L’islam djihadiste pakistanais : racines historiques, courants idéologiques et groupes terroristes
Julie DESCARPENTRIE
C’est en 1747 qu’Ahmad Shah Durrani, un Pachtoune natif de Hérat, créa le premier royaume afghan souverain considéré comme l’Etat fondateur de l’Afghanistan moderne. Roi très aimé de ses sujets, il parvint à stabiliser les frontières et fonda le première entité politique pachtoune, mettant ainsi fin à plusieurs siècles de domination étrangère. Successivement désigné sous les noms d’« Aryana » de « Khorasan », puis d’ « Afghanistan » suite à la fondation de l’empire Durrani, ce pays d’Asie centrale a de tous temps été craint par ses voisins. Les Perses désignaient le pays de « Yaghestan », ce qui signifie « terre des rebelles » ou « royaume de l’insolence », désignant notamment l’insubordination de la population pachtoune.
Peuple fier dont les services peuvent être loués mais pas achetés, les Pachtounes sont réputés pour leur bravoure – réputation qui leur vient de l’application du code d’honneur appelé pachtounwali et qui, à l’image de la charia et de la nanawati1, fait figure de règles coutumières dont la légitimité est placée bien au-dessus des lois gouvernementales. Parce qu’ils habitent principalement dans les zones tribales du pays à la fontière de la Ligne Durand2, Kaboul dispose de peu de moyens pour contrôler ces populations qui, par conséquent, ne bénéficient d’aucune infrastructure et ne peuvent compter que sur les conseils tribaux, les tribunaux chariatiques et les notables (malik) corrompus pour les administrer ou rendre la justice. C’est dans ce contexte que les Pachtounes ont toujours témoigné une certaine méfiance à l’égard du pouvoir central. Aussi n’est-il pas étonnant de constater qu’au gré des luttes insurrectionnelles et anticoloniales, nombre d’entre eux ont fini par rejoindre les rangs des insurgés. Ralliement qui se fit néanmoins au prix de leur instrumentalisation successive par les services de renseignement pakistanais (ISI), les Arabes d’Al-Qaïda, les taliban et plus récemment, par Daech.
Un terreau favorable au processus de « talibanisation » des Pachtounes
Tracée en 1893 par les Britanniques avec l’accord du roi Abdur Rahman qui leur était inféodé, la Ligne Durand n’a cependant jamais été reconnue par les populations pachtounes qui, depuis cette date, se sont vu séparées de leurs congénères pakistanais situés de l’autre côté des montagnes de l’Hindu Khush et que l’on appelle Pathans. Bien qu’il ne s’agisse pas là d’une réelle frontière mais plutôt d’une bordure montagneuse délimitant des empires, le fait que le Pakistan l’ait officiellement reconnue en 1947 lors de l’accession à l’indépendance et la partition d’avec l’Inde, contrevient aux velléités des Afghans d’établir une unité territoriale fondée sur l’appartenance à l’ethnie pachtoune, au sein d’un Pachtounistan3 qui rognerait de fait le territoire pakistanais.
A l’époque du « Grand jeu4 », l’édification d’une telle délimitation territoriale s’expliquait alors par la volonté britannique de se constituer une réserve de violence située à la marge du territoire afghan afin de pouvoir repousser l’ennemi russe si celui-ci s’aventurait dans la zone tampon qui donnait alors accès à l’Empire britannique des Indes. Par conséquent, les agences du Pakistan actuel – telles que le Waziristan du Nord et du Sud, Bajaur, Orakzai, Kurram etc. – ont été créées dans l’objectif d’utiliser ces zones tribales en tant que base-arrière, laissant leurs habitants dans des conditions de vie arriérées. Encore aujourd’hui, les Federally Administered Tribal Areas (FATA) dans lesquelles vivent les Pathans demeurent une zone de non-droit dans laquelle l’armée n’a longtemps pas osé s’aventurer, délaissant ainsi cette région du Nord-Ouest du Pakistan à ses logiques tribales. De fait, les Pachtounes pakistanais restent un peuple guerrier qui refuse de se soumettre à l’autorité d’Islamabad et vit dans l’une des zones les plus déshéritées et les moins bien intégrées du Pakistan. On note ainsi que les FATA sont restées à l’écart de tout développement économique, favorisant ainsi assassinats, banditisme, trafics d’héroïne, luttes interethniques et interconfessionnelles, mais aussi terrorisme. Alors qu’elles abritent 3% de la population, celles-ci ne représentent que 1,5% du PNB et le taux d’alphabétisation n’y est que de 17% contre 44% à l’échelle du pays. Jugés incontrôlables en raison de leurs mœurs violentes, les Pachtounes y sont toujours régis par une loi liberticide remontant à 1901. Appelée Frontier Crimes Regulations, destinée à réprimer ces populations tribales insoumises.
