Les liens entre le terrorisme et les services spéciaux pendant la Guerre froide
Giuseppe GAGLIANO
Cela ne fait désormais aucun doute, que ce soit dans le domaine historiographique, dans le contexte des commissions sur les massacres ou dans celui des évaluations et des condamnations de la justice italienne, qu’il y a eu pendant la Guerre froide –dans le cadre de la soi-disant « stratégie de tension » – une collaboration très étroite entre les services de sécurité américains, les structures de l’OTAN, les services de sécurité italiens (le SID[1] par exemple et l’UAR[2] sous la direction d’Umberto Federico d’Amato) et les organisations d’extrême droite – comme Avanguardia Nazionale ou Ordine Nuovo – dans une fonction anticommuniste et/ou de déstabilisation autoritaire. Cependant, le public – mais certainement pas l’historiographie – est moins au courant des étroites collaborations qui se sont établies entre les services de sécurité du pacte de Varsovie – la Stasi d’Allemagne de l’Est et le KGB soviétique – avec le terrorisme moyen-oriental et celui d’extrême gauche de la Rote Armee Fraktion (RAF[3]).
Commençons par le terrorisme moyen-oriental. Au début des années 60, le principal représentant du terrorisme moyen-oriental, Waddie Haddad – leader de l’aile militaire du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), ami d’Arafat, au moins au début, et de George Habbash – a mis en place à Beyrouth un véritable réseau terroriste qui opérait en Europe occidentale et au Moyen-Orient avec des bases secrètes à Rome, Paris, Zagreb, Alger, Bagdad et Mogadiscio. Ce n’est qu’à partir de 1970 que ce réseau terroriste a pu faire preuve son efficacité impitoyable. Il est très significatif qu’à Paris, un centre de coordination pour les actions du FPLP en Europe occidentale ait été établi. Après des conflits avec Arafat, le quartier général du mouvement a été déplacé à Bagdad et au Yémen sous contrôle soviétique, où Haddad a créé une véritable structure d’entraînement pour terroristes. Outre la collaboration attendue et prévisible avec les services secrets irakiens et sud-yéménites, comme celle avec son élève le plus célèbre, Carlos, les archives déclassifiées de l’URSS ont montré la collaboration étroite entre Haddad et le KGB à travers les chefs de réseau ou résidents soviétiques présents au Liban, en Irak et au Yémen. Par leur intermédiaire, le chef du FPLP tenait informé le KGB des attentats en préparation et collaborait avec lui pour surveiller la présence d’agents de la CIA et du Mossad au Moyen-Orient et, si nécessaire, les éliminer. En échange de cette collaboration, le KGB fournissait des armes, un soutien logistique et des informations au réseau. D’un point de vue historique, nous savons qu’il y a eu une relation très étroite entre Haddad et le directeur du KGB de l’époque (1974) Yuri Andropov, qui informait directement le dirigeant soviétique Brejnev. Cependant, dire que les services secrets russes et allemands n’étaient pas à leur tour victimes des querelles internes de la galaxie terroriste moyen-orientale serait une erreur de naïveté. Ce fut le contraire : en fait, le terrorisme moyen-oriental avait comme principaux sponsors les États arabes comme la Syrie, le Liban et le Yémen du Sud.
Cette précision faite, il convient également de souligner que la Stasi a protégé les chefs du groupe palestinien Septembre noir après l’attentat de Munich en 1972 des représailles du Mossad. En effet, le coordinateur de cet attentat, Abu Daoud, a séjourné à plusieurs reprises en Allemagne de l’Est et a établi des contacts avec les terroristes Carlos[4] et Johannes Weinrich. D’ailleurs, le même chef opérationnel de Septembre noir, Abu Hassan – qui sera tué par le Mossad en janvier 1979 à Beyrouth – a été l’invité du gouvernement est-allemand.
Une analyse attentive et scrupuleuse des archives de l’Allemagne communiste montre comment la collaboration entre les services de sécurité d’Allemagne de l’Est et de l’URSS était axée sur une fonction anti-impérialiste et surtout anti-américaine, mais montre également comment ces deux services étaient pleinement au courant des objectifs des groupes terroristes moyen-orientaux et européens, connaissaient leurs organigrammes et comment ils les ont utilisés ou infiltrés pour atteindre leurs propres objectifs selon un choix stratégique similaire à celui fait par les services secrets occidentaux avec les groupes d’extrême droite dans une fonction anticommuniste.
