L’implantation des barcelonnettes au Mexique (1821-1950) : un exemple d’intelligence économique avant la lettre
Éric DENÉCÉ
Parmi les différentes finalités de l'intelligence économique telles que définies, en 1994, par le Rapport Martre, il en est une qui concerne les actions collectives de conquête de marché. C'est celle-ci que nous souhaitons évoquer à travers ces lignes, car c'est celle pour laquelle nous disposons le moins d'illustration.
Pourtant, l'histoire de notre pays est riche d'expériences inédites. Mais, parce qu'elles ont eu lieu à des milliers de kilomètres de l'hexagone, hors du champ des préoccupations de notre politique étrangère, elles demeurent injustement méconnues. Tel est le cas de l'aventure des Barcelonnettes au Mexique.
Combien ont aujourd'hui connaissance cette extraordinaire expérience qui s'étendit sur près d'un siècle et demi ? Qui sait le rôle des Ubayens dans le développement industriel du Mexique ? Les descendants de ces aventuriers du Nouveau monde, les habitants de la vallée, voire quelques touristes s'intéressant à l'histoire de cette vallée des Alpes de Haute Provence. Mince bilan. L'épopée des Barcelonnettes au Mexique mérite pourtant d'être citée en exemple à de nombreux égards, notamment à une époque où la France est sans cesse confrontée aux défis de l'exportation, de l'internationalisation et de la compétition économique mondiale. Un tel épisode révèle que l'esprit français, lorsque certaines conditions sont réunies, n'a rien à envier, en matière de dynamisme, de goût du risque et d'esprit d'entreprise à ses voisins allemands ou britanniques, qui excellent traditionnellement en ces domaines. Surtout, à travers la qualité de l'organisation dont on fait preuve les Ubayens afin de s'implanter durablement sur une terre étrangère où la concurrence était vive, nous découvrons toutes les composantes de ce que nous appelons aujourd'hui une opération intelligence économique.
Après une description historique du phénomène d'émigration, nous essaierons de dégager les raisons qui l'ont rendu possible, mais aussi celles qui l'ont conduites à son terme.
Une émigration d'un caractère et d'une ampleur uniques
L'aventure des Barcelonnettes peut être segmentée en quatre périodes correspondant aux différentes phases de développement de la communauté ubayenne au Mexique : l'installation (1821-1860), l'expansion (1861-1876), l'âge d'or (1876-1914) et, à partir de cette dernière date, le déclin.
L'installation au Mexique (1821-1860)
Si l'on écarte les tentatives isolées de quelques individus ayant eu lieu à partir de 1812, c'est la date de 1821 qui marque l'installation des Barcelonnettes[1] au Mexique. Les premiers pionniers en provenance de la vallée de l'Ubaye furent les trois frères Arnaud, de la filature de soie de Jausiers. Ils partirent initialement pour la Louisiane, où existait une importante émigration française ; ils y devinrent petits fournisseurs de textile de l'armée américaine. Puis, ils allèrent s'établir à Mexico où ils fondèrent un premier magasin de tissu[2]. Transmettant la nouvelle de leur installation à leur vallée d'origine, ils furent peu à peu rejoints par quelques uns de leurs compatriotes.
C'est surtout à partir de 1845 que prit corps le mouvement d'émigration des Barcelonnettes. A compter de cette date, les départs à destination du Mexique s'intensifièrent[3]. S'aidant les uns les autres avec les petits moyens dont ils disposaient au cours de ces premières années, les arrivants suivirent en majorité l'exemple des frères Arnaud et firent "carrière" dans le commerce de la ropa (tissus, vêtements, linge de maison, etc.). Dans les premiers temps, les activités des Ubayens se partagèrent entre de simples magasins de détail, vendant des étoffes à bas prix, à la partie la plus inférieure de la population et le colportage à travers tout le pays[4], dans des conditions souvent très risquées en raison d'un banditisme endémique.
Ces premiers succès attirèrent de plus en plus de jeunes de la vallée de l'Ubaye, générant un véritable courant d'émigration dont l'ampleur était sans précédent. Le Mexique assista alors à l'éclosion de nouvelles enseignes barcelonnettes dans les villes les plus fréquentées par les Français : Mexico, Guadalajara, Puebla, Toluca, etc[5]. Mais les progrès de l'implantation française furent d'abord lents. Si en 1850, on dénombrait une dizaine de maisons de commerce de détail appartenant à des Barcelonnettes, en 1864, n'existaient encore que 18 magasins dans Mexico et 25 dans le reste du Mexique.
L'expansion (1861-1876)
Les Barcelonnettes bénéficièrent, durant les années 1860, d'un contexte politique qui servit leurs intérêts, leur permit de développer leurs activités et de prendre le contrôle d'un secteur commercial remarquable[6].
Ce fut en premier lieu de la guerre de Sécession (1861-1865) qui leur offrit de nouveaux débouchés. Le blocus des Etats sudistes, grands fournisseurs de coton – notamment la Louisiane, où les champs furent souvent laissés à l'abandon – réduisit rapidement la production américaine, faisant grimper les prix de la matière première[7]. Les Barcelonnettes saisirent immédiatement cette occasion inespérée de faire fortune et devinrent les fournisseurs de l'armée américaine, dont la demande en tissu ne faisait que croître. Au cours de cette même période, les événements internationaux allaient leur être une seconde fois favorables, avec l'arrivée au Mexique des troupes françaises de Napoléon III (1862-1867), venues défendre le trône de l'empereur Maximilien. Durant ces quelques années, les Barcelonnettes allaient être les pourvoyeurs de l'armée française grâce à laquelle ils firent d'énormes bénéfices, tout en restant politiquement neutres dans le conflit. De petits commerçants de détail, les Barcelonnettes se transformèrent donc en grossistes. Leur réputation de sérieux étant solidement établie, ils n'eurent aucune difficulté à obtenir des crédits auprès de leurs fournisseurs locaux[8].
Ainsi, cinquante ans après leur arrivée, l'empire commercial des Ubayens commençait à prendre forme : ils possédaient de nombreux magasins de détail (tissus pour vêtements, linge de corps, linge de maison, etc.), un réseau de représentants dans tout le pays, ainsi que des comptoirs d'achat (gros et demi-gros) en Europe avec d'importantes ramifications en France et en Angleterre. En effet, pour faciliter leurs achats, ils fondèrent rapidement, à Paris et à Manchester, des maisons de commissions. Cela leur imposa des allées et venues entre les deux continents et généra un besoin de main d'oeuvre supplémentaire, qu'ils n'hésitaient pas à aller recruter directement dans leur vallée d'origine.
