Les guerres en Afrique post coloniale
François Yves DAMON
Sinologue, docteur de l’EHESS, ancien maître de conférences habilité à diriger des recherches en Histoire contemporaine (Géopolitique, Chine) de l’Université Charles de Gaulle-Lille III, ex chercheur associé au Centre de recherches sur le droit et les institutions pénales (CESDIP, CNRS-ministère de la Justice, UMR 2190) et ancien collaborateur d’un service de renseignement français.
Après les frustrations endurées sous le régime colonial, la redistribution attendue des fonctions administratives libérées par le départ des colonisateurs constitua une motivation forte de ralliement aux indépendances, voire aux rébellions, le programme de Tripoli du FLN algérien, en prévoyant le départ de tous les Français d’Algérie, ouvrait ainsi des perspectives d’obtention d’un poste dans la future administration indépendante, d’autant plus que les diplômés africains, en mal d’ascension sociale, étaient en nombre sans cesse croissant. Mais, le joug colonial abattu, l’Afrique fut aussitôt capable de produire aussi bien des dictateurs que des guerres autochtones.
Depuis les années 80, la probabilité de renversement par un coup d’état des chefs d’états africains s’élève à 60 %, depuis Idriss Déby renversant Hissène Habré en 1990 au coup malien de 2012.
Les trois plus longs conflits africains ont, au cours de la période considérée, été deux guerres civiles : celle opposant, de 1983 à 2005 le Soudan au Sudan People’s Liberation Army (SPLA) du Sud-Soudan ; et la guerre civile angolaise, de l’indépendance, 1975 à la mort en 2002 de Jonas Savimbi, leader de l’UNITA (Uniao Nacional para a Independancia Total de Angola). C’est au cours de cette guerre qu’eut lieu la plus importante, sinon la seule bataille rangée, entre le 12 et le 20 janvier 1988, à Cuito Cuanavale dans le sud angolais, laquelle vit la victoire de 8 000 combattants de l’UNITA soutenus par l’armée sud-africaine sur les 10 000 à 15 000 soldats angolais du MPLA, (Movimento Popular de Libertaçao de Angola) et leurs alliés cubains. Le troisième conflit,
le plus meurtrier depuis la Deuxième Guerre mondiale, étant celui de la République démocratique du Congo, commencé en 1997, et inachevé à ce jour.
Cinq types de guerre ou de rébellions – hors groupes armés islamistes modernes – peuvent être distingués :
- Rebelles réformistes
- Guerres anticoloniales
- Guerres anti-apartheid
- Seigneurs de la guerre
- Rebelles locaux.
Rebelles réformistes et guerres anticoloniales
Tant que dura la Guerre froide, tout groupe rebelle devait choisir son camp, donc son obédience. Il devait également posséder une base arrière sanctuarisée. Ces groupes y acquirent l’expérience de l’administration d’un territoire, de l’endoctrinement idéologique et de la formation d’une armée régulière, laquelle devait leur permettre de passer de la guérilla à la guerre régulière pour affronter le pouvoir de l’Etat colonial. Ils retrouvaient là les principes maoïstes élaborés à Yan’an entre 1935 et 1947.
Quand Fulbert Youlou fut, en 1963, renversé à Brazzaville par le sympathisant marxiste Massembat Debat, ce dernier offrit l’hospitalité à ses compagnons idéologiques du MPLA, leur ouvrit l’accès aux patronages soviétiques et cubains, et leur fournit l’opportunité d’envoyer une délégation à la tricontinentale à la Havane, où le MPLA obtint sa légitimation comme organisation anticoloniale officielle. L’Ethiopie de Mengistu accueillit le SPLA sud-soudanais, ce qui servait ses propres intérêts dans son conflit avec le Soudan. A partir de 1960, Amilcar Cabral et les dirigeants du Parti de l’indépendance de la Guinée Bissau et Cabo Verde (PAIGC) trouvèrent refuge en Guinée Conakry, ceux de Mozambique en Tanzanie, où Nyerere protégea le FRELIMO de ses rivaux. L’Angola devenue indépendant accueillit la SWAPO.
