Le Service de renseignement de l’Etat luxembourgeois : une histoire ignorée
Gérald ARBOIT
Le 19 décembre 2014, évoquant la proposition gouvernementale de loi portant organisation du Service de renseignement de l’Etat luxembourgeois, un avis du Conseil d’Etat notait étonnement : « Ni le Gouvernement ni d’ailleurs non plus la commission d’enquête parlementaire sur le Service de renseignement de l’Etat, dont la mise en place avait été décidée par la Chambre des députés le 4 décembre 2012, n’entendent apparemment remettre en cause l’utilité d’un service étatique chargé du renseignement[1]. »
Il faisait écho au rapport parlementaire du 5 juillet 2013. Celui-ci estimait que « l’utilité d’un service de renseignement ne semble pas être mise en question alors que le renseignement constitue une activité essentielle pour la protection et la sauvegarde des intérêts du Luxembourg, pays démocratique et de droit »[2].
Bien qu’ils semblent renvoyer aux débats que la communauté mondiale du renseignement put avoir à la fin de la Guerre froide, quelque vingt-cinq ans plus tôt, ces propos ne font que souligner la méconnaissance que les décideurs luxembourgeois, tant judiciaires et parlementaires, ont de leur Service. Aussi bizarre qu’il puisse en être pour une démocratie occidentale, celle-ci résulte des impasses de l’étude de l’histoire contemporaine dans cette jeune monarchie. Le Grand-Duché de Luxembourg se caractérise par un désintérêt pour son histoire politique récente et une large concentration autour des mémoires controversées autour de la Seconde Guerre mondiale. Celles parasitent la compréhension des besoins en renseignement d’un pays qui crut longtemps dans les bienfaits de sa neutralité et fit croire à la seule utilité d’un service dans le cadre de ses engagements internationaux depuis 1945. Le contexte de la Guerre froide n’a fait qu’approfondir le malentendu en raison d’une audience communiste inversement proportionnelle à sa faible représentation parlementaire. Ainsi, pour les décideurs politiques, le Service de renseignement de l’Etat devient un mal nécessaire que seule la lutte contre le terrorisme contribua à faire apparaître comme un moyen de l’action de l’Etat. Toutefois, dans l’opinion publique, il reste ce Spitzeldienst (service d’espionnage) qui renvoyait aux temps honnis de l’occupation allemande aussi bien qu’aux divisions politiques de la Guerre froide.
Un pays qui ne croyait pas avoir besoin d’un service de renseignement
Le dédain du Luxembourg pour son service de renseignement ne résulte pas d’une crise politique similaire à l’Affaire Dreyfus en France. Il est au contraire la conséquence de deux occupations militaires allemandes, à l’occasion des deux guerres mondiales. Les arrestations en masse de Luxembourgeois par les polices militaire et politique de l’occupant permirent de créer un climat de défiance vis-à-vis de ces quelques gendarmes, qui abandonnèrent, à la veille de 1914, leur uniforme pour la tenue civile. Ils le firent pour les besoins de la modernisation des moyens de la lutte contre la criminalité qui accompagnait l’accroissement de la population ouvrière employée dans la sidérurgie nationale[3]. Plutôt que d’augmenter les personnels de police locale et de gendarmerie, induisant une augmentation des coûts de fonctionnement, le Luxembourg chercha à rationnaliser les moyens de lutte contre la criminalité. A l’image du mouvement qui s’était développé dans les pays voisins (France, Belgique et Allemagne), le renseignement et la coordination de l’information policière furent privilégiés. En 1903, une première section criminelle de trois sous-officiers fut constituée pour « recherche[r] des criminels » en coordination avec le « juge d’instruction » afin de préparer les « premiers éléments de l’information dans les affaires d’une gravité exceptionnelle »[4]. Pourtant, émanant du Parquet luxembourgeois, cette expérience fit long feu, par manque d’intérêt des juges. A partir de 1910, le gouvernement chercha à améliorer son « service de police judiciaire » en s’inspirant des pratiques belges[5], tout en demandant à sa légation de Paris de l’informer de celles de la Préfecture de Police de la capitale française et de l’initiative des brigades mobiles[6].