Un facteur se révéla déterminant pour la consolidation de l'activité barcelonnette et de l'émigration en provenance des Basses Alpes : l'ouverture d'une ligne commerciale de paquebots entre St Nazaire et Vera Cruz en 1863, instaurée pour faciliter les relations croissantes de nos armées présentes au Mexique avec la métropole[9]. Cette liaison maritime ouvrit des possibilités nouvelles aux entrepreneurs barcelonnettes, lesquels commencèrent à s'approvisionner directement en Europe, délaissant rapidement leurs grossistes allemands, anglais et espagnols installés au Mexique[10].
L'éviction des sociétés allemandes
Après être venus à bout des puissantes maisons espagnoles, établies depuis des siècles dans chaque ville mexicaine, où elles étaient maîtresses du commerce de gros et de détail, les Barcelonnettes éliminèrent ensuite peu à peu les Almacenes, maisons de gros anglaises et allemandes[11].
La guerre de 1870 et la victoire allemande qui amputèrent la France de l'Alsace et de la Lorraine, ne firent qu'accélérer ce phénomène. Le triomphe brutal et insolent des Allemands du Mexique allait provoquer leur ruine. Nos compatriotes, pris d'une haine farouche contre les Prussiens décidèrent de rompre immédiatement toutes relations et de ne plus se fournir auprès d'eux, alors que ceux-ci étaient leurs fournisseurs privilégiés au Mexique. Ce boycott suivi par toute la colonie sans exception – témoignage d'une solidarité sans faille – aboutira à la ruine du commerce textile allemand. En 1870, on recensait 80 maisons d'importation allemandes au Mexique ; en 1889, les deux tiers avaient disparu ; la dernière fermera ses portes en 1892.
Ainsi, soixante-dix ans après l'arrivée de leurs premiers représentants, les Barcelonnettes, à force de luttes et d'efforts, étaient parvenus à se défaire de leurs rivaux et devenaient enfin les maîtres du terrain[12], contrôlant le secteur de l'industrie textile et de sa distribution dans tout le Mexique.
L'âge d'or (1876-1914)
L'élection à la présidence du Mexique de Porfiro Diaz (1876-1911) intervint au moment où les Barcelonnettes étaient parvenus à une grande maturité économique et disposaient des moyens qui allaient faire d'eux des industriels, ce à quoi ne semblaient nullement destinés ces anciens paysans[13]. Durant sa longue présidence, Porfiro Diaz, favorisa largement les investissements étrangers et manifesta "une volonté démesurée pour la France". Forts de cet appui, les Barcelonnettes se développèrent davantage, en créant les premiers "grands magasins".
La création des "grands magasins"
Au cours la dernière décennie du XIXe siècle, les magasins barcelonnettes, qui n'avaient jamais été des établissements luxueux – même s'il s'y brassait des millions – devinrent d'immenses espaces commerciaux[14].
En 1891, en plein coeur de Mexico, fut édifié un premier magasin de nouveautés baptisé El palacio de hierro. Il allait ouvrir la voie à de nombreuses et séduisantes réalisations architecturales métalliques, fidèlement copiées sur les modèles parisiens. Rapidement, le nombre de ces grands magasins – dont les noms évoquaient tantôt les capitales européennes (La ciudad de Paris, La ciudad de Londres), tantôt les grands ports (El puerto de Liverpool, El puerto de Veracruz) – se multiplièrent. Les Barcelonnettes étaient en train de réussir l'alliance de l'art et de l'industrie.
En 1890, on dénombrait au total 110 maisons de commerce – dont une trentaine de maisons de gros – et 70 magasins de nouveautés[15]. En 1897, il existait 132 établissements barcelonnettes au Mexique, dont 86 magasins de nouveautés. Plusieurs des maisons de gros faisaient des millions de chiffre d'affaires par an et disposaient d'un capital énorme[16].
L'ère des concentrations industrielles
Parallèlement à leur développement commercial, les Barcelonnettes s'orientèrent peu à peu à vers les activités industrielles. Dès 1885, pour lutter contre le monopole que commençaient à exercer certaines grosses maisons de commerce ubayennes dans le pays, quelques établissements de moindre importance se regroupèrent afin acheter la fabrique de Cerritos, près de Veracruz. A partir de 1889, le gouvernement mexicain obligea les sociétés implantées au Mexique à donner du travail à la population. Cela conduisit les Ubayens à développer localement des fabriques au lieu d'importer des marchandises d'Europe. Les affaires des Français ayant bien prospéré depuis leur arrivée au Mexique, leurs capitaux leur permirent d'acheter des métiers à tisser en Suisse, en Angleterre ou en France.
Ainsi, le groupe ayant acquis la fabrique de Cerritos s'associa à d'autres Barcelonnettes pour constituer la Compagnie industrielle d'Orizaba – société anonyme connue plus tard sous le sigle de CIDOSA – qui emploiera jusqu'à 10 000 ouvriers[17] et dont les installations industrielles couvraient une superficie de 50 000 m2. Dans les années qui suivirent virent à leur tour le jour d'autres sociétés industrielles : la Fabrique de Rio Blanco, la Compagnie industrielle veracruzana, la Francia maritima SA et la plus importante, la société Robert & Cia succ. SA. Certaines sociétés possédaient deux à huit fabriques de cotonnades, lainages, fil à tricoter de laine ou de coton et vendaient directement leur production.
Sous leur impulsion, l'industrie textile prit un essor remarquable. Elle se mit à utiliser des techniques modernes, fit appel à des machines très perfectionnées importées d'Europe et à l'utilisation de l'électricité dès le début du XXe siècle[18]. Leur réussite fut telle que certaines de ces sociétés virent leurs actions cotées en bourse à Mexico, Paris ou Genève, à l'exemple de la Compagnie industrielle de Atlixco, grande filature de coton créée en 1897, ou de celle de San Ildefonso, principale manufacture de tissus de laine fondée en 1895.
Même si l'essentiel de l'activité industrielle des Ubayens demeurait concentrée dans le secteur textile, quelques diversifications eurent lieu : la fonderie de fer et d'acier de Monterrey, la Brasserie Moctezuma, à Orizaba, la mine d'or et d'argent Dos Estrellas, située entre l'Etat de Mexico et celui du Michoacan, furent également créées par des Barcelonnettes ou attirèrent leurs capitaux.
Le développement des activités financières
Après le commerce et l'industrie, les Barcelonnettes allaient étendre leur empire économique dans un domaine jusqu'à lors inexploré par eux, le secteur financier. Les activités barcelonnettes concernaient aussi bien les banques que les sociétés financières. Les premières furent le levier de la colonie pour peser sur l'Etat mexicain ; les secondes permirent la constitution de l'empire textile. Elles furent aussi les caisses d'investissement privilégiées de la colonie[19].