Nombre de futurs dirigeants rebelles ont été formés dans les universités des métropoles coloniales où ils ont découvert les critiques européennes du système colonial. Agostinho Neto, leader du MPLA et premier président de l’Angola, et Jonas Savimbi, leader de l’UNITA rivale, ont tous deux été étudiants à l’Université de Lisbonne.
Hors d’Afrique, le meilleur exemple demeure Pol Pot, formé à Paris.
Les diplômés africains, en surnombre par rapport aux opportunités offertes par leurs pays, constituèrent la masse la plus qualifiée des immigrants entrant sur le sol américain. En 2000, 83 % des Nigérians (Lagos) adultes ayant migré vers les Etats-Unis possédaient un niveau d’éducation universitaire. En Afrique du sud et en Rhodésie (Zimbabwe), la plupart de ceux qui n’émigraient pas, rejoignaient la rébellion. Il en alla de même en Erythrée, dont l’économie était incapable d’absorber le nombre exponentiel de diplômés du secondaire.
Les diplômés sortaient des universités européennes mais également de celle de Dar Es Salaam, fondée en 1970. Là se constitua une élite dans une atmosphère exaltée d’anti impérialisme, de socialisme et de nationalisme. Nombre de dirigeants rebelles furent également formés par les agences internationales. À la fin des années 1970, le Haut commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCNUR) finançait les études de 800 étudiants africains dans diverses universités du continent. Or ce milieu des diplômés s’avéra particulièrement porté au factionnalisme et aux coteries.
La fuite des cerveaux continua et s’accéléra après la fin de la Guerre froide : environ 20 000 diplômés africains quittant chaque année le continent. Le pire exemple est celui du Zimbabwe où tous les docteurs d’une même promotion ont quitté le pays. L’influence politique des intellectuels africains sur leur propre contient s’est tant atténuée qu’elle a abouti à une marginalisation de cette catégorie au cours de la période ayant suivi la Guerre froide.
Implosion soviétique et fin de la Guerre froide
Les indépendances ont été obtenues dans le contexte de la Guerre froide et la plupart des nouveaux Etats ne tardèrent pas à devenir des enjeux dans l’affrontement entre les deux blocs. Or, le projet socialiste se révélait efficace comme outil de mobilisation et de discipline.
L’apogée de l’idéal socialiste est contemporain de la guerre du Vietnam (décennies 60 et 70), époque du rejet global du colonialisme et de l’impérialisme, époque de la conférence tricontinentale de 1966 à la Havane où se retrouvèrent les insurgés socialistes africains et sud-américains. En avril 1965, Guevara conduit une centaine de Cubains dans la province congolaise du Kivu afin d’y organiser une guérilla du type de celle de Castro dans la Sierra Maestra une dizaine d’années auparavant. Ce fut un échec, et ses mémoires contiennent des mots très amers, « The collapse of a dream[2] » et des jugements sévères sur les dirigeants rebelles, en particulier sur Laurent Désiré Kabila.
Idéal et projets socialistes perdurèrent dans les années 80, mais ne survécurent pas à la fin de la Guerre froide et à l’implosion soviétique.
La labellisation, par l’administration Reagan, de l’African National Congress (ANC), comme organisation marxisante soutenue voire dirigée par Moscou, valut au régime sud-africain le soutien des Etats-Unis. Ce soutien fut étendu à la lutte contre la South West Africa People Organization (SWAPO) opérant dans l’ancienne colonie allemande alors placée sous mandat sud-africain. La SWAPO était soutenue par l’Angola, allié des Soviétiques et des Cubains. Au Mozambique, les Etats-Unis soutinrent la contre-guérilla du RENAMO, (Resistencia Nacional Moçambicana(, labellisé « combattants de la liberté », contre les Marxistes du FRELIMO (Frente de Libertaçao de Moçambique), soutenus par l’Union soviétique.