C’est ainsi que les FATA – région semi-autonome placée sous l’autorité directe du président pakistanais mais dirigée de fait par un fonctionnaire appelé Political Agent – sont régentées à travers des dispositions législatives, juridiques et exécutives qui autorisent ce même Political Agent à punir les tribus comme il l’entend et à mettre en prison pour trois ans qui il veut, sans avoir à se justifier auprès de quiconque, pas même des représentants parlementaires. A cet effet, il dispose de sa propre milice composée de Khassadars ainsi que de Frontier Corps, et peut se baser sur l’article 247 de la Constitution pakistanaise qui stipule qu’aucun acte du Parlement ne s’applique dans les FATA, à moins d’un consentement du Président qui lui seul peut amender les lois et promulguer des ordonnances à destination des régions tribales. Ainsi, le parlement pakistanais ne peut jouer aucun rôle dans les affaires des FATA et ce, malgré la présence de représentants élus issus des tribus placés au sein du Parlement.
De telles dispositions anti-démocratiques s’expliquent par le poids de l’histoire et la tradition britannique que la politique de « diviser pour mieux régner» avait instituée dès 1893 avec l’édification de la Ligne Durand, mais aussi à travers plusieurs lois. Il s’agit pour l’essentiel de la Frontier Crimes Regulation Law (1867), de la Murderous Outrage Regulation (1877), du Ghazi Act (1877) et plus particulièrement de la Frontier Crimes Regulations (FCR, 1901) qui a pour caractéristique de nier l’application de trois droits fondamentaux aux habitants des FATA, ; à savoir le droit de faire appel, de disposer d’un avocat et de fournir des preuves de son innocence. Cette loi permet en outre l’application de punitions collectives en cas de crime commis et donne le pouvoir au gouvernement fédéral de se saisir des biens et terres des accusés sans qu’aucun tribunal ou disposition judiciaire n’intervienne pour juger de la légalité de ces décisions.
