Les pénétrations du bloc de l’Est au Vatican
Gérald ARBOIT
Après 1928, à mesure que Staline s’enfermait dans un délire paranoïaque alimentant la thèse du complot1 , le Saint-Siège était devenu un objectif des services de renseignement soviétique, au même titre que la Grande-Bretagne et la France. Avec la Guerre froide, les prises de positions anticommunistes de l’Eglise catholique la hissèrent au rang d’ennemi idéologique. Toutefois, ainsi que le constatèrent au moment de la Seconde Guerre mondiale les diplomates accrédités à Rome, et avec eux les agents de l’Office of Strategic Services (OSS), il était pratiquement impossible d’obtenir quelque information que se fut d’un clerc de la Curie romaine, même quand ceux-ci étaient de nationalité américaine ou britannique2 . Ou alors prendre le risque d’être abusé par des affabulateurs. Après la libération de Rome, le 6 juin 1944, les services américains se firent ainsi escroquer par Virgilio Scattolini qui, profitant des faibles connaissances dont disposait l’OSS sur ce qui se passait dans la Cité du Vatican, fabriquait allègrement toute sorte d’informations3 . Un peu comme dans Le tailleur de Panama4 , pour l’après-guerre froide, la Rome de l’après-fascisme laissait penser que tout était possible. Le seul pouvoir qui restait un tant soit peu debout était le Saint-Siège et la fascination pour ce monde secret restait intacte. Les analystes de l’OSS n’étaient nourris d’aucune expérience ; ils manquaient tout simplement des bases nécessaires pour en évaluer l’intérêt ou l’authenticité. Aussi se montraient-ils crédules, au point de croire jusqu’à la prochaine construction d’un… terrain d’aviation dans les jardins du Vatican ! Cela dit, l’imaginatif escroc était un artiste que les Américains s’empressèrent de retourner une fois démasqué : désormais, il vendrait ses rapports fantaisistes sur le Vatican au… Parti communiste italien.
Dans le climat de Guerre froide qui s’établissait, les Soviétiques manquaient tout aussi cruellement d’informations. La question de Staline : « Le Vatican, combien de divisions ? » ne se voulait pas seulement une affirmation, mais elle contenait surtout une grande part d’incertitude sur la puissance pontificale. Depuis la création du collège Russicum, le 15 août 1929, afin de préparer des prêtres à un futur travail missionnaire en Union soviétique, les services soviétiques avaient cherché à percer les mystères du Saint-Siège. Dans les années 1930, ils avaient tenté de recruter des agents autour de la Place Saint-Pierre, rencontrant bien des difficultés tant les sympathisants potentiels du communisme étaient peu nombreux dans les sphères ecclésiastiques. Ils parvinrent cependant à convaincre de rares personnes de leur livrer des documents : Alexander Deubner5 , Eduardo Prettner-Cippico6 et Alexander Kurtna7 .
Le pontificat de Pie XII étant résolument déclaré contre toutes les formes d’athéisme, le communisme inclus, Moscou se livra aussi bien au recrutement d’agents, facilités par la conquête de nations catholiques, comme la Pologne et l’Allemagne — même si les parties les plus catholiques ne se situaient évidemment pas à l’Est —, qu’à des opérations d’information et d’élimination. Les archives n’ont encore pas livré leurs secrets, mais la polémique sur les silences de Pie XII et l’implication des Bulgares dans la tentative d’assassinat de Jean-Paul II trouvent bien leurs origines dans les bureaux de la place Djerzinski. Dans l’immédiat après-guerre, les services soviétiques purent compter sur les services d’un agent infiltré en 1936 dans la Compagnie de Jésus, sur ordre du Partito Comunista Italiano . Après un passage par le Russicum, il avait intégré pendant le second conflit mondial la Secrétairerie d’Etat et était devenu l’adjoint du substitut, Mgr Giovanni Batista Montini. Le nombre d’arrestations de prêtres envoyés clandestinement dès leur passage derrière le rideau de fer suscita l’inquiétude d’une intrusion au Vatican. Le cardinal Eugène Tisserant, dont les accointances avec les services français, et notamment ses contacts avec le directeur de la Surveillance du territoire (DST), Roger Wybot, étaient connues, fut sollicité. Depuis la libération, un agent du contre-espionnage français, Jacques de Pressac, était présent à ses côtés8 . Un soir d’avril 1952, il surprit Tondi en train d’ouvrir la chambre forte de Mgr Montini9 . Le 25 avril, le jésuite annonçait, au monde stupéfait, sa conversion au… communisme. Dans les années 1960, le KGB avait infiltré au Russicum deux agents (Petrov et Rogulin), deux autres à la Pontificia Università Gregoriana (Antanas et Vidmantis). Quatre autres clercs travaillaient au Vatican (Apostol, Rass, Sluga et Saul), tandis que deux prélats lithuaniens avaient atteint le rang épiscopal10 .