Le « service de Sûreté » français fut retenu. Deux gendarmes et un officier y furent envoyés en stage à l’automne 1911, un troisième au printemps 1914[7]. Le 27 décembre 1913, un « service de sûreté (Sicherheitsdienst) » publique était créé sous la forme d’une « brigade mobile (…) appelée à opérer partout dans le pays », voire à « se transporter à l’étranger ». Elle devait « seconder l’autorité judiciaire dans la recherche des crimes et délits » et assurer la coordination des actions de la gendarmerie et de la police locale. Cela imposait qu’elle se dotât d’un « bureau des recherches », propre à centraliser le renseignement intérieur[8]. Avec le développement de la sidérurgie et l’apport de l’immigration italienne, mais également suite aux bouleversements de la géopolitique européenne consécutifs à la Première Guerre mondiale, tant en Russie et en Italie qu’en Allemagne, la Sûreté publique fut complétée d’une « section politique » en novembre 1929, dont les missions s’étendirent à l’espionnage en avril 1936 et à la propagande en octobre suivant[9]. La Seconde Guerre mondiale démantela cette structure, ses agents étant versés par les autorités d’occupation allemandes dans le Kriminalpolizeiamt (police criminelle), Amt V du Reichssicherheitshauptamt. En exil, le gouvernement luxembourgeois établit d’abord dans l’urgence, en juillet 1940, un service de renseignement installé à Vichy, en liaison avec le ministre des Affaires étrangères installé à Lisbonne, puis à Londres[10]. L’invasion de la zone non-occupée de la France, en novembre 1942, et l’ambition du ministre de la Justice en exil de recouvrer la plénitude de la gestion du renseignement intérieur conduisit à la mise au point d’un Service spécial parachutage et renseignement. Sur le modèle du Special Operation Executive britannique et sur impulsion de la Sûreté de l’Etat belge, avec lesquels il collabora, il prit d’abord la forme d’un « service d’information embryonnaire sans consécration officielle », chargé d’établir « un contact direct avec les organisations de la résistance du Grand-Duché »[11]. Il fut officiellement créé par un arrêté grand-ducal du 31 avril 1943[12]. La reprise en main du renseignement par le ministre de la Justice ne fit que souligner le caractère temporaire, lié à la durée des événements qui l’avaient mis sur pied, du Service spécial. Dès la Libération du Grand-Duché, le 10 septembre 1944, les gendarmes affectés au Kriminalpolizeiamt reprirent leur poste au sein de la Sûreté publique. Le Service spécial fut dissous en mars 1945[13].
Le Service de renseignement de l’Etat
Créé par la loi du 30 juillet 1960, le Service de renseignement de l’Etat (SRE) s’inscrit dans la droite ligne de cette évolution. D’apparence, il semblait ressusciter le Service spécial, le parachutage en moins. En effet, les législateurs lui donnaient « pour mission d’assurer la protection des secrets (…) et de rechercher les informations que requiert la sauvegarde de la sécurité extérieure du Grand-Duché de Luxembourg et des Etats avec lesquels il est uni par un accord régional en vue d’une défense commune »[14].
Depuis 1949, renonçant à sa neutralité séculaire, ce pays était membre de l’Alliance Atlantique (OTAN). Il était surtout une base arrière de la guerre secrète que menaient les services de renseignement français d’abord, américain ensuite. Les premiers cherchèrent à maintenir leur influence sur le pays, menacée par leurs collègues britanniques, qui avaient chaperonné les structures luxembourgeoises pendant le conflit ; seulement, l’opération visant à déstabiliser les agents de Londres, tant au sein du gouvernement en exil que de la nouvelle et jeune armée luxembourgeoise, se solda par une crise politique qui amena également Paris à retirer son attaché militaire, couverture du chef de poste de son service de renseignement. Les services américains ne tardèrent pas à trouver un intérêt à travailler dans ce Grand-Duché où la police et la gendarmerie n’avaient jamais été trop regardantes – faute d’instruction – envers les opérations des services étrangers. Le renforcement de la Guerre froide amena toutefois la Central Intelligence Agency (CIA), présence à Luxembourg depuis 1950, à désirer la constitution d’un véritable service de renseignement, c’est-à-dire d’un organe dépourvu de pouvoirs de police judiciaire.