En 1881, Edouard Noetzlin, Président de la banque franco-égyptienne obtint une concession bancaire et créa le Banco Nacional Mexicano, vite transformé en Banco nacional de Mexico, par fusion, en 1884, avec le Mercantil Agricola Hipotecario. Les fonds étaient français – provenant de métropole ou de la colonie mexicaine – mexicains et espagnol. En 1910, 70% du capital était aux mains de nos compatriotes. Puis, en 1898, la Société financière pour l'industrie au Mexique fut fondée par le Barcelonnette Jean Signoret[20]. Enfin, Joseph Signoret, président de la compagnie minière Dos Estrellas, devint président des conseils d'administration du Banco de Londres y Mexico – créé en 1864 – où figureront plusieurs autres grands patrons barcelonnettes. A partir de 1900 les capitaux français y furent prépondérants. Les Ubayens prirent également une part active dans la direction de la Banque centrale du Mexique. La signature de plusieurs Barcelonnettes et de leurs descendants se trouva ainsi apposée au bas des billets de banque mexicains, jusque dans les années 1950 (?).
Le déclin (1914 -1950)
Phénomène inverse de celui des années 1860, la décennie 1910 allait voir la conjonction d'événements politiques néfastes à la communauté française du Mexique.
En 1911 eut lieu la chute de Porfiro Diaz. Le pays entra alors peu à peu dans une période d'anarchie, de violence et de désorganisation interne, se traduisant par des grèves importantes et le sabotage des voies de communication et des appareils de production. Cela conduisit à la récession économique de certaines parties du pays. La révolution mexicaine qui s'ensuivit sera longue (1913-1920) et les entreprises des Barcelonnettes en subirent l'influence de plein fouet, certaines étant poussées à la ruine et à la faillite.
Puis ce fut le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Dès la déclaration de guerre, d'un seul élan, tous les Français du Mexique en âge de porter les armes se présentèrent au consulat, sans y être contraints, pour venir combattre en France. Le premier jour, ils furent près de 1 500 à vouloir prendre le bateau, alors qu'il n'y avait que 340 places sur le seul paquebot appareillant quatre jours plus tard[21]. Près d'un tiers des Barcelonnettes résidant au Mexique, principalement des jeunes, partirent pour le front. Trois cents d'entre eux tombèrent au champ d'honneur, ainsi qu'une dizaine de citoyens mexicains, engagés volontaires[22]. Cela provoqua une pénurie de main d'oeuvre qualifiée et réduisit l'importance de la communauté, d'autant qu'en raison de la récession des années 1910, l'émigration s'était lentement tarie car les entreprises Barcelonnettes n'étaient plus demandeurs de main-d'oeuvre[23].
Ainsi, lentement, l'âge d'or des Barcelonnettes s'estompa. La communauté ne retrouvera jamais son dynamisme d'antan, même si quelques sursauts eurent lieu, en 1930 et 1945. La période de l'entre-deux guerres fut à son tour marquée par ce que l'on a appelé "l'autoritarisme mexicain", lequel, en raison de sa politique d'expropriation et de nationalisation de nombreuses entreprises étrangères, accentua le déclin de l'empire industriel et financier de la colonie française. Dès lors s'amorça irrémédiablement la fin du rêve mexicain dans la vallée de l'Ubaye. Au seuil des années 1950, l'émigration se tarit définitivement et l'aventure des Barcelonnettes n'allait plus tarder à prendre fin. Certes, la Compagnie industrielle d'Orizaba produisait encore, en 1948, 60 millions de mètres de tissu par an et la société Robert & Cia succ. SA comptait 8 fabriques en 1960. Mais elles allaient disparaître, comme la plupart des sociétés barcelonnettes, au début des années 1970[24].
Il n'en demeure pas moins que l'aventure singulière de la communauté alpine en terre mexicaine connut, pendant plus d'un siècle, une réussite extraordinaire. L'évolution économique des Barcelonnettes au Mexique permet d'observer une communauté dynamique, entreprenante et organisée, qui a évolué du commerce de détail vers le commerce de gros, puis vers l'industrie et enfin la finance[25]. Une telle réussite ne cesse de surprendre et ne peut laisser l'observateur indifférent. C'est pourquoi il est essentiel de dégager les raisons du succès de cette expérience unique dans l'histoire française.
Les facteurs-clés du succès des Barcelonnettes
Pourquoi, dans la première moitié du XIXe siècle, des habitants d'une vallée perdue des Alpes sont-ils partis pour le Mexique, y ont fait des affaires fructueuses, y ont attiré un grand nombre de leur compatriotes et ont constitué localement une communauté prospère et puissante, véritable empire économique, associant industrie, grand commerce et banque ? Qu'est-ce qui préparait ces Alpins à un tel voyage et à une telle efficacité ?
Les éléments qui permettent de mieux comprendre la réussite de l'expatriation ubayenne au Mexique relèvent de plusieurs domaines : des traditions de diversification économique et d'émigration saisonnière anciennes, une scolarisation poussée et une solidarité exemplaire, ayant donné lieu à une organisation socio-économique efficace en terre étrangère. Ces phénomènes apparaissent comme spécifiques à la vallée des Basses Alpes, même si elle n'en a pas l'exclusivité.
Des traditions de diversification économique et d'émigration saisonnière anciennes
Confrontés pendant des siècles à une nature rude, les montagnards des Basses Alpes durent, pour survivre, adopter une organisation économique cyclique tout à fait originale.
La moitié de l'année était consacrée aux activités de type "montagnard" : culture, abattage du bois, récoltes, transhumance, etc. Le long et rigoureux hiver n'offrant aucune possibilité d'activité extérieure, les valéians développèrent peu à peu des activités saisonnières d'intérieur. Dès le XVIIe siècle, la sériciculture s'implanta dans la vallée de l'Ubaye. Pendant que femmes et enfants restaient à tisser la laine et le chanvre, ou à filer la soie, les hommes prirent progressivement l'habitude de quitter leur famille pour trouver d'autres sources de revenus : ils se firent colporteurs, voire instituteurs ou bergers transhumants. Certains textes du XIVe siècle évoquent déjà ces "porteballes" qui parcouraient les chemins durant de longs mois. Dans leurs bagages, on trouvait un ensemble hétéroclite d'objets fabriqués par toute la famille, durant les veillées et les journées où toute activité à l'extérieur était impossible[26].
