Le renseignement, facteur d’intégration européenne ? Interview du général François Mermet
Éric DENÉCÉ

Le général d’armée aérienne (CR) François Mermet est ingénieur de l’École de l’air. Il a été breveté pilote de chasse au Canada en 1955 et est breveté de l’École supérieure de guerre aérienne.
Au sein de l’Armée de l’Air, le général Mermet a exercé tous les commandements jusqu’à celui d’une région aérienne. Attaché de l’air et conseiller technique Mirage en Belgique, il a été membre de l’état-major particulier du Président de la République, puis chef de la division Forces nucléaires à l’état-major des Armées.
Par ailleurs, le général Mermet a exercé les fonctions de directeur des Centres d’expérimentation nucléaire (CEN), de directeur général de la Sécurité extérieure (DGSE) et de conseiller du gouvernement pour la Défense, fonction dans laquelle il fut notamment chargé de la réorganisation du renseignement militaire et spatial. A son départ des armées, il fut nommé président-directeur général de la Société française de stratégie et de conseil (STRATCO), de sa création en 1991 jusqu’en 1997.
Le général Mermet est aujourd’hui consultant international, conseiller en stratégie, président de l’Amicale des anciens des services spéciaux de la Défense nationale (AASSDN) et membre du Comité stratégique du CF2R.
Propos recueillis par Éric Denécé en 2001*
De nombreux experts européens du renseignement évoquent de plus en plus fréquemment la domination très marquée du renseignement américain au sein de l’OTAN et à l’occasion des opérations multinationales. Comment expliquez-vous cette situation ?
La grande communauté anglo-saxonne du renseignement est née au cours de la Seconde Guerre mondiale. Elle s’est renforcée au cours de la Guerre froide dans le cadre de l’accord UK-USA, pacte signé en 1947 entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, impliquant également l’Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande. Il s’agissait d’organiser le renseignement anglo-saxon face à la menace soviétique en disposant de bases d’écoutes installées dans ces pays et de satellites espions répartis pour couvrir l’ensemble de la planète.
La force de la communauté anglo-saxonne du renseignement vient notamment d’une approche culturelle commune du renseignement mais aussi de la similitude entre les organisations américaine et britannique : CIA et MI 6 pour le renseignement humain (humint), NSA et GCHQ pour le renseignement d’origine électromagnétique (sigint). Cela facilite la coopération très étroite existant entre ces services.
S’agissant du réseau anglo-saxon d’interception et d’écoute des communications, Echelon, la tête de l’hydre est sans conteste la NSA, mais la base la plus importante est située à Menwhith Hill en Angleterre, signe de l’importance que les communications européennes ont aux yeux de l’agence américaine. Cette base abrite 1 400 personnes, ingénieurs, informaticiens ou linguistes américains et la trentaine de paraboles dont les médias nous présentent les images à la moindre occasion.
Aujourd’hui, l’Alliance atlantique, l’OTAN et l’Union européenne dépendent pour l’essentiel des moyens de renseignement anglo-saxons même si d’autres pays européens participent également à leur mesure à ce recueil. Les moyens de surveillance satellitaire ou de reconnaissance aérienne stratégique sont essentiellement américains.
Cette vaste coopération en matière de renseignement entre les Anglo-saxons est-elle idyllique ou existe-t-il quelques divergences internes ?
Dans la répartition des tâches et des moyens de renseignement, les Américains mettent en œuvre les satellites d’observation alors que les Britanniques sont limités aux satellites d’écoute et de transmissions, ce qui engendre des tiraillements lorsque leurs intérêts ou leurs appréciations de la situation divergent.
Pour ne citer que quelques exemples, la Grande-Bretagne aurait critiqué la lenteur de la transmission par les Américains de leurs observations satellitaires au moment de la crise puis de la guerre des Malouines en 1982. Elle n’aurait guère apprécié non plus la menace américaine de ne plus fournir l’imagerie nécessaire au maintien de l’embargo sur les fournitures d’armes aux différents protagonistes du conflit dans les Balkans en 1995, embargo que les Etats-Unis souhaitaient lever à destination de certains belligérants contre l’avis de la Grande-Bretagne et de la France, seules puissances à l’époque à avoir des forces sur le terrain en Bosnie. Enfin, l’utilisation « orientée » du renseignement américain au cours des opérations au Kosovo n’a guère été appréciée par les autres partenaires européens à commencer par les Britanniques. Ces frictions devraient aller croissant, comme vient tout récemment encore de le montrer la divergence initiale d’appréciation politique et de comportement de leurs forces vis-à-vis des rebelles albanais à la frontière de la Macédoine.