Mais les Etats-Unis retirèrent leur soutien aux dictateurs africains dès la Guerre froide finie. En 1991, leur préoccupation s’appelait Saddam Hussein. Mais ce sont en réalité toutes les aides extérieures qui cessèrent, à commencer par celle de l’Union soviétique.
Les idéologies marxistes associées à ces aides s‘avérèrent désormais creuses, et avec l’idéologie disparurent également au cours de la décennie 90 les programmes et agendas socialistes étatiques, d’une part à cause de la fin de la Guerre froide et du soutien soviétique, d’autre part à cause de la faillite de ces programmes, incapables de procurer aux populations la modernisation qu’ils avaient prétendu leur fournir.
La rhétorique socialiste modernisante anticapitaliste s’est en effet révélée incompatible avec les revendications locales telles que les disputes ethniques et les conflits de propriété de la terre. L’ambitieux projet mozambicain de collectivisation de l’agriculture du FRELIMO heurta ainsi de front les aspirations de la majorité des ruraux, en particulier ses propres partisans partis en Tanzanie y gagner de quoi acquérir un lopin de terre lors de leur retour au pays
Les organisations rebelles durent chercher des soutiens locaux, c’est-à-dire dans la population. Ce fut le cas du SPLA sud-soudanais après qu’il eût perdu son soutien éthiopien quand le régime de Mengistu s’effondra en 1991. Ce soutien des structures traditionnelles, chefferies, et leur participation aux nouveaux gouvernements retarda la réalisation des réformes promises par le SPLA, tandis qu’une faction rivale interne en profitait pour créer son propre mouvement, le Southern Sudan Independence Movement (SSIM) soudoyé par Khartoum, qui l’utilisa ensuite pour combattre le SPLA.
Le soutien chinois aux rebelles, mais surtout plus tard à des gouvernements était – et est toujours – systématiquement conditionné à l’abandon de toutes relations avec Taiwan. En Angola, les motifs du soutien chinois furent également liés à un sous conflit de la Guerre froide, contre le MPLA de Neto soutenu par les Soviétiques et les Cubains ; les Chinois appuyèrent le leader maoïste de l’UNITA, Jonas Savimbi. Ce dernier finit d’ailleurs par conclure un accord tacite avec les Portugais et concentrer ensuite ses forces contre le MPLA.
Les Etats africains ayant bénéficié de l’aide et de l’assistance soviétique ou de ses satellites, ce ne sont pas seulement les programmes socialistes, mais parfois les Etats eux-mêmes qui s’effondrèrent, l’exemple le plus pertinent étant offert par la Guinée Conakry. Par ailleurs, la fin de la Guerre froide et des soutiens étrangers n’entraîna pas seulement la rupture, là où il existait, du lien indépendance et socialisme, mais également la fragmentation de la solidarité rebelle, favorisant l’émergence et le développement, au sein de ces mouvements, de motivations particulières, lesquelles les conduisirent à se transformer en seigneurs de la guerre ou en « rebelles à horizon local ».
Guerres anti-apartheid
L’ANC ne bénéficia pas de bases arrières, l’Afrique du Sud étant entourée de territoires encore coloniaux. Mais l’insurrection de Soweto, en 1976, qui balaya nombre de structures gouvernementales rendit cette zone urbaine peu ou mal contrôlée par les forces du régime de Prétoria et put tenir lieu de sanctuaire.
La plupart des dirigeants rebelles étaient atteints d’un haut degré de paranoïa, que surent utiliser les unités antiguérilla sud-africaines, sud-ouest africaines, rhodésiennes et portugaises. Leurs bases arrières devenaient fréquemment des lieux d’intimidation réciproque entre leaders rebelles rivaux, d’emploi de méthodes coercitives, voire de purges suivies d’élimination. Le FRELIMO élimina ceux de ses leaders repliés dans les bases arrière de Tanzanie. Ces purges furent pour la plupart accompagnées d’un renforcement de la centralisation. On reste là fidèle au modèle maoïste yananais : purges- centralisation, socialisme étatique.