Le 23 octobre 1998, Markus Wolf, le dernier chef historique de la police secrète est-allemande, la Stasi, qui vivait en liberté des droits d’auteur que lui rapportaient ses livres, de souvenirs et de cuisine, déclarait qu’il avait entretenu pendant des années un agent dans l’entourage du Cardinal secrétaire d’Etat de Jean-Paul II, Agostino Casaroli, mort quatre mois plus tôt11 . Il y travaillait comme « scientifique ». Ces propos télévisés à l’occasion du vingtième anniversaire du pontificat de Jean-Paul II furent bien entendu commenté dans la communauté allemande de Rome. Il lui avait été facile de reconnaître derrière les propos du maître espion le bénédictin Eugen Brammertz, employé à l’édition allemande de l’Osservatore Romano de 1981 à son décès six ans plus tard, à l’âge de soixante et onze ans. L’information avait percé après la réunification allemande, le 4 novembre 1989.
Le frère Brammertz avait été recruté dès 1960 et avait entamé sa carrière romaine quinze ans plus tard12 . Il aurait été en contact avec un certain Antonius , identifié comme un journaliste de la Katholische Nachrichten-Agentur, à Rome, qui avait rejoint Wiesbaden où il était devenu une personnalité de la CDU, Alfons Waschbüsch. Le recrutement de ce dernier avait eu lieu en 1968, mais n’avait été activé qu’en mai 1976. Les dernières fiches du Ministeriums für Staatssicherheit intervenaient en 1987, avec la mort de Lichtblick. Un site italien, qui fit ses affaires avec la crédulité de chacun dans un almanacco dei misteri d’Italia, inclut le frère Brammertz dans l’enlèvement de la jeune Emanuela Orlandi, le 22 juin 1983 vers dix-neuf heures13 . Le bénédictin rencontrait en effet le correspondant de la chaîne ARD, Hans Jakob Stehle, à la rédaction étrangère de l’Osservatore Romano, qui faisait face à la petite cour qu’empruntait la jeune fille. Le site précise que, dans leurs contacts téléphoniques avec la Secrétairerie d’Etat, les ravisseurs étaient au fait de qui entrait et sortait de la cité du Vatican. Alo ïs Estermann, entré à la Garde suisse en 1981, avant d’en devenir son chef dix-sept ans plus tard, aurait disposé d’un dossier à ce sujet. Bien sûr, il aurait été dérobé après son assassinat, le 4 mai 1998…
Peu après sa mort tragique, Aloïs Estermann fut l’objet de révélations dans la presse, notamment le très sérieux journal allemand Berliner Kurier du 8 mai 1998. Lui aussi aurait été recruté par la Stasi en 1979, à l’initiative de son chef, sous le pseudonyme de Werder. Bien que cette allégation ait été démentie par Markus Wolf lui-même, l’amiral Fulvio Martini, responsable du contre-espionnage italien de 1984 à 1990, confirme cette information, laissant entendre qu’Estermann était bien un agent de l’étranger, sans doute des ex-services est-allemands14 . Le rideau de fumée laisse apparaître que le garde du corps du Saint-Père le 13 mai 1981 ne faisait pas l’unanimité. Soupçonné d’avoir trempé dans des affaires peu claires, la Conférence des évêques suisses, dont l’avis est nécessaire pour la nomination du chef de la garde suisse, s’était montrée rétive lors de la promotion d’Estermann.
