. aussi Joseph Hajjar, op.cit. , 3, p. 1632.
- [21] Ibid. , Catalogus Sociorum et Officiorum Provincia Lugdunensis Societa Iesu , 1861, p. 75.
- [22] Le contact de Palgrave lui fut contagieux. En 1862, il échafaudait un « plan (…) pour l'évangélisation de la Chine (…) : le chinois langue liturgique, le clergé chinois » [père Vallin, Archivium historicum S.J. , 1965, n° 34 (fasc. 68), pp. 185-230.
- [23] ARSI, Syria, 4, VIII (1).
- [24] Ibid. , Curia Romana , II, pp. 74-75.
- [25] Ibid. , Syria, 4, VIII (7), pp. 3 et 7.
- [26] AMAE, MD Turquie, 123, f. 33.
- [27] Ibid. , lettre à Thouvenel du 31 août 1861, f. 31.
- [28] ARSI, Register Missionum , IV , lettre du père Beckx au père Estèves du 15 juin 1861, p. 562. Il semble bien que le préfet de la Propaganda Fide fut resté ignorant du caractère politique de la mission Cohen [ASV, Segreteria di Stato, 1864, rub. 280, fasc. 3, lettre à Mgr Barnabò du 19 septembre 1863, f. 20].
- [29] Ibid. , Syria, 4, VIII (8).
- [30] Ibid. , Register Missionum , IV , pp. 581-582.
- [31] AMAE, MD Turquie, 123, lettre de Cohen à Napoléon III du 31 août 1861, f. 33-34.
- [32] Ibid. , lettre de Cohen à Thouvenel du 31 août 1861, f. 31.
- [33] Ibid. , lettre de Cohen à Napoléon III du 31 août 1861, f. 33.
- [34] Ibid. , lettre de Cohen à Schefer du 31 août 1861, f. 35-38.
- [35] ARSI, Register Missionum , Assistentia Galliae , I , lettre de Cohen au père Beckx du 2 septembre 1861, p. 1.
- [36] Sur cet homme ordinaire, fils d'un médecin de Bagdad, qui termina une brillante carrière diplomatique comme ministre plénipotentiaire, cf son dossier personnel [AMAE, Dossiers personnels, 1ere série, vol. 247].
- [37] Ibid. , Papiers d'agents (PA) Schefer, vol. 161, a, lettre du 3 novembre 1861, et ARSI, op.cit. , lettre du père Beckx, du 2 novembre 1861, pp. 4-5.
- [38] Ibid. , PA Thouvenel, vol. 233, 7, f. 235-236.
- [39] C'était en tout cas l'affirmation du baron d'Avril, dans « La péninsule arabique depuis 100 ans. I. Le pèlerinage et les pèlerins de la Mecque », La Revue des Deux Mondes , 15 septembre 1867, pp. 458 n. 1.
- [40] Après avoir quitté la Compagnie de Jésus en avril 1865, il publia, sous le nom de Palgrave, ses impressions de voyage dans Narrative of a Year's Journey through Central and Eastern Arabia . Elles furent traduites en français l'année suivante par Emile Jouveaux, Une année de voyage dans l'Arabie centrale (1862-1863).
- [41] Archives secrètes du Vatican (ASV), Segreteria di Stato, 1864, rub. 280, fasc. 3, lettre à Mgr Barnabò du 19 septembre 1863, f. 20-23.
- [42] AMAE, PA Schefer, vol. 161, III, lettre de Schefer à Thouvenel du 10 mars 1861.
- [43] Ibid. , MD Turquie , vol. 138, lettre de Thouvenel à Schefer du 10 août 1860, f. 146.
- [44] Ibid. , PA Schefer, vol. 161, III, lettre de Schefer à Thouvenel du 9 septembre 1860, PA Thouvenel, vol. 233, 17, lettre de Schefer à Thouvenel du 17 septembre 1860, f. 446-447, et vol. 4, lettre de Beaufort d'Hautpoul à Thouvenel du 13 janvier 1861, f. 48-49.
- [45] Ibid. , lettre de Thouvenel à Schefer du 22 septembre 1860, f. 450-451, et Général Ducrot, La vie militaire… , I , 1895, lettre du 2 novembre 1860.
- [46] Ibid. , CPC Damas, vol. 3, lettre d'Outrey à Walewski du 14 décembre 1855, f. 312-316.
- [47] Ibid. , lettre de Walewski à Bullad du 15 décembre 1855, f. 316-317.
- [48] Ibid. , vol. 4, f. 379.
- [49] Ibid. , vol. 5, lettres à Bullad, à Outrey et à Vaillant, f. 1-4.
- [50] Cf. André Mattei, « Le Second Empire », Jean Baillou (dir.), Les Affaires étrangères et le corps diplomatique français , 1, (Paris, CNRS éditions,1984), pp. 735-736 et Geneviève Salkin-Laparra, Marins et diplomates. Les attachés navals (1860-1914). Essai de typologie. Dictionnaire biographique (Paris, Service Historique de la Marine, 1990).
- [51] Christopher Andrew, Secret Service. The Making of the British Intelligence Community (Londres, Heinemann, 1985), p. 137.