Ces déplacements hivernaux menèrent les valéians en premier lieu vers la Provence, le Dauphiné, la vallée du Rhône et le Piémont (Turin), et au-delà dans toute la France et même à l'étranger. Nous trouvons des traces de leur passage en Belgique, aux Pays-Bas, au Danemark, en Allemagne, au fin fond de l'Espagne et même en Russie[27]. Les habitants de Fours d'Enchastrayes et d'Uvernet parcoururent principalement la Bourgogne, les Flandres, la Belgique, la Hollande et le Luxembourg. Ceux des cantons de St Paul et de Jausiers sillonnèrent surtout la Bourgogne et la ville de Lyon.
Ce phénomène des migrations saisonnières créa chez ces hommes, qui à l'origine les pratiquèrent par nécessité, un état d'esprit tout à fait original[28]. A travers ces pérégrinations qui les conduisaient de plus en plus loin de leur vallée, les colporteurs s'enrichirent de connaissances nouvelles, qui accentuèrent chez eux le goût du voyage, lequel se transmettait de génération en génération, à travers les récits des aînés. Toutefois, ce penchant pour l'aventure était indissociable du désir de retour au foyer et les paysans se retrouvaient tous au printemps pour cultiver les terres et pousser le défrichement de la vallée jusqu'aux limites de la végétation[29].
Cependant, obligés de prospecter de plus en plus loin, certains porteballes, égarés à des centaines de kilomètres de chez eux, avaient de plus en plus de mal à y retourner à chaque printemps. Quelques uns se fixèrent en route et y firent souche. Il n'y avait qu'à consulter, dans les années 1890, les annuaires de Bruges, de Bréda, d'Amsterdam, de Dijon ou de Lyon pour retrouver dans les hauts rangs du commerce local les noms des habitants de l'Ubaye[30].
Mais peu à peu la manufacture à domicile des draps grossiers disparut devant la concurrence des fabriques et le développement du luxe qui poussaient aux draps plus fins. Petit à petit, les filatures et les métiers à tisser de la vallée fermèrent, pour disparaître totalement au début des années 1860. C'est pour cette raison que les frères Arnaud furent obligés de renoncer à leur petite entreprise familiale, dès 1821[31].
Il est essentiel d'insister sur ces traditions de production du textile et de colportage fort anciennes. Sans elles, l'émigration américaine serait incompréhensible. Après les Flandres – fréquentées dès le XVIIe siècle – et la mer des Caraïbes – approchée au XVIIIe – le Mexique, libéré de la tutelle espagnole, devint pour les Barcelonnettes une nouvelle terre de colportage où ils allaient exercer leur double savoir-faire commercial et technique dans les métiers de la laine et de la soie.
Un phénomène qui n'est pas propre à la vallée de Barcelonnette
L'expatriation vers le Nouveau monde n'est pas une spécificité des paysans de la vallée de Barcelonnette. Les habitants du Queyras connurent eux aussi une émigration importante en direction de la Californie, de l'Argentine et du Brésil. En 1835, trois colporteurs partirent d'Aiguilles en Queyras dans les Hautes-Alpes, vers le Brésil où ils organisèrent le commerce de nouveautés et de soieries, associé à la vente de parapluies, domaines dans lequel ils s'étaient spécialisés. A leur suite partirent d'autres habitants d'Aiguilles. Peu à peu, ces migrants étendront leurs affaires à toute l'Amérique du Sud où ils exploiteront une quarantaine de firmes en 1884. Vers 1850, ce sont des paysans du Champsaur qui émigrent vers l'Ouest américain où ils s'embauchent comme chefs-bergers et où ils vont attirer plus d'un millier des leurs entre 1885 et 1908[32]. Mais le dépeuplement des vallées alpines en hommes jeunes, capables d'assurer les travaux des champs, entraîna une immigration piémontaise à la fin du XIXe siècle ce qui finit par ralentir les départs[33].
L'émigration française vers le Mexique ne fut pas davantage une exclusivité des Ubayens, même s'ils en furent les pionniers. Participèrent aussi à cette aventure les habitants de la vallée de Seyne, de Digne, du pays de Forcalquier, du canton des Mées et surtout, beaucoup de Basques[34]. En effet, en même temps qu'un courant d'émigration s'établissait entre la vallée de l'Ubaye et le Mexique, un flux semblable partait de la partie française du pays basque. Ainsi, dans les années 1850, la grande masse des ressortissants français au Mexique étaient basques, les valéians n'étant qu'un nombre dérisoire[35] aux côtés de Gascons, de Bourguignons et de Francs-Comtois. Sur place, rapidement, Pyrénéens et Alpins s'associèrent. Dès lors, tous les Français commerçants en nouveautés, commencèrent à porter le nom générique de Barcelonnettes.
Les réseaux français au Mexique sous le Premier Empire
Le Mexique n'était pas terra incognitae, il était beaucoup mieux connu des Français que ne l'imaginent nos contemporains. En effet, pendant son règne, Napoléon Ier ne limita pas son action à l'Europe ou à l'Egypte, mais l'étendit à l'Amérique. Après avoir placé, en 1808, son frère Joseph sur le trône d'Espagne, il espéra un moment s'approprier l'Amérique latine que gouvernaient des vice-rois espagnols. Ceux-ci ayant refusé de reconnaître Joseph, il tenta de dresser contre eux Créoles et Indiens. Il mit en place dans ce but, avec la bienveillance des Etats-Unis, un réseau de renseignement et d'agitation politique qui fonctionna à partir de 1809. Son chef, un certain José Desmolard, recruta de nombreux agents français qui, sous couverture des professions de commerçant, marin ou cuisinier – et dotés de passeports américains – opérèrent à partir de Mexico, de La Nouvelle Orléans et de la Californie. Desmolard n'ayant obtenu que des résultats médiocres, il fut remplacé par Jacques Athanase d'Amblimont qui mena une lutte souterraine et acharnée contre Luis de Onis, le représentant de la junte espagnole en Amérique. D'Amblimont réussit une opération que l'on peut considérer comme un chef d'oeuvre d'action politique : le déclenchement de l'insurrection qui, en 1811, fut bien près de chasser les Espagnols du Mexique. Malgré l'échec de l'opération, les menées françaises se poursuivirent jusqu'en 1815, date à laquelle, avec la chute de l'Empire, elles cessèrent tout à fait[36].
De même, il ne faut pas négliger le rôle essentiel joué par la Louisiane dans l'émigration des Barcelonnettes vers le Mexique. C'est d'abord par cette vieille terre française en Amérique du Nord qu'ils découvriront le continent américain, avant de se rendre plus au sud. Elle servit notamment de base arrière pour l'implantation au Mexique des trois frères Arnaud. Elle fut également par la suite une terre d'accueil d'un nombre important de valéians qui y constituèrent des domaines agricoles plus que des entreprises commerciales[37].