La violence qui règne dans ces zones tribales n’est pas sans avoir quelque intérêt pour l’Etat pakistanais car ces marges sont le théâtre d’un jeu de pouvoir entre Islamabad et Kaboul ; les Pachtounes étant utilisés tels des mercenaires de part et d’autre de la frontière. A cette fin, empêcher les services de l’Etat de moderniser les FATA semble faire partie d’une stratégie de radicalisation des populations. En effet, désireuses de sortir de leur confinement territorial et de lutter contre la pauvreté endémique, ces populations finissent par avoir recours aux pouvoirs islamistes afin de trouver une forme de justice. L’alliance de circonstance entre les Pathans et les taliban, loin d’apporter une forme de stabilité dans les FATA, en a fait une terre de djihad international avec le concours des services de renseignement pakistanais qui ont veillé à ériger une « diplomatie du désordre » afin de disposer des ces zones comme d’une plateforme du crime. C’est ainsi qu’Islamabad les a utilisées pour financer un certain nombre de politiques publiques. Ainsi en-a-t-il été le cas s’agissant des programmes de recherche nucléaire, ceux-ci ayant été subventionnés par les trafics de drogues. De même que la mainmise sur le trafic de narcotiques dans les années 70 a permis de financer la guerre contre les Soviétiques, ce sont encore les zones pachtounes qui ont servi de base arrière en matière de trafics d’armes lors de la répression menée par le gouvernement d’Islamabad envers l’Alliance du Nord, favorisant ainsi l’essor des madrasas deobandies et wahhabites.5
L’émergence de courants islamistes radicaux
Les Deobandis
Le deobandisme est une école de pensée revivaliste qui s’est constituée après la révolte des Cipayes6 en réaction à la colonisation britannique et à l’importation des valeurs occidentales. Officiellement fondée en 1867, cette académie religieuse traditionaliste favorable à une lecture littéraliste des textes s’est muée en un mouvement politique à travers le parti du Jamiat-i-Ulema-i-Islam (JUI), plus grand parti politique indien établi en 1945, au sein duquel les oulémas d’hier et d’aujourd’hui œuvrent à la radicalisation de la population. A l’instar des membres du réseau Haqqani qui se sont formés dans des madrasas d’obédience deobandie, le mollah Omar, paysan pauvre de Kandahar, a puisé son inspiration dans le deobandisme – ainsi que dans les écrits de Shah Waliullah7.
Opposés à la reconnaissance des frontières dessinées par les Britanniques afin d’établir une oumma universelle, les Deobandis ont érigé le djihad en obligation sacrée afin de défendre les musulmans opprimés à travers le monde. Mais, chassés d’Inde en 1947, ils ont été contraints de se réfugier à Lahore, dans la province du Penjab, où ils se sont organisés en diverses madrasas et ont exporté leur intolérance au Pakistan. C’est ainsi que lors de l’islamisation de la société pakistanaise encouragée par Zulfiqar Ali Bhutto (1973) et Zia-ul-Haq (1977) dans le contexte de la lutte antisoviétique puis de la Révolution iranienne de 1979, ces mêmes Deobandis ont été utilisés à des fins de mobilisation nationaliste et religieuse8. De leur instrumentalisation par le pouvoir pakistanais ainsi que par les pays du Golfe soucieux de contrecarrer l’influence du chiisme iranien dans la région, découla la « wahhabisation » des Deobandis – leur accointance idéologique avec le wahhabisme leur ayant valu de recevoir des fonds substantiels en provenance du Golfe. C’est ainsi que 65% des madrasas pakistanaises d’obédience deobandie servent toujours d’incubateurs pour la promotion d’un islam influencé par les écrits d’Ibn Taymiyya9 et d’Abd-el-Wahhab, et demeurent une source d’inspiration majeure pour les taliban afghans ainsi que pour les membres du Tablighi-Jamaat.10
Les Haqqani
Bien que le djihad du réseau Haqqani ait réellement émergé en 1973, date de l’accession au pouvoir d’Ali Bhutto, la lutte antibritannique des années 30 a été l’un des facteurs de l’émergence de ses premiers membres, formés dans des madrasas deobandies qui étaient alors dirigées par des prêtres soufis (pir) soucieux d’organiser la lutte contre le colonisateur. Principalement regroupés dans le Nord Waziristan, ils se distinguent des taliban dont la pratique de l’islam est, selon eux, jugée trop rigoriste. Néanmoins, leur volonté de ne pas se limiter au territoire afghan et de lancer un djihad global calqué sur le modèle d’Al-Qaïda afin de défendre les musulmans opprimés – que ce soit au Cachemire, en Israël ou en Russie – a trouvé un certain succès chez les taliban, mais également chez Al-Qaïda qui ont tous deux fini par collaborer avec eux.