Trois semaines après le décès de Jean-Paul II et l’apaisement de la ferveur populaire suite à l’élection de Benoît XVI, l’Institut polonais de la mémoire nationale a fait apparaître un nouvel agent communiste au Vatican, un dominicain de soixante-neuf ans, le père Konrad Stanislaw Hejmo, directeur de la Maison du pèlerin polonais à Rome, Corda Cordi. Ce familier du cardinal Karol Wojtyla avait été envoyé dans la Cité éternelle en 1979 par le primat de Pologne, Mgr Stefan Wyszynski, afin d’organiser l’aide aux immigrés polonais. Selon Leon Kieres, président de l’Institut de la mémoire nationale, les dossiers du père Hejmo comprennent sept cents pages de transcriptions d’enregistrements audio et portent sur sa collaboration avec la Sluzba Bezpieczenstwa dans les années 1980 « et avant ». Il utilisait les pseudonymes Hejnal et Dominik, D’autres mouchards des services de sécurité communistes sont depuis apparus dans le proche entourage ecclésiastique de Karol Wojtyla. Contacté le 27 avril 2005 au téléphone par la télévision publique polonaise TVP, le père Hejmo avait rejeté ces accusations. « C’est complètement absurde », avait-il déclaré, tout en confirmant avoir été « sollicité » par la Sluzba Bezpieczenstwa à l’époque communiste, comme « tous les prêtres » en Pologne. « Tout prêtre avait forcément son tuteur », a-t-il ajouté. Il avait indiqué qu’il transmettait bien des informations de Rome, mais « pour le primat de Pologne ». Il n’excluait pas qu’elles aient pu être enregistrées à son insu15 .
L’accusation touchait une nouvelle fois un personnage connu des journalistes au Vatican. Avec sa haute silhouette et son habit blanc de dominicain, ce responsable de la Maison du pèlerin polonais de la via Pfeiffer traversait la toute proche place Saint-Pierre avec des groupes de pèlerins plusieurs fois par jour. S’il lui arrivait souvent d’être vu près du pape, au point d’avoir démenti sa mort, le 1 er avril dernier, et déclaré qu’il se préparait en paix, il n’était pas employé du Vatican et n’avait pas accès à des dossiers secrets. Néanmoins, « il avait accès aux plus proches collaborateurs de Jean Paul II », déclara sur TV24 son correspondant à Rome, Jacek Palasinski. Interrogé par l’AFP, Mgr Tadeusz Pieronek, membre de l’épiscopat polonais, qualifiait l’information de « grande surprise ». « Il ne faut pas oublier que ce système [communiste] était sans pitié. Il est facile de condamner, mais ce système avait tout le monde dans ses tenailles », soulignait-il. Selon lui, ce n’est toutefois « pas le moment pour ce genre d’informations, après tout ce que nous avons vécu avec la mort du pape ».
Qu’il ne s’agisse que d’un rideau de fumée ou d’une réalité, ces accusations distillées par la presse posent un problème. L’ouverture totale des archives des polices politiques des anciens pays du Bloc soviétique est le serpent de mer de la vie politique de ces pays depuis l’effondrement des régimes communistes. Le débat fait périodiquement rage, à la veille d’échéances électorales le plus souvent. Il s’agit à chaque fois de vérifier le passé de quelques-uns, responsables politiques ou figures médiatiques. C’est particulièrement vrai pour Estermann et Hejmo. En Pologne, la polémique touche tout le monde depuis la parution, début février 2005 sur Internet, d’une liste de 162 000 noms de personnes liées à l’ancienne police politique. Le problème est que cette liste mélange dans le même opprobre les collaborateurs et leurs victimes sans pouvoir les discerner. Et derrière les questions historiques légitimes se cachent des arrière-pensées politiques moins reluisantes.
- 1 Christopher Andrew, Oleg Gordievsky, Le KGB dans le monde 1917-1990 (Paris, Fayard, 1990), pp. 124-126.
- 2 National archives and Record Administration (College Park, MD), Record Groupe 59, State Departement, 1068, Personal Representative of the President to Pope Pius XII, box 17, Political-General, note de William McFadden du 5 décembre 1947 et box 19, Memoranda-Confidential, note de John-Graham Parsons du 22 mai 1948.
- 3 Robert Graham, « Il vaticanista falsario : l’incredibile successo di Virgilio Scattolini », Civiltà Cattolica, t. III, n° 2958, 15 septembre 1973, pp. 467-478 et David Alvarez, Les espions du Vatican. Espionnage et intrigues de Napoléon à la Shoah (Paris, Nouveau monde, 2006), pp. 353-358.
- 4 John Le Carré (Paris, Seuil, 1997).