Les capacités luxembourgeoises étaient pourtant limitées. Telle qu’elle avait été réorganisée au printemps 1946, la Sûreté publique disposait d’une section politique (III), chargée de la contre-ingérence (1er bureau), de la police des étrangers (2e bureau) et du renseignement intérieur (3ebureau), et partageait avec l’état-major de l’armée une section militaire (IV)[15]. Cette dernière constituait en fait le 2e bureau de l’état-major, mis en place grâce aux conseils techniques du service français[16], mais était en fait chargé de la sécurité militaire (lutte antisubversive et sûreté des installations militaires)[17] plutôt que de renseignement d’intérêt militaire. Les effets de la loi de 1960, malgré l’argent de la CIA, comme aux Pays-Bas[18], se contenta de retirer à la Sûreté ses compétences politique et militaire, tout comme l’état-major se vit amputer de son 2e bureau, pour constituer le SRE. Ainsi que le souligna l’ambassadeur de France à Luxembourg, le Luxembourg se dota ainsi d’un « Service de contre-espionnage »[19]. Il n’y avait aucun dédain dans cette observation, simplement une marque de constat du mouvement qui vit des gendarmes de la Sûreté et des militaires du 2e bureau constituer le nouveau SRE ; même si la loi de 1960 parlait de « d’agents détachés d’autres services publics », le service dut attendre la fin de la Guerre froide pour accueillir des personnels civils. Jusque-là, la prévention des chefs de service de l’administration grand-ducale envers ce Spitzeldienst dont parlait régulièrement la presse, même conservatrice, les retint de laisser partir leurs meilleurs éléments vers le SRE. Dans une société où le Parti communiste disposait d’une audience supérieure à sa réalité électorale, la mauvaise opinion envers la nouvelle structure ne faisait que reprendre le mépris qui entachait les membres de la Sûreté depuis 1945. Cela tenait aussi au fait que les missions de renseignement intérieur du SRE étaient menées par les mêmes hommes qui, soit à la Sûreté, soit au 2e bureau, les avaient conduites jusque-là. Or, pour être fonctionnaire au Grand-Duché, il fallait avoir rempli ses obligations militaires.
De la Guerre froide à la guerre contre le terrorisme
A partir de février 1946, cette question du service militaire, rendu obligatoire en 1944 par le gouvernement luxembourgeois de retour d’exil, après qu’il fût imposé par le Gauleiter nazi deux ans plus tôt, cristallisa jusqu’à son abolition en 1967 toutes les critiques dans l’espace public. Il fut aussi un enjeu de renseignement intérieur, tant ce débat se rajoutait à celui qui entachait la légitimité gouvernementale depuis 1944. Un rapport de l’Office du contrôle des communications, qui fonctionna de mai 1945 à avril 1947, notait en juillet 1946 résumait bien les moteurs de cette colère de la population luxembourgeoise, la renvoyant à de « jeunes ambitions impatientes, ressentiments séniles, rancune sociale, sourde inimitié sans cause qui dresse l’homme contre l’homme »[20]. La nature idéologique de la Guerre froide, qui débuta avec la démission du gouvernement d’union nationale le 1er mars 1947, changea la donne dans la mesure où l’ennemi intérieur communiste devenait le représentant de la principale menace extérieure. Après la section politique de la Sûreté et le 2e bureau, le SRE poursuivit la surveillance de toute la mouvance d’extrême-gauche du pays, comme il surveilla la résiduelle extrême-droite. Dans les deux cas, il poursuivit la collaboration nouée entre 1954 et 1956 par le 2e Bureau, avec le Bundesamt für Verfassungsschutz (Office de protection de la constitution), puisque le centre intellectuel de ces deux mouvances venait d’Allemagne fédérale.