Composés d’éléments « wahhabisés », fers de lance du djihad international – tels que Ben Laden et Abdullah Azzam11 – les membres du réseau Haqqani jouissent donc depuis toujours d’une certaine aura et l’attractivité de son fondateur, Jalaluddin Haqqani12, fut telle qu’il parvint à convaincre les Etats-Unis, les Emirats arabes unis, l’Arabie saoudite et l’Iran de le financer. Ayant servi de relais entre les premiers combattants arabes et les moudjahiddines afghans financés par l’ISI, la CIA et les services de renseignement saoudiens, les Haqqani se sont distingués par leur acharnement dans la lutte qu’ils ont toujours menée contre les ennemis de l’islam, ceci afin d’instaurer un Etat islamique afghan.
Groupe qui commit le plus d’attentats en Afghanistan dans les années 2000, Haqqani demeure proche des services pakistanais (ISI), c’est pourquoi il ne soutient pas les attaques menées par les taliban pakistanais du Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP13) contre Islamabad ; son action vise avant tout le gouvernement afghan qu’il a toujours combattu afin d’imposer son propre agenda. En outre, son réseau est fort utile aux officiers des services de renseignement pakistanais qui, soucieux de bénéficier d’une profondeur stratégique en Afghanistan afin de combattre l’ennemi indien, ont envoyé de nombreux moudjahidines se former dans les camps de Haqqani avec pour objectif d’exporter leur djihad au Cachemire indien. Encore aujourd’hui ce réseau constitue un relais indispensable pour le Pakistan dans la mesure où il permet au gouvernement d’avoir un accès direct aux taliban afin de négocier des trêves avec eux. Une telle connivence explique que l’ISI prévienne les membres du réseau Haqqani avant toute frappe de drones, et que le général Musharraf ait attendu 2014 pour lancer des offensives au Nord Waziristan, bastion des Haqqani. Encore convient-il d’indiquer que celles-ci visaient en premier lieu le TTP et non pas les Haqqani.
De concert avec la CIA et les services de renseignement saoudiens, l’ISI a instrumentalisé les éléments islamistes afghans tels qu’Abdul Sayyaf et le fameux Gulbuddin Hekmatyar, un Pachtoune afghan ultraviolent n’ayant pas d’attache tribale et en lutte contre l’Alliance du Nord menée par Massoud, lequel était alors soutenu par Moscou et Téhéran. Cosidérant que le Pakistan voyait dans l’instrumentalisation de ces fanatiques un moyen de lutter contre les Soviétiques, il lui servirent de cheval de Troie dans le cadre de sa politique afghane dont les principaux axes sont :
– empêcher le gouvernement de Kaboul de mettre en place un gouvernement qui ne serait pas favorable aux intérêts pakistanais ;
– lutter contre l’Alliance du Nord et les nationalistes pachtounes ainsi que contre toute volonté d’établir un Pachtounistan ;
– et enfin, gagner une profondeur stratégique dans le pays afin de lutter à la fois contre la présence indienne ainsi que contre les responsables politiques afghans favorables à l’Inde.
De ces multiples objectifs naquit l’intérêt que l’ISI porta au parti du Hezb-e-Islami de Gulbuddin Hekmatyar puis au réseau Haqqani, jugés seuls à même de reprendre Kaboul à l’Alliance du Nord. Néanmoins, suite aux défaites que ces derniers essuyèrent face à Massoud, l’ISI décida de jeter son dévolu sur les taliban auxquels les services de renseignement pakistanais présentèrent Ben Laden.