La plupart des contre-guérillas se sont avérées efficaces, tout particulièrement dans les régimes d’apartheid. L’ANC avait sous-estimé la force du régime de l’apartheid, et ne parvint jamais à établir une zone libérée ni à le contrer efficacement dans les zones frontières. La stratégie retenue par le gouvernement de Prétoria consista à porter le conflit hors des frontières sud-africaines et à déstabiliser les Etats voisins, une technique apprise auprès des techniciens antiguérilla rhodésiens et portugais.
Le plus grand succès fut la création du RENAMO au Mozambique, soutenu et entraîné par l’Afrique du sud et la Rhodésie, et financé par les Etats-Unis. En Rhodésie, la contre-guérilla fut un succès militaire mais celui-ci dut s’effacer devant le succès politique obtenu par les indépendantistes.
Au final, la contre guérilla s’est révélée une stratégie socialement destructive : destruction de l’espace social, par la manipulation ou la violence, et des communautés s’opposant au régime d’apartheid. Même du point de vue du régime de l’apartheid, le degré de répression employé fut finalement contre productif en empêchant l’émergence d’autres interlocuteurs plus favorables que l’ANC et en ralliant ceux là à celle-ci.
Les seigneurs de la guerre et leurs recrues
Les seigneurs de la guerre ont dominé les conflits des décennies 1990 et 2000 au Libéria, en Sierra Leone, en Côte d’Ivoire, en Guinée Bissau et les dominent encore en République démocratique du Congo et en Somalie.
Il n’y a pas de leaders idéologues chez les seigneurs de la guerre et ceux-ci ne recherchent pas de soutien extérieur. Les conflits qu’ils initient sont les plus meurtriers de tous depuis les indépendances. Le conflit congolais, commencé en 1994, aurait été cause de 4 millions de morts. Au Libéria, quatre ans de guerre ont fait 800 000 victimes. Au Sierra Léone, huit ans de guerre ont, depuis 1999, entraîné le déplacement de 1 150 000 personnes, soit le tiers de la population.
En Afrique de l ‘Ouest
Une enquête sur les motivations des rebelles du National Patriotic Front of Liberia (NPFL) a permis d’établir que 35% combattaient pour protéger leurs familles, 20% parce qu’ils n’avaient rien trouvé d’autre à faire, et 18% parce qu’ils y avaient été contraints. D’autres ont répondu qu’ils avaient reçu de l’argent, de la nourriture ou des emplois pour les amener à rejoindre le NPFL. Mais c’est la perspective de l’accès à ces ressources par la force, l’argent ou la nourriture qui constitue la principale motivation des rebelles rejoignant les troupes des seigneurs de la guerre. Or, ces ressources étant détenues par les civils, la violence des seigneurs de la guerre est dirigée davantage contre ceux-ci que contre les gouvernements qu’ils prétendent combattre. La prédation des civils constitue donc une activité commune aux seigneurs de la guerre et à ces gouvernements.
Les motivations des jeunes hommes recrutés par les seigneurs de la guerre peuvent être : l’ambition, le désoeuvrement, le ressentiment, la volonté de fuir de l’autorité des chefferies traditionnelles, des pulsions diverses – tel le viol -, ou plus simplement un moyen de survie. Ces jeunes hommes sont, pour la plupart, des sans emplois des faubourgs des capitales et des grandes villes africaines. Les abus commis à l’encontre des civils dans la plupart des Etats où ont sévi les seigneurs de la guerre ressortent directement de ce type de recrutement. Les perspectives de butin facile ont attiré également les bandits et coupeurs de routes.
Aux mains des seigneurs de la guerre, la violence peut devenir un instrument de contrôle politique, par exemple dans la Somalie héritée de Siad Barré.