La collaboration avec la CIA était également antérieure à la création du SRE. Des premiers contacts en 1950 avec l’Office of Special Investigation, de la Base de l’Air Force à Bitburg, jusqu’à la réception du chef du 2e bureau, en juillet 1958, au siège de l’Agence, un partenariat s’était construit autour de la surveillance des activités soviétiques au Luxembourg. L’ouverture d’une ambassade, forte de quarante membres, alors que seuls trois à six diplomates étaient accrédités, en plus de l’ambassadeur[21]. Dès 1962, un résident du Komitet Gosudarstvennoy Bezopasnosti (KGB), parfois sous couverture diplomatique, était présent à Luxembourg[22]. Quant au Département de liaison avec les partis communistes étrangers, du Comité central du Parti communiste d’Union soviétique, il versait depuis 1951 des subsides au Parti communiste luxembourgeois[23]. En 1958, il lui octroya même une assistance financière supplémentaire[24]. Cette activité consistait à la fois une ingérence d’une puissance étrangère dans les affaires de l’Etat luxembourgeois et de l’espionnage. Dans le premier, des citoyens luxembourgeois, membres du Parti communiste, pouvaient être recrutés par le KGB comme agents, sur place comme lors de leurs voyages dans un pays d’Europe de l’Est[25]. Dans le second, il s’agissait plus classiquement de l’action des officiers traitant d’un des services alliés du KGB ; ainsi, l’arrestation et de l’expulsion, au cours d’une opération conjointe du SRE et de la Sûreté, de Stefan Staszczak. Ce membre de la mission commerciale polonaise près l’ambassade de Pologne à La Haye fut arrêté en 1967 alors qu’il venait de recevoir d’un de ses contacts à des informations à caractère hautement confidentiel sur le déménagement à Capellen de la Maintenance and Supply Organization de l’OTAN[26].
La menace soviétique ne se limitait pas aux seuls risques d’ingérence et d’espionnage. Elle était aussi militaire. Dès 1957, le 2e bureau avait délégué un officier participer aux travaux Stay Behind[27], coordonnés par les services de renseignement français, britanniques et américains depuis 1949[28] et abrités au sein du commandement militaire suprême de l’OTAN. Trois ans plus tard, il devenait logiquement une responsabilité du SRE, qui en fit un service séparé des « opérations » et de la « sécurité », dénommé « Plan », c’est-à-dire « chargé de l’élaboration de tous les plans relatifs à des missions spéciales »[29]. Peu après avoir établit une cache d’arme (1973), cette structure perdit de son intérêt. Des exercices radio et des réunions au niveau européen continuèrent bien jusqu’à sa dissolution en novembre 1990.
Mais, depuis les Jeux olympiques de Munich (1972), une autre menace s’était faite jour, le terrorisme. Le Grand-Duché fut épargné par ce danger – hormis un épisode entre 1984 et 1986, appelé localement « Bommeleeër » (poseur de bombe), dont aucune implication internationale ne put être retenue -, mais le SRE participa à la lutte international contre ce phénomène d’euroterrorisme, à la fois international et d’extrême-gauche. Au moment où l’Allemagne fédérale était menacée par la bande à Baader-Meinhof, il chercha des traces éventuelles de son passage à Luxembourg. Il s’avéra qu’un de ses membres passa une nuit dans un hôtel, sans que le service pût en comprendre les raisons. Cette collaboration, à la fois internationale et interne, ne disparut pas avec la fin de la Guerre froide. Au contraire, depuis le 11 septembre 2001, la lutte contre le terrorisme a remplacé, pour le SRE, l’endiguement du communisme. D’autant que celle-ci passe dorénavant par tout un faisceau de menaces induites par l’écroulement de l’ordre international en vigueur entre 1947 et 1990, comme « la prolifération de systèmes d’armements non conventionnels et des technologies y afférentes ou le crime organisé dans la mesure où ce dernier est lié aux faits précités[30]. » Ainsi, en 2008, le SRE a mis en lumière qu’un des intermédiaires iraniens de la compagnie de fret luxembourgeoise Cargolux était impliqué dans un réseau de contrebande de cigarettes, avec des risques de prolifération, mais servait aussi de paravent pour le renseignement iranien. Son enquête révéla également la fragilité de la compagnie face à une opération d’achat hostile. Le ministère de l’Economie et du Commerce extérieur, qui entreprit une action judiciaire[31].