Les taliban
Egalement né dans les madrasas deobandies en 1994, le mouvement taliban s’est érigé en défenseur de l’unité afghane après que Gulbuddin Hekmatyar eût détruit Kaboul et laissé le pays en ruines. Soutenus par d’ex-soldats du parti Khalq – d’anciens marxistes convertis à l’islam radical -, les taliban ont en outre bénéficié d’un soutien surprenant, celui de Benazir Bhutto qui accepta d’opérer un rapprochement entre son parti le PPP et le JUI-F du mollah Fazlur Rahman qui abritait alors de nombreux « étudiants en théologie ». La dirigeante pakistanaise voyait dans cette nouvelle réserve de violence un intérêt stratégique. Dans un premier temps, elle et son mari, Asif Ali Zardari, les employèrent en tant que mercenaires afin qu’ils sécurisent les convois de leur entreprise familiale de coton en provenance du Turkménistan. Un tel procédé n’alla pas sans favoriser l’émergence et la légitimation de ces taliban. Endoctrinés dans les écoles coraniques (madrasas) et lourdement armés par l’ISI, ils devinrent donc les « proxies » d’Islamabad et servirent les nombreux intérêts du Pakistan en Afghanistan.14 Les taliban y trouvèrent également leur compte car, en plus d’obtenir le contrôle des deux tiers du pays, ils purent étendre à l’ensemble du territoire afghan la domination des Pachtounes – patrie des taliban – face aux autres ethnies afghanes.
De leur côté, les Etats-Unis ont également participé au financement des taliban dans l’objectif d’empêcher l’essor d’une possible alliance entre la Russie et la Chine à l’issue de laquelle les deux alliés auraient convenu de faire de l’Asie centrale leur pré-carré. En outre, il s’avère que dans le cadre du projet TAPI15, les pays du Groupe de Shanghai – aujourd’hui l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) – projetaient d’exploiter le gaz turkmène et de construire un gazoduc traversant l’Afghanistan, en collaboration avec le Tadjikistan, l’Afghanistan, le Pakistan et l’Inde. Afin de contrecarrer une telle alliance, les Américains mirent donc en branle un projet concurrent qui aboutit à la création d’un consortium regroupant le groupe américain UNOCAL et la compagnie saoudienne Saudi Oil Company Delta. C’est dans ce contexte que les Etats-Unis fournirent une aide financière aux taliban jusqu’en 1997, car ils voyaient dans cette milice religieuse, un allié leur permettant d’obtenir les droits de passage et les contrats liés à la construction de cet important pipeline qui relierait l’Asie centrale au Pakistan via le territoire afghan. A cet égard, la lobbyiste américaine, Robin Lynn Raphel – envoyée spéciale aux affaires « AfPak », en collaboration avec Richard Holbrooke, puis émissaire du général Musharraf – joua un grand rôle dans la tentative de légitimation du régime des taliban auprès du commandant Massoud. Cependant, les attentats à la bombe contre les ambassades américaines du Kenya et de Tanzanie en août 1998 par les hommes d’Oussama Ben Laden – protégés par le mollah Omar – conduisirent Washington à prendre ses distances avec les taliban.
Les « mauvais » et les « bons » terroristes
Contrairement aux forces occidentales qui parlent des taliban comme d’un même bloc, les Pakistanais font une distinction entre les bons et mauvais taliban, ainsi qu’entre les bons et mauvais terroristes.
Etant donné que l’ISI a toujours instrumentalisé les taliban afghans afin d’en faire ses « proxies », l’Establishment militaire pakistanais veille à ne pas mettre sur un même plan taliban et insurgés pakistanais. Les groupes terroristes qualifiés « d’ennemis » par le gouvernement d’Islamabad sont donc ceux qui ciblent les forces de l’ordre du pays, notamment depuis que le gouvernement Musharraf s’est lancé dans une lutte antiterroriste de grande ampleur sur injonction des Etats-Unis. L’effet de cette politique est que, depuis les incursions des militaires pakistanais dans les bastions talibans dans le Sud Waziristan en 2007, ils sont régulièrement visés, comme en témoigne l’attentat perpétré par le TTP en 2014 contre l’école militaire de Peshawar. A cela s’ajoute que, depuis la mort de leur leader, le mollah Hakimullah Mehsud, dans une frappe de drone, les taliban pakistanais se sont scindés en deux groupes : l’un – le TTP – reconnaissant l’autorité du nouveau chef des taliban, le mollah Fazlullah ; l’autre – le Jamat-Ul-Ahrar – qui a choisi de faire alliance avec Daech et de nommer Omar Khalid Khorasani à sa tête. Les objectifs du groupe Jamaat-ul-Ahrar sont à peu près les mêmes que ceux du Tehrik-e-Taliban Pakistan, soit : renverser le gouvernement pakistanais ; imposer un état islamique ; reprendre le contrôle de l’arme nucléaire et poursuivre le djihad au niveau mondial, ce qui fait d’eux une réelle menace.