Le bilan d’activité des seigneurs de la guerre au Liberia est la fragmentation du pays et la généralisation de l’insécurité : la moitié de la population s’est enfuie à l’étranger et un tiers vers des zones non contrôlées par le NPFL de Taylor. Toute tentative de remise en ordre ou de rétablissement des fonctions administratives constituait une menace pour Taylor, à qui cette fragmentation permettait de vendre les ressources nationales (bois, diamants, caoutchouc) aux plus offrants. Les « sous seigneurs » locaux s’engageaient pour leur compte dans le pillage et le trafic illégal du bois en profitant de l‘activité des coupeurs de route.
Taylor a bénéficié de l’intermédiaire de Blaise Compaoré, lequel a convaincu Kadhafi de la crédibilité du leader rebelle libérien. Le chef de l’Etat libyen, finança don l’envoi de 700 guerriers burkinabés qui se joignirent à ses troupes au Libéria et l’investit d’une plus grande autorité sur la scène africaine.
Le Revolutionary United Front (RUF) de Sierra Leone détient le record des crimes contre l’humanité au cours d’une guerre civile. Au fur et à mesure que les habitants le considérait comme une menace, ce mouvement devint encore plus violent dans une tentative d’intimidation généralisée de la population : destruction de ce qui demeurait des structures administratives et recours de plus en plus fréquent aux amputations (« Manches courtes ou manches longues ? ») afin de lui démontrer que le gouvernement n’était pas en mesure de les protéger, qu’ils devaient donc accepter la loi du RUF et rejeter la présence de l’armée nationale. Le degré de terreur fut parfois si élevé dans les zones rebelles en Sierra Léone que les populations choisirent de se réfugier dans les zones contrôlées par les mercenaires de la contre-guérilla.
Dans la région des grands lacs
Crime contre l’humanité, le génocide rwandais ne ressort pas de l’analyse des guerres post coloniales. C’est le retour du RPF de Kagamé après le massacre des Tutsis qui entraîna la fuite de centaines de milliers d’Hutus vers la province congolaise du Kivu, et parmi eux, les milices Hutus Interahamwe qui avaient dirigé le génocide. Les Interahamwe utilisèrent les camps de réfugiés comme bases arrières pour lancer leurs attaques contre le Rwanda dirigé par Kagamé et le RPF. Afin de contrer l’activité de ces milices, Kagamé recruta des agents parmi l’ethnie Banyamulenge dont le territoire était déstabilisé par l’arrivée massive de ces réfugiés Hutus, et menacée par les plus radicaux d’entre ceux-ci.
Les Banyamulenge faisaient partie de la clientèle de Mobutu et avaient depuis longtemps tissé des liens avec les Tutsis du Congo. Les rebelles qu’était venu conseiller Guevara en 1965 au Kivu comptaient de nombreux Tutsis dans leurs rangs. En 1996, deux ans après le renversement de Mobutu, le gouverneur du Kivu décida donc de chasser les Banyamulenge de leurs terres. Le RPF entreprit alors d’aider à organiser l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo avec Laurent Désiré Kabila comme leader, lequel avait jusque là, en Tanzanie, un business de commerce d’or, ivoire et autres produits (animaux rares notamment). L’assassinat de son principal rival permit à Kabila de devenir président du Congo le 17 mai 1997.
Les seigneurs de la guerre ont fait évoluer le néo-patrimonialisme des chefs d’Etats africains post indépendance – dans lequel ceux-ci confondaient, pour leur profit, grâce au pouvoir d’Etat, sphère publique et privée – vers une simple « ruée sur les ressources » par la violence prédatrice, ouvrant ou confirmant une crise des idéologies et des projets.
Le « sous-seigneur » de la guerre moderne est souvent un ancien ou actuel membre de l’administration gouvernementale, un dirigeant d’ONG, un leader de milice ethnique, détenant une chefferie traditionnelle et demeurant à l’affût de tout affaiblissement de son seigneur-patron pour assure son renforcement. Eugene Serufuli, gouverneur du Nord-Kivu de 2000 à 2007, était à la tête de l’ONG « Tous pour la paix et le développement » dont l’objectif était de venir en aide aux réfugiés Hutus arrivés du Rwanda après le génocide, et surtout les aider à préparer leur retour au Rwanda.