- 5 Un ancien séminariste apostat, devenu prêtre grâce au soutien du Métropolite catholique de rite oriental André Cheptitzky, sur lequel l’Obiédinionnoïe Gossoudarstvénnoïe Polititecheskoié Oupravlénié (OGPU) faisait pression en retenant son père ; ce dernier était pourtant le frère d’un responsable du régime communiste et un neveu de Cara Zetkin, députée du Kommunistische Partei Deutschlands. Il était un collaborateur direct de Mgr Michel d’Herbigny, Président de l’Institut pontifical oriental (1922), puis de la Commission pontificale Pro Russia (1930). La découverte de la traîtrise de son protégé entraîna sa disgrâce [Paul Lesourd, Entre Rome et Moscou. Le jésuite clandestin. Mgr Michel d’Herbigny (Paris, Lethielleux, 1976), Hansjakob Stehle, Eastern Politics of the Vatican 1917-1979 (Athens, Ohio University Press, 1981), pp. 142-164, Antoine Wenger, Catholiques en Russie d’après les archives du KGB, 1920-1960 (Paris, Desclée de Brouwer, 1998), pp. 172-173 et David Alvarez, op. cit., pp.214-219].
- 6 Ce jésuite était entré comme archiviste à la Commission pontificale Pro Russia sur la recommandation du père provincial de Frosinone, Carlo Miccinelli, mais contre l’avis de Mgr d’Herbigny, puis passé dans les mêmes fonctions à la 1 re section de la Secrétairerie d’Etat. Toujours à cours d’argent, il avait été réduit à l’état laïc en mars 1948 pour escroquerie. L’OGPU utilisa ce ressort pour le faire travailler pour Moscou dès son entrée en fonction, fin 1932. Il était traité après la Seconde Guerre mondiale par un représentant romain de la sécurité hongroise, Magyar Államrendőrség Államvédelmi Osztálya (AVO), James Bogye [« The Pope’s Mail », Time du 22 mars 1948, Paul Lesourd, op. cit., p. 149 et Hansjakob Stehle, « Der Italiener Eduardo Prettner-Cippico spionierte im Dienst von Moskau und Washington », Die Zeit, 40/1996, http://www.zeit.de/1996/40/Agent_im_Vatikan?page=all].
- 7 Cet ancien séminariste estonien avait été recruté par les services soviétiques après son renvoi du Russicum, lors d’un voyage à Tallinn et Moscou en septembre 1940 ; cette fois, ils utilisèrent la contrainte, lui laissant le choix du service qu’il accomplirait : militaire dans l’Armée rouge, d’espionnage à Rome. Au printemps 1941, contraint de compléter ses revenus (il travaillait comme traducteur à la Congrégation pour les Eglises orientales et la Secrétairerie d’Etat), il offrit ses services aux Allemands… Un véritable « agent double » [ Archivio Centrale dello Stato (Rome), Ministero dell’Interno, Direzione Generale Pubblica Sicurezza, Divisione affari generali e riservati, Archivio generale, A4, informazioni su persone, stranieri (spionaggio), busta 203, Alessandro Kurtna, divers documents février 1941-mai 1942 ; David Alvarez, op. cit., pp. 3218-325]
- 8 Le cardinal avait été affecté en 1917 comme lieutenant au 4 e bureau de l’état-major du détachement français de Palestine. Sa connaissance des langues orientales et de la région, où il avait étudié dix ans plus tôt, le fit passer au 2 e bureau et à la tête d’un peloton de spahis [ Roger Faligot, Jean Guisnel, Rémi Kauffer, Renaud Lecadre, Histoire secrète de la V e République (Paris, La Découverte, 2006), pp. 603-607].
- 9 Danièle et Pierre de Villemarest, Le KGB au cœur du Vatican (Paris, Editions de Paris, 2006). Cf. aussi interview d’Alighiero Tondi à Il Paese du 2 octobre 1954.
- 10 Christopher Andrew, Vasili Mitrokhin, The Mithrokhin Archive, I, The KGB Europe and the West (Londres, Allen Lane, 1999), pp. 613, 652 et 887n. 139.
- 11 Sur l’infiltration de l’Eglise catholique d’Allemagne de l’Est par la Stasi, cf. Bernd Schäfer,Staat und katholische Kirche in der DDR (Böhlau: 2. Auflage Köln/Weimar, 1999).
- 12 Bernd Schäfer, « Pater “Lichtblick” OSB und “Antonius” Waschbüsch : Endgültig enttarnt — Spione im Katholischen Kirchendienst », Kritischer Journalismus in der Kirche!, mars 2000, http://www.phil.uni-sb.de/projekte/imprimatur/ 2000/imp000102.html
- 13 www.almanaccodeimisteri.info/gladio2005.htm
- 14L’Express du 27 juin 2002.
- 15 D’autres ont depuis cet argument… Trente-neuf prêtres polonais, dont Mgr Stanislaw Wielgus, choisit en janvier 2007 par Benoît XVI pour être devenir archevêque de Cracovie, ont collaboré avec la police politique polonaise.