A l’inverse, pour Islamabad, les « bons terroristes » sont les taliban afghans ainsi que ceux qui se sont donné pour mission de lutter contre les chiites – via le Lashkar-e-Jhangvi (LJ), créé en 199416 – ou de déloger l’ennemi indien du Jammu-et-Cachemire17. La répression des chiites remonte quant à elle, aux années 80. Soucieux d’utiliser les militants sunnites pour contrer la mobilisation chiite et contenir l’influence iranienne au Pakistan, le président Zia-ul-Haq soutint la création en 1985, du Sipah-e-Sahaba Pakistan (SSP, Armée des compagnons du Prophète) qui, en collaboration avec le LJ est responsable de nombreuses attaques anti-chiites. A cet égard, la présence de nombreux islamistes sunnites au sein du Conseil de défense pakistanais témoigne de la duplicité de l’Etat car ce conseil, appelé Difa-e-Pakistan Council, est un organe officiel conservateur regroupant une quarantaine de partis politiques et religieux ayant à cœur d’entraver les missions des forces occidentales en Afghanistan, de porter atteinte à l’Inde et d’encourager des actions violentes contre la minorité chiite du pays.
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En matière de lutte contre le terrorisme, il s’avère qu’en raison du double jeu des services de renseignement pakistanais et de l’aspect trop répressif de l’armée dans les bastions des terroristes depuis 2014, seul un juste renforcement des pouvoirs des polices provinciales permettrait de parer aux menaces actuelles car celles-ci seraient les mieux à même de faire du renseignement de proximité, d’écouter les revendications des populations, de surveiller les madrasas et de faire appliquer la loi.
Cependant, cette approche sécuritaire est encore très peu développée au Pakistan, pays dans lequel les instabilités politiques, les coups d’Etat, les logiques clientélistes et la lente autonomie de la Cour suprême ont longtemps favorisé un cycle de violence. En outre, le Plan d’action national lancé par le Premier ministre Nawaz Sharif en janvier 2015, afin de fermer les madrasas financées par le Golfe et de punir tout acte terroriste contre les minorités religieuses du pays, s’est révélé inefficace en raison du manque de coordination entre l’armée, les forces de l’ordre et les services de renseignement du pays. Il a également eu pour conséquence de crisper la société et de verser dans une frénésie sécuritaire qui a vu les autorités rétablir la peine de mort, étendre les pendaisons pour actes de terrorisme à toutes les autres formes de crime, et le Parlement amender la Constitution afin d’autoriser des tribunaux militaires à juger des civils pour terrorisme. Par conséquent, nombre de pendaisons ont été observées sans que l’on sache s’il s’agissait réellement de terroristes ni quels étaient les chefs d’accusation portés à leur encontre. Pour y remédier, une nouvelle Commission nationale des Droits de l’Homme chargée de promouvoir et de protéger les droits des accusés a été mise en place, mais elle n’a pas été habilitée à enquêter sur les allégations de violations imputables aux services de renseignement.