Il semble que d’autre Etats encore non faillis soient menacés de fragmentation et en passe de devenir la proie des seigneurs de la guerre, à l’exemple du Nigeria, du Kenya et du Soudan.
Rebelles locaux
Liens entre criminalité et politique
Au Nigéria, les « parrains » – comme les ont surnommés les habitants – servent les intérêts d’un politicien, d’une clique politicienne, et peuvent simultanément, se comporter en protecteurs d’une communauté, secte ou ethnie. Cette ubiquité des patronages divers permet aux « parrains » d’accaparer les opportunités économiques et de s’insérer dans tous les réseaux, y compris culturels, surtout à l’étape de déréliction des liens sociaux et de repli sur les liens ethniques.
Il arrive également que des autorités utilisent les loubards pour attaquer et tuer des groupes d’étudiants politisés. Les éléments marginaux recrutés – de type lumpen – sont constitués en milices puis utilisés pour terroriser la population et les politiciens aux velléités réformistes. Par leurs actions, les « parrains » et leurs milices ajoutent à l’insécurité et contribuent à renforcer le système répressif étatique plutôt qu’à le contrarier.
Aucune portion du delta du Niger ne bénéficie de fourniture régulière d’eau potable, le système routier y est pratiquement inexistant et les systèmes de santé et d’éducation sont dans une condition déplorable. Les groupes rebelles du delta y ont émergé après les élections de 1999, marquées par les revendications locales de communautés ethniques et de factions politiques, souvent en conflit les unes avec les autres, à propos des mêmes griefs de mal gouvernance et de violente exploitation des ressources locales. La décentralisation opérée à cette époque a davantage profité aux réseaux politiques locaux qu’aux administrations locales. La première attaque contre une plate forme offshore eût lieu en 2002.
L’un des procédés employés au Kenya consiste à chasser les populations de leurs terres – Siad Barré l’avait également utilisée en Somalie -, accentuant ainsi la pratique autoritaire de l’Etat utilisant l’accès aux terres comme outil politique. Le pouvoir politique, voie d’accès aux ressources et surtout à la terre, est la proie de ceux qui peuvent mobiliser et armer les jeunes marginaux, Ces gangs évoluent parfois en escadrons de la mort, ayant assassiné plus de 500 personnes au Kenya en 2007. Les forces étatiques de sécurité constituent souvent une faction combattante parmi les autres, l’Etat finit donc par coopter et intégrer « parrains » et truands en tant que rouages de ses propres mécanismes. Encore faut-il tenir compte de la fluidité des appartenances factionnelles, autrement dit de la versatilité politique des marginaux enrôlés.
Les gangs ne sont déterminés par aucune idéologie et leur base de rassemblement est la prédation par la violence. Le trait dominant des luttes politiques depuis les indépendances est leur évolution vers l’absence de leadership idéologique et la quasi disparition des rebelles défendant des projets réformateurs. En réalité, il ne subsiste plus de place dans l’espace social pour les rebelles réformistes.
Le rôle des instituions internationales et des ONG
Quant aux interventions étrangères pacifiques, elles ont souvent pour effet d’accroître la fragmentation, la dynamique de celle-ci étant nourrie par la perspective d’obtenir un siège à la table des négociations, à l’exemple de la Somalie :
– 1993 : 15 factions représentées au cours de la négociation d’Addis Abeba ;
– 1997 : 28 factions signent un agrément au Caire ;
– 2000 : 80 factions sont présentes à Djibouti ;
– 2002 : 800 factions sont représentées au Kenya.
Il s’agit là d’une perversion de la volonté des institutions internationales et des gouvernements étrangers de négocier avec tous les protagonistes. Les factions disparaissent au gré de l’apparition et de la disparition des ressources, ces groupes armés locaux n’ayant pas la prise du pouvoir comme objectif.