Un niveau d'alphabétisation exceptionnel
Parmi les atouts à l'origine de la réussite des Barcelonnettes, il faut prendre en compte le niveau d'alphabétisation exceptionnel des cantons de la vallée de l'Ubaye. En 1848, 90% des hommes et des femmes du canton de Barcelonnette savaient lire et écrire, alors que dans les cantons voisins des Basses Alpes, ce taux atteignaient au mieux 40%, mais demeurait très fréquemment beaucoup plus faible. A la fin du XIXe siècle, l'enseignement des écoles primaires de la vallée donnait une large part à l'économie, la comptabilité, la physique et la chimie appliquées.
Le prodigieux développement des maisons barcelonnettes du Mexique – qui passèrent d'une centaine environ, vers 1890, à 220, vers 1911 – entraîna naturellement une demande sans cesse croissante de main-d'oeuvre que les entrepreneurs souhaitaient plus qualifiée. C'est ainsi que certains patrons envoyèrent leurs employés effectuer des stages dans les maisons de commission de Paris et de Manchester et qu'un poste de professeur d'Espagnol fut créé très tôt au lycée de Barcelonnette, afin que les candidats à l'émigration soient mieux préparés à leur arrivée en terre mexicaine[38]. Le bagage des jeunes ubayens quittant leur vallée ne se limitait donc pas à leur seul baluchon. Une solide scolarisation et les récits des aînés les avaient armés pour les voyages. A partir de la fin du XIXe siècle, quelques uns des plus riches Barcelonnettes expatriés, firent suivre à leurs enfants des études spéciales en France, suivies d'un stage en Angleterre, avant de les rappeler auprès d'eux au Mexique[39].
Une solidarité exemplaire
Hommes déterminés, prêts à tout affronter pour réussir, les Barcelonnettes, réinvestissaient aussitôt tout argent gagné – souvent au péril de leur vie – dans de petits commerces aussi modestes soient-ils, privilégiant toujours la distribution de la ropa et des tissus. Fidèles au principe de solidarité qui leur était coutumier, les valéians s'entraidaient dès qu'ils le pouvaient, pour gérer et maintenir l'empire qu'ils étaient en train d'édifier. Ils ne firent appel qu'à d'autres Barcelonnettes qu'ils impliquèrent souvent, à leur tour, dans les affaires, en les intéressant dès que le succès s'annonçait. Ces derniers, bien entendu, appliquaient les mêmes méthodes pour créer, à terme, leur propre commerce, où ils employèrent très vite d'autres compatriotes. Tous avaient, au départ, une chance de réussir, à la condition expresse de s'intégrer pleinement dans une organisation communautaire hors de laquelle aucune possibilité ne leur était offerte[40].
Car cette communauté avait ses règles : si parfois un employé se rebellait contre les heures de travail arbitraires ou la faiblesse de sa paie, il était immédiatement mis à la porte sans aucune indemnité. S'il cherchait alors à entrer dans une autre maison barcelonnette, la consigne était de ne pas donner suite à sa demande et il ne pouvait trouver de travail nulle part[41].
Parallèlement, la solidarité fut toujours de mise entre les émigrés et les valéians demeurés au pays. Outre l'embauche quasi exclusive, au Mexique, de jeunes originaires de la vallée, elle se concrétisa également par l'envoi régulier d'argent en France, les dons effectués bénéficiant en général à tous (hôpitaux, lycées, mairie, installation du réseau électrique, etc.)[42].
La prise en charge sociale et culturelle de la communauté expatriée francophone
Sous l'impulsion des Barcelonnettes, dès septembre 1842 apparut la première structure organisée de la communauté française au Mexique, avec la création de la Société française de bienfaisance, dont les objectifs étaient de "soulager les malheureux, encourager l'union, l'ordre et l'économie". Au début, quarante membres la constituèrent, mais très vite, l'association prit de l'ampleur. Chaque nouvel arrivant fut tenu de verser une cotisation destinée à créer un fonds de solidarité. Cet organisme put ainsi offrir un premier secours aux immigrés en difficulté, aux malades, voire même participer au rapatriement des plus malchanceux.
Au fil des années, la Société changea d'appellation pour devenir en 1860 L'Association française, suisse et belge de bienfaisance et de prévoyance, à laquelle adhérèrent la plupart des Français du Mexique et dont les membres les plus influents furent des Barcelonnettes. Cette association fut à l'origine d'oeuvres importantes, notamment une mutuelle qui, pour une cotisation modique, octroyait à ses membres malades une indemnité pécuniaire, et une caisse d'épargne où les expatriés pouvaient placer leurs économies, aussi infimes soient-elles, sans trop de risques. A la fin du XIXe siècle d'autres créations vinrent la compléter : un hôpital, où exerçaient des médecins français, un fonds de bienfaisance, une église, une maison de retraite où viendront vieillir quelques Barcelonnettes démunis, ainsi qu'un cimetière[43].
Parallèlement, avec la fortune vint le désir d'agrémenter un peu la vie culturelle et sociale de la communauté expatriée. En 1870 eut lieu la création du Cercle français, institution chargée de la célébration de la fête nationale au Mexique. Puis en 1878 vint la création de la Société philharmonique et dramatique française, puis en 1883, de la Société hippique. Ces deux établissements fusionnèrent avec le premier au cours des années 1890 afin d'assurer leur existence. Ils s'installèrent dans les locaux spacieux et remarquablement équipés (salle d'armes, salons de lecture, salles de bal et de réception, gymnase, bibliothèque, salle de musique, de billards, de cartes, etc.), d'un hôtel particulier de Mexico. Le Cercle français organisa de nombreuses expositions et salons consacrés aux arts, au commerce et à l'histoire de France, assurant la promotion des intérêts et du rôle de notre pays à l'étranger[44].
Ainsi, dès la fin du XIXe siècle, nous nous trouvons face à une colonie de Barcelonnettes très forte, très puissante financièrement, dont la solidarité et l'organisation attirent de plus en plus de jeunes de l'Ubaye et des zones voisines[45].
Une émigration régulière et importante
A partir des années 1845, chaque village, chaque famille vit partir des hommes de plus en plus jeunes ainsi qu'un nombre croissant, quoique limité, de jeunes filles déterminées à réussir la même aventure. On dispose, grâce aux recensements, de chiffres assez précis concernant cette émigration importante.