Quelques innovations ont néanmoins vu le jour grâce au Plan d’action national car d’après le ministère de l’Intérieur, près de 180 organisations religieuses ont été dissoutes en 2015, tandis qu’environ 10 000 personnes ont été arrêtées pour incitation à la haine intercommunautaire[18 . Rapport annuel 2015-2016 d’Amnesty International sur les violations des droits de l’homme au Pakistan. URL : https://www.amnesty.org/fr/countries/asia-and-the-pacific/pakistan/report-pakistan/]. A cela s’ajoutent les progrès initiés par la réforme constitutionnelle de 2010, connue sous le nom de 18e amendement, qui a permis d’accroitre les pouvoirs civils ainsi que ceux accordés aux provinces, et changé la procédure de nomination des juges de la Cour suprême qui doivent à présent être approuvés par un comité parlementaire. Cependant, malgré ces progrès, les minorités, mais aussi les forces de l’ordre et les juges, sont les cibles des talibans du TTP et du Jamat-ul-Ahrar d’Omar Khalid Khorasani qui réclament la stricte application de la charia au sein d’un califat. Enfin, il est à noter que l’une des difficultés majeures du pays est la généralisation de la corruption qui touche tous les services de l’Etat ; selon un sondage réalisé en 2013 par Transparency International, les Pakistanais estiment que la police est l’institution la plus touchée par le phénomène endémique de la corruption.
- Ayant le souci de défendre leur ethnie, les Pachtounes ont développé un code d’honneur apte à leur assurer la pérennité de leur identité grâce à un code coutumier et oral vieux de deux mille ans qui édicte les règles de vie auxquelles ils doivent se soumettre, ce qui en fait une sorte de norme juridique et pour la défense desquelles ils sont prêts à mourir. Ainsi, selon le pachtounwali, la bravoure et le courage sont érigés au rang de valeurs proches de celle de la loi du talion, ce qui fait que les Pachtounes ont de tout temps refusé d’être unifiés dans une nation ou de se soumettre à quiconque. C’est un peuple fier qui respecte la charia et les règles de l’honneur, de la vengeance, de la bravoure et de l’indépendance mais aussi de la famille, de l’hospitalité et de l’asile. La relation entre les taliban et Al-Qaïda s’explique en partie par le melmestia et le nanawati, codes du pachtounwali qui offrent asile à toute personne requérant de l’aide. ↩
- Cette ligne est l’actuelle frontière avec le Pakistan. Appelée « Ligne Durand », en référence au Britannique Sir Henry Mortimer Durand qui en conçu le tracé en 1893 afin d’isoler les tribus baloutches des tribus pachtounes. Elle court sur 2 640 kilomètres, en suivant, grosso modo, la ligne de crête des régions montagneuses qu’elle traverse. ↩
- L’idée de réunir les Pachtounes afghans et pakistanais au sein d’un Pachtounistan a fait partie de la rhétorique du président Daoud qui en avait fait sa priorité numéro une. Ce qu’il ne savait pas, c’est qu’il était instrumentalisé par les Soviétiques qui voyaient dans ce projet le moyen de déstabiliser l’Afghanistan. ↩
- Le Grand Jeu renvoie à la rivalité coloniale entre la Russie et le Royaume-Uni en Asie au XIXe siècle, qui a amené entre autres à la création de l’actuel Afghanistan, avec le Corridor du Wakhan, comme État tampon. ↩
- Laurent Gayer, « Le Pakistan : un Etat en formation dans un contexte de turbulences internes et externes », Annuaire Français de Relations Internationales, Vol. 5, 2004, pp. 395-416. ↩
- La révolte des cipayes est un soulèvement populaire qui a lieu en Inde en 1857 contre la Compagnie anglaise des Indes orientales. Il est également appelé Première guerre d’indépendance indienne ou rébellion indienne de 1857. ↩
- Figure majeure du XVIIIe siècle, ce théologien peut être considéré comme l’un des premiers islamistes sud-asiatiques car bien que soufi, il ne s’en est pas moins inspiré des thèses takfiristes d’Abd-el-Wahhab afin de mener son combat à la fois contre le syncrétisme religieux et tolérant de l’empereur moghol Akbar, les innovations au sein de l’islam et les envahisseurs britanniques. ↩