Ceci montre bien la nécessité pour les Européens de disposer en propre de certains moyens de renseignement, complémentaires de ceux des Etats-Unis et venant les renforcer en cas de crise, mais permettant surtout une appréciation autonome lorsque les moyens américains ne sont pas disponibles ou sujets à caution. Il faut faire preuve d’une certaine mauvaise foi pour appeler cela de la duplication, sauf à vouloir maintenir ses alliés en situation de dépendance dans ce domaine capital, ce qui semble bien être le cas. Il appartient à la France d’exploiter les maladresses américaines pour faire avancer l’Europe du renseignement.
L’avancement de la construction européenne et les divergences inéluctables des intérêts économiques, et même de sécurité, de part et d’autre de l’Atlantique devraient conduire la Grande-Bretagne à choisir plus d’Europe et par conséquent à modifier sa position ambiguë dans le domaine du renseignement.
Parallèlement aux divergences politiques qui existent entre l’Europe et l’Amérique, les événements récents illustrent la montée en puissance des rivalités commerciales transatlantiques sur fond de renseignement économique. Quel jeu la communauté anglo-saxonne joue-t-elle dans cette compétition ?
C’est un secret de polichinelle : le réseau d’interception et d’écoutes des communications à l’échelle du globe né de la Guerre froide est utilisé, beaucoup plus qu’avant l’effondrement de l’empire soviétique, à la protection et à la promotion des intérêts économiques et commerciaux américains. La compétence a été acquise grâce à l’évaluation permanente de la puissance économique et technologique du bloc communiste. Il ne s’agit pas d’une reconversion dans le domaine économique mais d’une réorientation !
Les Américains ont fini par admettre récemment qu’Echelon sert aussi au renseignement non militaire, mais ils soutiennent que cet « autre » emploi des services ne se fait que sous l’angle de la lutte contre la corruption et de l’application de la convention de l’OCDE. Ainsi, pour James Wolsey, dans une interview à l’International Herald Tribune, « espionner l’Europe est justifié, car ses entreprises ont la fâcheuse tendance à corrompre. Grâce à Echelon, nous traquons la corruption dans le commerce international ».Toutefois dans la même interview, le même Wolsey dit ignorer l’existence de l’Advocacy Center, le hub de renseignement entre l’administration publique et le secteur privé, pourtant mis en place alors qu’il dirigeait la CIA.
Quel est le nouveau dispositif mis en place par les Américains afin de promouvoir ou de défendre leurs intérêts économiques dans le monde ?
Clinton a institué en 1993 à la Maison Blanche un National Economic Council chargé d’assurer un rôle de coordination de la politique publique à l’égard des entreprises. Parallèlement, un organisme de coopération avec les entreprises, le National Counter Intelligence Center (NACIC) a été mis en place par le FBI, la CIA et le département de la Défense. Compétent pour anticiper et entraver les tentatives d’espionnage économique contre l’industrie américaine, il procède en réalité à une veille sur l’activité des sociétés étrangères et communique régulièrement ces informations au secteur privé. C’est dans ce cadre qu’un groupe énergétique a pu accéder à un marché asiatique, grâce à un ancien directeur de la CIA, devenu administrateur de cette société.
De même, un National Infrastructure Protection Center (NIPC) a été constitué pour prévenir les risques pesant sur les infrastructures critiques des Etats-Unis. Cet organisme, à l’instar du NACIC, a pour objectif d’établir « un partage de l’information entre les agences et le secteur privé ». Selon un document interne adressé aux entreprises, « l’accès privilégié dont dispose le gouvernement au renseignement extérieur ainsi qu’aux informations judiciaires doit être partagé avec les sociétés américaines ».