Le long malentendu
L’incertitude internationale induite par la fin de la Guerre froide fit évoluer la vision que les décideurs politiques et administratifs luxembourgeois avaient du SRE. Pour la première fois en quarante années d’existence, le service n’était plus laissé sans véritable orientation du renseignement à recueillir. Il cessait d’être un mal nécessaire, voire ce danger pour la démocratie qui avait conduit un chef du gouvernement, en 1976, à demander à l’OTAN les conditions pour le dissoudre tout en restant membre de l’Alliance. Certes, son parti avait été tenu à l’écart du pouvoir depuis trop longtemps. De même, il avait découvert qu’il en était légalement le responsable du SRE. Cette surprise, autant que cette attitude de rejet, démontrait le long malentendu existant entre le service et la société. Ses racines étaient anciennes, remontant à la Première Guerre mondiale et à l’attitude de la Zentralpolizeistelle allemande, qui écoutait systématiquement toute les communications téléphoniques. Cette sensibilité aux écoutes devint en enjeu politique contre les gouvernements majoritaires de droite et habilement utilisé par les partis de gauche, tant socialiste que communiste. Un journaliste se bâtit ainsi une prometteuse carrière au sein du parti socialiste en se disant victime d’écoutes téléphoniques à l’été 1967. Quarante cinq ans plus tard, la classe politique utilise encore cet argument pour mettre en cause le SRE. Même un Premier ministre de droite l’utilisa en 2013 !
Il avait pourtant été un des rares chefs de gouvernement, à l’exception d’un prédécesseur entre 1959 et 1974 et de son successeur, à montrer de l’intérêt pour le renseignement. Il avait permis la modernisation du SRE et de ses missions en faisant voter une nouvelle loi d’organisation en 2004, instituant notamment une commission parlementaire, « composée des présidents des groupes politiques représentés à la Chambre des Députés »[32]. Elle se substituait à la possibilité offerte aux députés par la loi de 1960 : dans le cadre du suivi parlementaire du texte qu’ils avaient voté, ils disposaient implicitement d’un droit de contrôle. En 1969, à l’issue de l’enquête judiciaire sur les écoutes téléphonique du journaliste, le Premier ministre de l’époque l’avait fait remarquer à la représentation nationale. Mais celle-ci préféra s’embourber dans des débats sans fin (1982-1984 par exemple) sur les écoutes. Suite à la révélation des réseaux clandestins Stay Behind à l’automne 1990, dans le contexte des enquêtes abandonnées et reprises sur le « Bommeleeër », dont un procès débuta au printemps 2013, un avocat, qui milita dans sa jeunesse pour l’amitié Vietnam-Luxembourg, échafauda une responsabilité du SRE dans cette campagne d’attentats. En 2008, la Commission de contrôle parlementaire du SRE rédigea deux rapports sur chacune de ces questions. Bien qu’à caractère historique, elle conclut qu’« aucun élément ne laiss[ait] présager que le service de renseignements avait outrepassé le mandat qui lui avait été dévolu par le Gouvernement et les textes légaux »[33]. Cinq ans plus tard, les enjeux politiques étant autres, elle rendit un rapport plus critique, en relation avec les écoutes révélées par le Premier ministre. Et de dresser la liste « des agissements et dysfonctionnements connus et révélés jusqu’à ce jour et vu le rythme régulier, répondant à une logique d’orchestration des divulgations par voie de presse de nouveaux éléments quant aux dérives ayant caractérisé le mode de fonctionnement, notamment pendant les années 2004 à 2008, du Service de Renseignement de l’Etat »[34].