Ainsi, entre 1850 et 1950, entre 6 000 et 7 000 habitants de l'Ubaye quittèrent leur vallée pour le Mexique (et quelques dizaines pour l'Argentine) avec l'espoir de faire fortune. Quatre à cinq cents familles seulement retournèrent au pays. Des quinze communes qui composent la vallée, dix perdirent, par émigration, plus de 75% de leur population moyenne, dont sept près de 100%[46]. Par exemple, entre 1880 et 1890, période correspondant au plein essor des maisons barcelonnettes, la moitié des hommes en âge de conscription émigrèrent au Mexique[47]. La moyenne et la haute vallée de l'Ubaye furent les centres les plus importants de départ.
En 1998, on estimait à 60 000 le nombre des descendants des Barcelonnettes dispersés sur tout le territoire mexicain. Nombre d'entre eux se sont fondus dans la société locale. Quelques grands groupes leur appartiennent encore, tels que El puerto de Liverpool, ou le groupe IMSA, qui avec un chiffre d'affaires supérieur à 600 millions de dollars fait partie des géants de l'industrie mexicaine.
Les limites de l'implantation barcelonnette
Si les conditions du succès de l'implantation barcelonnette au Mexique apparaissent spécifiques aux caractères propres de la vallée et de ses habitants, les facteurs limitatifs de l'expatriation apparaissent purement français, dans la mesure où ils ont été observés dans d'autres régions ou à travers d'autres expatriations de notre pays.
L'attachement charnel à la vallée d'origine
Ces milliers d'individus qui quittèrent un jour leur vallée, ne l'oublièrent oubliée. Vous pouvez arracher l'homme au pays, mais vous ne pouvez pas arracher le pays au coeur de l'homme"[48]. Les Barcelonnettes restèrent, hors de leur patrie, d'authentiques français et les mariages locaux furent rares. En principe, tout émigré, soit à son retour définitif, soit lors de l'un de ses voyages en France, se mariait avec une jeune femme de sa région. En effet, épouser une mexicaine, pouvait faire oublier au jeune émigré que le but essentiel pour chacun, était de retourner au pays ou l'attendaient les siens[49]. Le plus souvent, ils ne voulaient pas que leur descendance fut mexicaine et les parents d'enfants nés au Mexique désiraient ardemment que ceux-ci reçoivent une éducation française et qu'ils soient citoyens français[50].
L'aspiration des émigrés valéians, même ayant brillamment réussi, restait donc de se constituer un pécule pour rentrer en France. On les verra rarement se livrer à des entreprises de très longue haleine et il n'y aura guère de dynasties ubayennes faisant souche au Mexique. Comme l'écrit, certes prématurément, François Arnaud en 1890, "C'est le défaut général de toutes les expatriations française à l'étranger. On campe à l'étranger, on ne s'implante pas. Verrons-nous jamais au Mexique des maisons centenaires, comme les Anglais en ont à Calcutta et dans le monde entier ? Notre pays d'origine est trop beau et l'on veut y revenir"[51].
Comment auraient-ils pu le faire, alors même, qu'au plus fort de l'essor des maisons de commerce, le même Arnaud, pourtant chantre des Barcelonnettes au Mexique, termine son petit ouvrage par ces lignes édifiantes : "Enfants, la vie est dure partout, mais surtout à l'étranger, loin du foyer paternel, loin des parents, loin des amis du premier âge !
Avec le travail acharné qu'il faut pour réussir au Mexique, cultivez le sol natal ; il a nourri vos pères et, au prix où on vous le laisse actuellement, non seulement il saura vous nourrir, mais il vous donnera l'aisance si vous voulez secouer la routine séculaire, suivre les progrès de la science agricole, améliorer vos terres, vos cultures, vos semences, vos troupeaux surtout, et devenir des agriculteurs et des éleveurs éclairés et persévérants. La vie au grand air, au grand soleil est plus saine et plus gaie qu'au fond d'un magasin humide.
Mariez-vous jeunes, à l'âge où la nature le demande ; vous aurez des enfants robustes et vous les verrez grandir. Si l'un d'eux veut aller chercher fortune ne le retenez pas, mais n'y poussez pas les autres. Faites en de bons citoyens, de bons républicains, de bons soldats. Vous aurez eu les joies saines de la famille et ses fortifiantes douleurs aussi. La fièvre de l'or n'aura pas brûlé votre vie ; votre vieillesse sera plus heureuse au milieu de vos petits-enfants, et croyez bien qu'il ne faut pas tant d'argent pour vivre heureux et que, pour mourir, les deux bras d'une fille adorée et aimante sont un plus doux oreiller qu'un sac de piastres"[52]. De tels propos semblent ignorer le fait qu'un employé au Mexique gagnait plus qu'un agriculteur en Ubaye et que les moins heureux rentraient cependant au pays avec des économies qui rendaient confortables leurs dernières années dans la vallée[53].
Entre 1890 et 1910, on évalue à un million de francs par an le capital rapporté en France par les anciens qui rentrèrent au pays. A leur retour, les Barcelonnettes investissaient leurs capitaux dans leurs demeures, mais pas dans l'économie locale. Quel aurait donc été l'intérêt pour ces "mexicains" d'investir dans ces vallées ou la création d'entreprise paraissait bien hasardeuse ? Ils préférèrent en faire des lieux de villégiature où ils purent venir se reposer régulièrement afin de ne pas couper tout lien avec les leurs et de ne jamais oublier leur identité de barcelonnette. Une soixantaine de constructions imposantes, dont l'intérieur est aussi somptueux que l'extérieur atteste de ce attachement[54]. Par ailleurs, anecdote qui témoigne de leur sens aigu du commerce et de l'entreprise, les Barcelonnettes furent parmi les premiers à pressentir le développement prodigieux de la Côte d'azur et en particulier de Saint-Tropez. Ils investirent d'une façon importante dans toute cette région[55].
Les insuffisances du soutien politique de la métropole
Outre l'omniprésente volonté du retour, ce qui fit par ailleurs défaut au développement durable de l'influence commerciale et industrielle française au Mexique, fut une représentation nationale sérieuse et motivée. Dans ce pays comme ailleurs, la France fut toujours représentée par une aristocratie brillante, dont les capacités diplomatiques ne pouvaient être contestées. Mais celle-ci demeurait peu accessible au populaire et traitait de haut les questions commerciales, à la différence des autres nations qui se trouvaient représentées par des négociants ou par les délégués de grandes sociétés commerciales, industrielles ou financières. Ceux-ci étaient très au courant du détail des besoins de leur pays de résidence, savaient les faire connaître à leur métropole, à qui ils préparaient et assuraient les débouchés pour ses produits. Ils connaissaient le monde des affaires et savaient les expédier rondement. Surtout, ils protestaient fermement à la moindre injustice faite à leurs nationaux. Il est triste d'avouer que souvent les Français rebutés ou ajournés toujours à plus tard par nos représentants, regrettèrent souvent le temps où la France était représentée à Mexico par le ministre des Etats-Unis[56].