La santé des populations subsahariennes – en particulier l’éradication des épidémies et parasitoses telles que le ver de Guinée – repose presque entièrement sur l’action des ONG.[3] L’une des conséquences des interventions des ONG est la mutation des questions politiques en devoirs moraux, posture qui contribue à obscurcir les motifs des combats politiques. En prenant en charge les populations sous contrôle des seigneurs de la guerre, elles épargnent toute tâche administrative et sanitaire à ceux-ci.
De même, il arrive que les rebelles utilisent les crises humanitaires pour attirer l’aide étrangère des ONG, les hommes des seigneurs de la guerre s’insinuent alors dans les camps des ONG, contraignant celles-ci à négocier leur protection.
Un tel racket ajoute une dimension stratégique aux conflits entre rebelles et gouvernements, l’ONG étant devenue une source de financement des rébellions ; le financement peut également suivre la filière d’une ONG sympathisante d’une rébellion, comme ce fut le cas pour les Tigrayan People’s Liberation Front (TPLF) à travers le, Relief society of Tigray (REST), puis OXFAM, ONG britannique.
Les rebelles peuvent encore créer des antennes d’ONG pour attirer des fonds en provenance des pays du Nord, ces dernières étant mieux acceptées par les rebelles que celles venant des Etats africains parce que les premières ne demandent, contrairement aux secondes, aucune contrepartie politique. Les rebelles peuvent ainsi plus facilement contrôler leur fonctionnement, en particulier la distribution des ressources. Enfin, le fonctionnement de ces ONG du Nord n’est pas, comme pour les secondes, susceptible d’être affecté par quelque réorientation de politique étrangère.
*
C’est en Afrique que l’on trouve les indices de développement humain (IDH) les plus bas : Mali, Niger, Sénégal, les deux Guinées, Burkina, Ghana, Togo, Nigeria, Tchad, Centrafrique, RDC, Angola, Zambie Mozambique : soit 15 Etats qui ont un IDH compris entre 0,25 et 0,50. De même on y trouve les Etats les plus corrompus du monde – à l’exception de l’Afrique du Sud, du Botswana et de la Namibie. Les records en la matière étant détenus par le Soudan, le Tchad, la Somalie et l’Angola.
L’un des traits principaux de la corruption est la mainmise du pouvoir politique sur les ressources, mainmise qui oblige à passer accord avec la clique au pouvoir pour tout accès à celles-ci, y compris lorsqu’elles sont illicites. Ce haut degré de contrôle des ressources est la cause principale de l’incapacité des bureaucraties de ces Etats, ce qui les rend si faibles en termes institutionnels. Autrement dit, ces régimes ont construit leur autorité sur la canalisation de l’économie en réseaux clientélistes. L’idée avancée lors du Sommet de La Baule en 1990, était que la corruption devait être surmontée par l’adoption du système électoral, or celui-ci l’aurait plutôt absorbée.
L’instauration du système électoral a cristallisé la violence des rebelles locaux au fur et à mesure que les politiciens s’appuyaient davantage sur la violence des gangs, par exemple lors des élections au Kenya en 1997, 2002 et 2007, pour assure leur victoire. L’enjeu est considérable puisque toute défaite électorale signifie être écarté de la prédation des ressources étatiques, ainsi que le résume la formule « Win poll, take power, enjoy money ».
Cette propension à la fragmentation, à la déliquescence, voire à la faillite étatique constitue probablement la plus grande faiblesse du continent africain et explique la propension à l’émigration de ses populations.
- [1] Article rédigé à partir de l’ouvrage de William Reno, Warfare in Independent Africa, Cambridge University Press, 2011, 271 pages. L’auteur est professeur associé de science politique à la Northwestern University, de Chicago.
- [2] Ernesto « Che » Guevara, The African Dream, The Diaries of The Revolutionary War in the Congo, The Harvill Press, London, 2000, p. 232.
- [3] Charlotte Chabas, « En Afrique, la guerre du ver en passe d’être gagnée », Le Monde, 16 janvier 2013.