Chaque service de renseignement dispose en outre d’un programme spécifique de coopération ou de partenariat destiné aux entreprises. On évalue à 25 000 le nombre de celles qui ont bénéficié de ces produits d’information en 1999. Certes la CIA et la NSA n’ont pas vocation à être directement en relation avec les entreprises américaines et leur action s’inscrit généralement dans le cadre des organismes de coordination mis en place par la Maison Blanche. Selon un ancien directeur de la CIA, l’agence a toujours entretenu des contacts « réciproques et informels » avec le secteur privé, même en l’absence d’une politique en ce domaine. De plus, comme le souligne un membre de la commission sénatoriale américaine sur le renseignement, la différence établie entre l’activité de prévention des risques d’espionnage industriel ou de corruption, et l’espionnage en tant que tel, est relativement inconsistante, dans la mesure où ces deux objectifs impliquent en pratique des actions similaires.
D’autres mesures favorisent cette connivence entre le secteur privé et les agences. Ainsi en 1998, 30% des nouveaux agents recrutés par la CIA disposaient d’au moins cinq années d’expérience professionnelle dans le secteur privé. De la même manière, à partir de 1996 la NSA a proposé à ses agents un programme de retraite anticipée en partenariat avec plusieurs contractants, dont Lockheed Martin ou Allied Signal. Enfin « l’externalisation » de certaines missions a facilité les échanges avec les entreprises, comme le premier contrat passé entre la NSA et la société informatique Computer Science Corporation (CSC) en août 1998.
L’action engagée par l’administration Clinton qui estimait que « le rôle du gouvernement est celui d’un partenaire à l’égard du secteur privé agissant comme un défenseur des intérêts économiques nationaux », aboutit aujourd’hui à partager des techniques et des ressources réservées à la sphère de souveraineté, dotant ainsi les entreprises américaines d’un potentiel compétitif d’une nature nouvelle qui modifie la règle des pratiques commerciales.
Au-delà des considérations juridiques et sociales liées à l’existence d’Echelon, la mise à disposition de ressources d’Etat au profit du secteur économique est une réalité dont les gouvernements européens devront désormais tenir compte pour garantir à leurs entreprises les conditions d’une concurrence loyale. Cette organisation américaine pourrait d’ailleurs servir d’exemple dans la mise en place d’une communauté européenne du renseignement dont on perçoit clairement la nécessité.
Il y a donc une véritable perversion des mœurs économiques derrière un discours militant sur le libre-échange et de la concurrence ?
Les Européens ont le tort de prendre au mot le discours idéologique américain sur le libre marché et la concurrence. Les Américains eux-mêmes n’y croient pas et surtout ne l’appliquent pas dans les domaines stratégiques où ils se montrent plus « colbertistes » que les Français ! Comment opèrent-ils ?
En premier lieu, en instrumentalisant le droit international, ils imposent leur droit fédéral et leurs normes. Par exemple la convention OCDE fait apparaître une double stratégie, d’une part exporter son droit et ses normes, d’autre part utiliser de manière duale l’outil de renseignement pour :
– contrôler l’application de la convention par les autres,
– mieux contourner soi-même le droit imposé aux autres,
– exploiter à son bénéfice les cas de corruption détectés, par chantage, sur le corrupteur ou le corrompu. La tactique consiste à faire coopérer de façon étroite services de renseignement, médias et ONG.
Cependant en contournant à leur profit la lutte contre la corruption, ils montrent la connivence entre l’État américain et les acteurs de son économie. La loi sur les Foreign Sales Corporation (FSC) peut être lue comme une incitation du secteur public pour que les entreprises américaines ouvrent des filiales dans les paradis fiscaux. Cette démarche leur permet en effet de :
– bénéficier de moindres taxes à l’exportation,
– dégager les montants nécessaires pour les commissions,
– trouver les partenaires pour « noircir » l’argent,
– monter des structures juridiques (trusts) empêchant de remonter aux donneurs d’ordres.