Il en résulta une série de six conclusions, centrées sur la déontologie des personnels du SRE et visant à corriger la mauvaise coordination entre le service et la police. Dans un inventaire à la Prévert, dix recommandations proposaient aussi bien d’adapter le cadre légal de l’action du SRE et de l’obliger à remettre au Trésor luxembourgeois les pièces d’or du Stay Behind, que de prévoir un cadre légal pour le renseignement économique privé. Celles-ci furent reprises sans plus de réflexion autour d’une véritable législation sur la société de l’information dans l’avis que le Conseil d’Etat rendu, en décembre 2014, sur la nouvelle loi d’orientation du SRE, la deuxième en dix ans ! Ces travaux cherchaient plutôt à corriger des errements de management qu’à permettre une meilleure allocation du renseignement entre ces différents acteurs, tant dans l’économie qu’au niveau militaire. La disparition du 2e bureau, rattaché organiquement au 3e bureau (opérations), avait imposé au SRE de conserver une dimension militaire, lui permettant de répondre aux sollicitations des services de renseignement militaires des forces de l’OTAN et de participer aux réunions consacrée à cette thématique. Depuis, l’Armée se refusait à les prendre en charge à son niveau, restant le dernier bastion ayant des préventions à l’égard du SRE.
*
L’évolution du renseignement au Grand-Duché de Luxembourg s’inscrit dans l’histoire du renseignement européen. Sa structuration en 1960, à partir d’éléments provenant de la gendarmerie et de l’armée, correspondait aux particularités historiques du pays. Le rôle d’aiguillon joué par la CIA était similaire à celui que l’Agence joua aux en Allemagne et aux Pays-Bas, tant en impulsant une législation, alors que les grands pays européens n’avaient organisé leur services que par décret de l’exécutif, qu’en initiant une coopération fructueuse, dans le domaine du renseignement comme de l’économie. Même ces idées reçues que conserve la population luxembourgeoise envers le SRE correspondent à ces stratégies de dénonciation des acteurs secrets de la politique qui nourrirent les différents épisodes d’espionnite. Contrairement à leurs manifestations en Europe sous la forme nationaliste ou irrédente, la profonde nature neutraliste des Luxembourgeois les amène à stigmatiser sempiternellement « l’action cachée de la police, les politiques occultes de l’Etat, de tel ou tel groupe politique, (…) et ceux qui les servent, mouchards et espions »[35].
- [1] Conseil d’Etat (Luxembourg), n° 50.573 et 50.471b, p. 2.
- [2] Chambre des Députés (Luxembourg), Document parlementaire, n° 6565, 23 juillet 2013, p.130
- [3] Chambre des députés, Séance du 6 février 1907, IX, Corps de gendarmerie et des volontaires, Luxembourg, Victor Bück, 1908 ; Ibid., Compte-rendu des séances, 1910-1911, annexe n° 38, Projet de loi concernant le renforcement de l’effectif de la gendarmerie ; Ibid., 1912-1913, séance du 14 janvier 1913.
- [4] Archives nationales luxembourgeoises (ANLux), J-022-044, Charles-Louis Larue à Victor Thorn, 25 septembre 1903.
- [5] Ibid., Paul Eyschen à Léon de Lantsheere, 23 novembre 1910 et 7 mars 1911.
- [6] Ibid., Louis Bastin à Paul Eyschen, 11 novembre 1910.
- [7] Ibid., Henri Vannerus à Jean de Selves, 21 octobre 1911, Emile Van Dyck à Paul Eyschen, 26 octobre 1911 et 7 février 1914, Henri Cambon à Henri Vannerus, 12 juin 1914, Henri Vannerus à René Viviani, 23 juin 1914 ; Centre des archives contemporaines (Fontainebleau), 19940493/120, Paul Eyschen à Joseph Caillaux, 27 octobre 1911 ; 19940500/11, Jules Sébille, 7 avril 1914.
- [8] ANLux, Emile Van Dyck à Paul Eyschen, 27 décembre 1913.
- [9] Ibid., J-073-046, Maurice Stein à Louis Schaack, 23 octobre 1937.
- [10] Ibid., AE-GtEx-467, Joseph Bech à Antoine Funck, 20 juillet 1940.
- [11] Ibid., AE-03999/133, Victor Bodson, sd [août 1942].
- [12] Ibid., AE-GtEx-315.
- [13] Ibid., FD-094/158, Relevé sommaire des activités du Capitaine Krieps pendant la guerre 1939-1945.