*
L'émigration des Barcelonnettes au Mexique a représenté un moment exceptionnel d'histoire pour l'expatriation française. Les Ubayens doivent être comptés parmi ceux qui ont créé, développé et enrichi des secteurs entiers de l'économie mexicaine du XIXe siècle, alors fort peu compétitive. Leurs ambitions et leur dynamisme ont contribué à l'apparition d'une industrie de type moderne, intégrant ainsi le Mexique au marché mondial[57].
Cet exemple est unique en France. Il préfigure, sans le savoir, le modèle que mettront en place les communautés allemandes expatriées, en s'appuyant sur la combinaison des sociétés de commerce, de la banque et de l'industrie. Le fait qu'il soit issu d'une région montagnarde et agricole démontre que point n'est besoin d'être un peuple maritime pour réussir une expatriation. Les hautes crêtes de la vallée de l'Ubaye n'interdirent jamais à ses habitants d'en sortir, de construire une économie où les voyages et l'émigration saisonnière jouaient un rôle majeur et d'avoir ainsi une bonne connaissance du vaste monde[58]. Plus que la maîtrise des techniques de navigation, ce sont le goût des voyages et l'esprit d'entreprise qui comptent. Ni l'un ni l'autre ne firent défaut à la vallée. Ils furent au demeurant remarquablement servis par un solide niveau d'éducation.
Cet esprit d'entreprise, fondé sur une culture du risque et un réalisme constant, et la solidarité valéiane seront les fondements de la réussite spectaculaire des Barcelonnettes, groupe qui, a des milliers de kilomètres de son lieu d'origine, créa un type d'organisation socio-économique original et efficace, dans le respect de ses traditions. Cela lui permit de conserver, à travers les épreuves, la cohésion et l'identité nécessaire à sa survie, pendant plus de 100 ans[59] et lui donna l'énergie pour mener à bien ses projets. Car tout ne fut pas rose. On connaît surtout ceux des Barcelonnettes qui ont réussirent et revinrent au pays bâtir de superbes villas[60]. Mais ils représentent à peine 10% de ceux qui s'embarquèrent un jour pour l'aventure mexicaine[61].
Pour la vallée française, l'expatriation volontaire mais indispensable d'une partie de ses habitants permit sinon une mutation profonde, tout au moins le maintien d'une identité collective nécessaire à la survie de la communauté. L'idée barcelonnette a été conservée et renforcée grâce à cet épisode unique en son genre et pour lequel elle semblait prédisposée[62]. Depuis, cette épopée n'a jamais cessé d'être l'objet de récits, articles, romans, thèses, etc.[63].
L'ampleur et la réussite de la colonie barcelonnette au Mexique ont toutefois masqué les autres émigrations, souvent individuelles et moins spectaculaires, vers les pays d'Amérique latine. Une autre pourtant aurait pu connaître le même succès : encouragés par l'un des grands patrons de la colonie de Mexico, des jeunes valéians furent tentés de reproduire en Argentine le modèle mexicain. Bien que leur magasin à Buenos Aires put concurrencer en taille et en luxe les plus beaux fleurons de Mexico, ils ne purent jamais attirer suffisamment de leurs compatriotes en Argentine. Au début du siècle, les jeunes ubayens préféraient sans doute la sécurité de la colonie mexicaine, solidement établie, aux charmes d'un pays où tout était encore à créer[64]. Elle montre, en passant, que l'esprit d'entreprise et le goût du risque des pionniers s'étaient estompés chez les générations suivantes.
Considérée sous l'angle de l'intelligence économique, l'histoire des Barcelonnettes est une riche d'enseignements et de perspectives. Nous y observons l'ensemble des ingrédients de l'intelligence économique, telle que définie par Jean-Louis Levet[65] :
- la maîtrise des savoir-faire commerciaux et industriels du textile, puis ceux de la finance ;
- la détection et l'exploitation des opportunités (guerre sécession, campagne du Mexique) ;
- la neutralisation des menaces (éviction des concurrents allemands, espagnols et anglais) ;
- la coordination de réseaux d'acteurs (au sein de la communauté barcelonnette du Mexique, au sein de la communauté française expatriée et avec la vallée d'origine) ;
- et, enfin, la mise en oeuvre de stratégies d'influence (en direction de l'Etat mexicain).
Cette expérience prend toute sa valeur à l'heure où se pose de manière cruciale la question de nos performances économiques à l'étranger, dans un univers mondialisé. Aujourd'hui, nos lacunes à l'exportation sont en partie liées aux insuffisances de notre déploiement international et de notre dispositif de soutien au commerce extérieur. Seulement 1,7 millions de nos compatriotes vivent à l'étranger (soit 2,5% de la population totale) contre 4,5 millions pour l'Allemagne (5,5%) et 5 millions pour le Japon (4%). Ces chiffres, trop souvent méconnus, font prendre conscience du sous-dimensionnement de nos réseaux hors de l'hexagone. Ce trait est encore accentué par la spécialisation de cette expatriation (Afrique). Pourtant, nos économistes et nos chefs d'entreprise savent que l'international est le seul "secteur" où la croissance est soutenue grâce à l'émergence de nouvelles zones de consommation disposant, pour certaines d'entre elles, d'un pouvoir d'achat élevé et d'une population abondante.
Certes, les jeunes français s'expatrient de plus en plus volontiers, mais malheureusement hors de toute dynamique collective. Les réseaux barcelonnettes, basques, bretons, choletais ou normands ne bénéficient plus de leur rayonnement et de leur efficacité commerciale d'antan. Il faudrait savoir réactiver cet héritage afin de relancer le nécessaire rayonnement économique et commercial de la France dans le monde, en faisant, par exemple dans le cadre d'une opération d'intelligence économique régionale, du département des Alpes de Haute-Provence, le fer de lance de notre pénétration économique au Mexique, voire en Amérique latine. Car, comme l'écrivait François Arnaud, "Aider au développement de la richesse nationale, c'est faire oeuvre de patriotisme ; la France industrielle, pas plus que la France des Beaux-arts ne doit finir aux limites de ses frontière ; de son rayonnement au-dehors dépend sa future grandeur : propager au loin ses intérêts, son influence, sa civilisation, c'est remplir, dans un autre ordre d'idées, une mission aussi nécessaire que celle du soldat sur les champs de bataille"[66].
Eric Denécé
Bibliographie sommaire
– Antiq-Auvaro, Raymonde, L'émigration des Barcelonnettes au Mexique, Serre, Nice, 1992.