Venons-en maintenant à la collaboration avec le terrorisme d’extrême gauche européen. La Stasi était au courant de la naissance de la RAF dès 1970 et la bande Baader-Meinhof a été la première à mettre en place les conditions d’une étroite collaboration avec le service secret d’Allemagne de l’Est. En effet, la Stasi avait intérêt à faciliter la création d’une organisation clandestine pratiquant la lutte armée contre l’Allemagne de l’Ouest. Elle a fait preuve d’indulgence complice envers les organisations terroristes ouest-allemandes et leur a fourni soutien logistique et renseignement. De plus, elle a contribué à égarer les enquêteurs occidentaux et à avertir les militants à l’imminence d’une opération de police.
La RDA considérait les organisations terroristes comme des organisations amies, mais aussi comme des forces irrégulières à employer dans une guerre secrète contre l’Allemagne de l’Ouest, en collaboration avec les forces paramilitaires clandestines mises sur pied par le Pacte de Varsovie dans la perspective d’un éventuel affrontement avec l’OTAN. Mais ce qui est encore plus intéressant est ce qui ressort des archives : le système des dépôts d’armes enterrées dans les forêts utilisé par la RAF était identique à celui des dépôts préparés par la Stasi pour les Stay Behind du Pacte de Varsovie. Il est difficile de ne pas penser aux dépôts Nasco[5] du réseau Gladio[6].
Parallèlement, la Stasi a massivement infiltré le mouvement de révolte de la jeunesse d’Allemagne de l’Ouest car l’objectif du régime est-allemand était de déstabiliser le système politique occidental. Même dans le cas du Mouvement 2 juin[7], les principaux responsables de cette organisation, à savoir Till Meyer et Inge Viett, étaient des fidèles de la Stasi. Lors de la fusion entre le Mouvement 2 juin et la RAF, Inge Viett était en effet en contact étroit avec le chef de la division XXII de la Stasi, Harry Dahl. Aussi, selon les études approfondies de Gianluca Falanga[8], nous pouvons affirmer que lorsque le terrorisme international n’a pas été combattu, il a été infiltré et utilisé de manière pragmatique pour contrer l’impérialisme américain, ses alliés au Moyen-Orient et en Europe.
Une telle stratégie a également été employée par les services de sécurité occidentaux qui, pour des raisons analogues, se sont servis du terrorisme – par exemple celui d’extrême droite, ainsi que cela a été amplement documenté par les enquêtes de la magistrature et des historiens – pour atteindre des objectifs d’ordre politique.
Une autre donnée certaine est que les services de sécurité, tant occidentaux qu’orientaux, avaient une connaissance approfondie des organigrammes et des finalités de tous les groupes terroristes. Nous ne devons pas oublier que le terrorisme a été un facteur très important sur l’échiquier de la Guerre froide, laquelle a été en grande partie une véritable guerre secrète des services. L’utilisation du terrorisme par les services secrets ne connaissait ni scrupules moraux ni idéologiques.
Revenant à la Stasi, pour démontrer à quel point sa pénétration en Italie était efficace et profonde, il ressort des archives que ce service savait que les organisations mafieuses avaient leurs référents au sein des forces de l’ordre et de la justice ; en outre, la Stasi a souligné dans un rapport l’infiltration massive des carabiniers et d’autres unités par les services secrets italiens et la CIA.
Cela démontre la complexité et l’ampleur des opérations des services de renseignement pendant la Guerre froide, où les alliances et les collaborations traversaient les frontières idéologiques et géopolitiques. Les actions et les stratégies adoptées par ces services étaient dictées par des objectifs politiques et stratégiques, souvent au mépris des principes moraux et légaux. Cette période de l’histoire souligne l’importance cruciale du renseignement et du contre-espionnage dans les jeux de pouvoir internationaux, et met en lumière la manière dont ces activités se sont déroulées dans l’ombre, échappant à la surveillance et au contrôle.
[1] Servizio Informazioni Difesa : service de renseignement militaire italien de 1966 à 1977.
[2] Ufficio Affari Riservati (Bureau des affaires réservées): service de renseignement du ministère italien de l’Intérieur de 1949 à 1974.
[3] « Fraction armée rouge » : organisation terroriste ouest-allemande prônant la guérilla urbaine créée en 1968 et dissoute en 1998.
[4] Tristement célèbre terroriste vénézuélien de son vrai nom Illich Ramirez Sanchez.
[5] Abréviation du mot italien Nascondiglio (« cachette »).
[6] Composante italienne des réseaux Stay Behind de l’OTAN mis en place par la CIA.
[7] Groupe anarchiste ouest-allemand prônant la lutte armée basé à Berlin-Ouest et actif au cours des années 1970.
[8] https://www.carocci.it/prodotto/la-diplomazia-oscura.