- [14] Mémorial du Grand-Duché de Luxembourg, n° 49, 6 août 1960, p. 1210.
- [15] ANLux, FD-094/24, Pierre Dupong à Victor Bodson, 9 février 1946.
- [16] Archives du ministère des Affaires étrangères (AMAE), Paris, 194 QO/26, Direction d’Europe à Pierre Saffroy, 1er août 1949.
- [17] Archives privées, Jean Brasseur à Guillaume Albrecht, 3 novembre 1954.
- [18] Cf. Matthew M. Aid, « A tale of two Countries. U.S. intelligence community relations with the Dutch and German intelligence and security services, 1945-1950 », Beatrice de Graaf, Ben de Jong, Wies Platje (dir.), Battleground Western Europe. Intelligence Operations in Germany and the Netherlands in the Twentieth Century, Amsterdam, Het Spinhuis, 2007, p. 108-113.
- [19] AMAE, EU-23-7-1, Félix Guyon à Direction d’Europe, 8 juillet 1960.
- [20] ANLux, ET-044, Rapport sur l’opinion publique pour la période du 16 au 28 juillet 1946.
- [21] Service historique de la Défense, département de l’armée de Terre, Vincennes, 10 T 367, Pierre Saffroy à Direction d’Europe, 23 septembre 1957 ; d’Letzeburger Land, 20 septembre 1957.
- [22] John Barron, KGB. The Secret Work of Soviet Agents, Londres, Hoddon & Stoughton, 1974, p. 381, 531 et 552.
- [23] Российский государственный архив новейшей истории (Archives de l’Etat russe d’histoire contemporaine, RGANI), Moscou, Fond 89, opis 38, passim.
- [24] Ibid., Fond 89, opis 38, delo 34, extrait des minutes du Politburo, décembre 1958.
- [25] Christopher Andrew, Vasili Mitrokhin, The Sword and the Shield, New York, Basic Books, 2001, p. 657.
- [26] Ministère d’Etat (Luxembourg), Bulletin de Documentation, 31 décembre 1967, n° 16, p. 41 ; Antoine Pillet, Paul Fauchille, Revue générale de droit international public. Droit des gens-histoire diplomatique-droit pénal-droit fiscal-droit administratif, 72, Paris, Pedone, 1968, p. 825.
- [27] Archives privées, Jean Brasseur à Guillaume Albrecht, 5 février 1957.
- [28] Keith Jeffery, MI6. The History of the Secret Intelligence Service 1909-1949, Londres, Bloomsbury, 2010, p. 719-721.
- [29] Arrêté ministériel concernant l’organisation intérieure du service de renseignements, 22 novembre 1960, cité par Rapport de la Commission de Contrôle parlementaire du Service de Renseignement de l’Etat (Luxembourg), Les activités du réseau « Stay behind » luxembourgeois, 7 juillet 2008, p. 7.
- [30] Loi du 15 juin 2004 portant organisation du Service de Renseignement de l’Etat, Mémorial du Grand-Duché de Luxembourg, n° 113, 12 juillet 2004, p. 1738.
- [31] Chambre des Députés (Luxembourg), Document parlementaire, n° 6565, 23 juillet 2013, p. 49-52, 67-68.
- [32] Loi du 15 juin 2004 portant organisation du Service de Renseignement de l’Etat, Mémorial du Grand-Duché de Luxembourg, n° 113, 12 juillet 2004, p. 1742.
- [33] Rapport(s) de la Commission de Contrôle parlementaire du Service de Renseignement de l’Etat, Les activités du réseau « Stay Behind » luxembourgeois et Le rôle du service de renseignements dans le cadre des enquêtes relatives à l’affaire des attentats à l’explosif des années 1984 à 1986, Luxembourg, 7 juillet 2008.
- [34] Chambre des Députés (Luxembourg), Document parlementaire, n° 6565, 23 juillet 2013, p. 5.
- [35] Alain Dewerpe, Espion. Une anthologie historique du secret d’Etat contemporain, Paris, Gallimard, 1994, p. 275.