– Aranéga-Mirallès, Sylvie, Mexique, une aventure exceptionnelle : les Barcelonnettes, Voyageurs au Mexique éditeur, Paris, 1992.
– Arnaud, François, Les Barcelonnettes au Mexique, Bulletin de la société scientifique et littéraire des Basses Alpes (réed.), Digne, 1981.
– Chabrand Emile, Les Barcelonnettes au Mexique, Bibliothèque illustrée des voyages autour du monde par terre et par mer, Plon, 1897.
– Charpenel Emile, L'épopée des Barcelonnettes ou toute la vie d'un valéian parti au Mexique décrite par lui-même, Bulletin de la société scientifique et littéraire des Basses Alpes (réed.), Digne, 1976.
– Charpenel, Pierre-Martin et Proal, Maurice, L'empire des Barcelonnettes au Mexique, Jean Laffitte éditeur, Marseille, 1986.
– Gouy, Patrice, Pérégrinations des Barcelonnettes au Mexique, Presses universitaires de Grenoble, 1980.
– Meyer, Jean, Les Français au Mexique au XIXe siècle, Cahier des Amériques latines, n° 9-10, Paris, 1974.
– Les Barcelonnettes au Mexique, Récits et témoignages, Troisième édition revue et augmentée, Sabença de la Valeia, Barcelonnette, 1994.
Abstract
Barcelonnettes in Mexico (1821-1970) :
The exceptional success of a French community abroad
From the mid XIXth century to 1950, the inhabitants of valley of the Alps (Ubaye) left for Mexico, where they made fruitful business, attracted there a big number of their fellow countrymen and established locally a prosperous and powerful economic community, associating industry, trade and finance.
All along the XIX-th century, Barcelonnettes developed large sectors of the mexican economy, then very little competitive. Their ambitions and dynamism set off the birth of a modern industry, which contributed to integrate Mexico into the world market.
Such an episode is unique in french history. The success of the barcelonnette expatriation in Mexico is based on several factors: old tradition of economic diversification and seasonal emigration, advanced education, high level solidarity. The result was an really effective socio-economic organization on foreign ground, fed by a regular emigration from the native valley.
An edifying example of enterprising mind, collective will and organization to be meditated at a time of the increasing internationalization of the economy.
- [1] Nous utilisons indifféremment les appellations de Barcelonnettes, d'Ubayens ou de valéians, pour évoquer les habitants originaires des cantons des Basses Alpes ayant participé à cette émigration.
- [2] Francois Arnaud, Les Barcelonnettes au Mexique, Bulletin de la société scientifique et littéraire des Basses Alpes, Digne, 1981, p. 19.
- [3] Sylvie Aranéga-Mirallès, Mexique, une aventure exceptionnelle : les Barcelonnettes, Voyageurs au Mexique éditeur, Paris, 1992, p. 26.
- [4] F. Arnaud, op. cit., p. 28.
- [5] S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 28.
- [6] Ibid., p. 42.
- [7] Ibid., p. 41.
- [8] F. Arnaud, op. cit., p. 21.
- [9] Ibid., p. 34.
- [10] S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p 30.
- [11] Chabrand Emile, Les Barcelonnettes au Mexique, Bibliothèque illustrée des voyages autour du monde par terre et par mer, Plon, 1897, p. 30.
- [12] E. Chabrand, op. cit., p. 31.
- [13] S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 43.
- [14] Ibid., p. 47.
- [15] F. Arnaud, op. cit., p. 39.
- [16] E. Chabrand, op. cit., p. 29.
- [17] S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 44.
- [18] Ibid.., p. 45.
- [19] S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 49.
- [20] Ibid., p. 49.
- [21] Emile Charpenel, L'épopée des Barcelonnettes ou toute la vie d'un valéian parti au Mexique décrite par lui-même, Bulletin de la société scientifique et littéraire des Basses Alpes, Digne, 1976, p. 69.
- [22] Les Barcelonnettes au Mexique, Récits et témoignages, Troisième édition revue et augmentée, Sabença de la Valeia, Barcelonnette, 1994, p. 141.
- [23] S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 51.
- [24] Les Barcelonnettes au Mexique…, op. cit., p. 141.
- [25] S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 50.
- [26] S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 14.
- [27] Ibid., p. 15.
- [28] Ibid.., p. 16.
- [29] F. Arnaud, op. cit., p. 16.
- [30] Ibid., p. 17.
- [31] S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p.12.
- [32] S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 17.
- [33] F. Arnaud, op. cit., p. 50.
- [34] Les Barcelonnettes au Mexique…, op. cit., p. 10.
- [35] Ibid. p. 118.
- [36] Jean-Pierre Alem, L'Espionnage. Histoire, méthodes, Lavauzelle, 1987, pp. 229-230.
- [37] Les Barcelonnettes au Mexique…, op. cit., pp. 8 et 100.
- [38] S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 34.
- [39] F. Arnaud, op. cit., p. 43.
- [40] S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 35.
- [41] Ibid., p. 60.
- [42] Ibid., p. 73.
- [43] Ibid., p. 39. F. Arnaud, op. cit., p. 28.
- [44] F. Arnaud, op. cit., p. 40.
- [45] S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 35.
- [46] Ibid., p. 31.
- [47] F. Arnaud, op. cit., p. 46.
- [48] John Dos Passos, Bilan d'une nation.
- [49] S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 55.
- [50] E. Charpenel, op. cit., p. 72.
- [51] F. Arnaud, op. cit., p. 42.
- [52] Ibid., p. 50.
- [53]Les Barcelonnettes au Mexique…, op. cit., p. 144.
- [54] S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 67.
- [55] Ibid., p. 70.
- [56] F. Arnaud, op. cit., p. 44.
- [57] S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 52.
- [58] Les Barcelonnettes au Mexique…, op. cit., p. 7.
- [59] S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 40.
- [60] Parmi les figures issues de ces dynasties de "mexicains", Paul Reynaud, fils d'un Barcelonnette émigré au Mexique
- [61] Les Barcelonnettes au Mexique…, op. cit., p. 144.
- [62] S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p 74.
- [63] Cependant, à part l'excellent ouvrage de Patrice Gouy, les véritables travaux de recherche sur le sujet demeurent rares et les récits sont le plus souvent anecdotiques.
- [64] Les Barcelonnettes au Mexique…, op. cit., p. 152.
- [65] Jean-Louis Levet, "L'intelligence économique : fondements méthodologiques d'une nouvelle démarche", Revue d'intelligence économique, n° 1, mars 1997, AFDIE, pp. 35-49.
- [66] F. Arnaud, op. cit., p. 49.