- Aussi faut-il indiquer qu’en 1979, date de l’invasion soviétique, les Pachtounes et Pathans étaient très présents au sein de la bureaucratie locale et de l’armée, mais l’islamisation de ces deux institutions par Zia-ul-Haq ainsi que l’élimination des malik corrompus par les taliban, donna lieu à l’émergence d’un nationalisme pachtoune lié à l’islam alors devenu un référent identitaire violent. ↩
- Ibn Taymiyya (né en 1263 à Harran en Turquie actuelle, mort en 1328 à Damas en Syrie), est un théologien et un juriconsulte musulman traditionaliste influent au sein du madhhab hanbalite. Se distinguant par son refus de tout ce qu’il considère comme innovation dans la pratique religieuse, rejetant tant Al-Ghazâlî qu’Ibn Arabî tout comme l’ensemble des philosophes, son radicalisme le fait incarcérer à plusieurs reprises par les autorités mameloukes de son époque et il trouve la mort en prison. ↩
- Cette association apolitique et revivaliste qui signifie « Association pour la prédication » est apparue en 1927, à Mewat, en Inde. Elle avait – et a toujours – pour objectif de réislamiser les musulmans du monde entier à travers un large réseau de missionnaires lesquels, sous couvert d’un vernis humanitaire, favorisent indirectement la radicalisation de jeunes musulmans jugés en déshérence ou déviants. Très présentes en Europe, les associations du Tabligh sont accusées d’être financées par l’Arabie saoudite et le Pakistan. D’après une étude réalisée par la DST en 2003, 80% des recrues européennes salafistes seraient passées par le Tabligh. ↩
- Abdullah Azzam est un religieux palestinien, décrit comme l’« imam du jihad » au sein du mouvement jihadiste en raison du rôle capital qu’il joua dans l’essor du « Mouvement de jihad mondial » né de la guerre d’Afghanistan. ↩
- Jalaluddin Haqqani est né à Paktia dans le nord. Il étudie à Darul Uloom Haqqania dans la North West Frontier Province (NWFP), un séminaire deobandi établi en 1947 près de Peshawar. Il s’agit d’une madrasa affiliée au JUI, un parti politique deobandi qui a su fédérer nombre de Pachtounes en provenance des zones tribales autonomistes pauvres, telles que le Waziristan, influencé notamment par les écrits de Sayyed Qutb introduits en Afghanistan par Yunus Khalis afin de lutter contre l’influence marxiste des Soviétiques et préserver la culture islamique traditionnelle. Ce n’est qu’en 1973, lorsque Daoud prend le pouvoir et promet d’établir le Pachtounistan, que les habitants de la NWFP le rejoignent et font défection du PPP, le parti d’Ali Bhutto. ↩
- Fondé en décembre 2007, le Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP) a fait allégeance à Al-Qaïda et est constitué d’une quarantaine de factions basées dans le nord-ouest du Pakistan dont l’objectif est le renversement du gouvernement pakistanais au profit d’un émirat. ↩
- Il s’agissait pour l’essentiel de combattre l’Alliance du Nord de Massoud jugée trop proche de l’Inde et de l’Iran, d’étendre son influence idéologique et militaire jusqu’aux portes des ex-républiques russes et du Nord de l’Iran, d’attribuer des sièges aux taliban au sein de l’assemblée provinciale du Baloutchistan afin qu’ils matent les sécessionnistes baloutches et enfin, d’exporter le djihad au Cachemire. ↩
- Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-India Pipeline. Il s’agit d’un projet qui remonte aux années 90 mais dont la construction, débutée en 2015 devrait être achevée en 2019. Il permettra ainsi de transporter le gaz naturel du Turkménistan à travers l’Afghanistan vers le Pakistan et l’Inde. ↩
- Le Lashkar-e-Jhangvi possède de nombreuses accointances avec les taliban, Al Qaeda, le Mouvement islamique d’Ouzbékistan etc. ↩
- Cette stratégie tend par exemple à légitimer les actions du groupe terroriste Jaish-e-Mohammad ou de Muhammad Saeed, tête pensante du Lashkar-e-Taiba soupçonné d’avoir perpétré de nombreux attentats en Inde, dont celui de 2008 contre l’hôtel Taj Mahal de Mumbai. ↩