Par exemple, lorsque Innovacum 2, capital-risque de France Télécom, a cherché fin 1991 à sortir d’une vingtaine d’éditeurs de software français – dont plusieurs acteurs de la sécurité des systèmes d’information – parmi les candidats à la reprise, se trouvait un fonds d’investissement dont le siège était dans un paradis fiscal. Des investigations ont montré que derrière ce fonds se trouvait un acteur privé majeur de l’industrie de la sécurité nationale américaine !
Un autre exemple classique de cette arme américaine du libre-échange est donné par le montage du réseau Internet. A l’origine, projet du Pentagone, il a bouleversé le renseignement. Sous la pression des marchés, tous les systèmes d’information sont conduits à se connecter à lui et donc à se rendre vulnérables car le système est contrôlé par les Américains. Les frontières s’effacent et les logiques de défense et de sécurité s’entremêlent. Le génie américain a été encore une fois, grâce à une utilisation duale des technologies, de réaliser un outil de sécurité et de renseignement tout en créant un nouveau marché.
En France, la notion de « guerre économique » est loin d’être unanimement acceptée et se voit réfutée par de nombreux acteurs économiques et politiques. Que pensez-vous de cette réaction ?
Sur un plan sémantique, je trouve inutile d’ergoter. Guerre économique ou compétition exacerbée ? Qu’importe ! Dès lors que l’on veut conquérir des parts de marché, c’est bien d’une action offensive dont il s’agit. Or avant de faire la guerre, et mieux encore pour l’éviter, il faut se fixer des buts de guerre, définir des orientations stratégiques et mettre au point des tactiques appropriées, nommer un commandant de théâtre et s’appuyer, avant, pendant et après l’action sur un système de renseignement efficace et bien évidemment, disposer de moyens adaptés et de troupes entraînées.
Mais j’aimerais bien savoir s’il existe chez nous pour conduire cette guerre économique, des généraux désignés et dotés des pouvoirs et moyens pour mener à bien de tels combats, tant les administrations sont des citadelles conservatrices qui rechignent à accepter une quelconque tutelle et, pis encore, des missions transversales. Cette absence de vision et d’action globales est notre handicap majeur, même si nous disposons souvent des troupes, de la logistique et parfois du renseignement nécessaires pour participer victorieusement à cette compétition.
Dans cette guerre économique, il nous faut aussi des alliances et des armes spécifiques dont nous devons nous doter au plus vite : je pense en particulier à l’arme médiatique que nous subissons bien plus que nous l’utilisons. Pourquoi ne pas désigner à notre tour les points faibles des entreprises qui manipulent les nôtres ou ceux des Etats qui nous montrent du doigt ?
A ce propos le dernier rapport d’information de la Commission de la Défense nationale et des Forces armées présenté par Robert Gaïa sur les actions civilo-militaires, critique sévèrement, à partir d’exemples révélateurs observés sur le terrain, l’inefficacité de l’action de la France et celle des outils employés, ainsi qu’une une absence de reconnaissance des personnels le plus souvent compétents qui se portent volontaires pour assurer ces missions difficiles. Les titres des chapitres de ce rapport résument, à eux seuls, les graves insuffisances françaises : « déficiences du réseau d’alerte sur les situations de crise, caractère peu opérationnel de l’administration du Quai d’Orsay, action internationale en ordre dispersé, absence de continuité de l’action de la France, foisonnement de structures ministérielles de coopération, absence d’une stratégie globale d’influence, mauvaise gestion des Français dans les organismes internationaux, livrés à eux-mêmes et pénalisés à leur retour, patronat timoré et peu structuré, rôle dissuasif de la DREE et de certains diplomates ». Là encore on cite en exemple « une mécanique anglaise bien huilée » et l’action stratégique de l’Allemagne et de l’Italie ! Alors qu’attendons-nous ?
Il y a quelques années, il m’avait été demandé de tirer des enseignements à partir de plusieurs grands contrats que nous avions perdus à l’étranger. J’avais été frappé par la différence de méthodes entre les Britanniques et nous-mêmes. Dans une affaire très importante, nous avions su que chez eux, il n’existait que trois documents sur le marché en question. L’affaire était conduite par le Premier ministre, qui s’était déplacé, ainsi que par les ministres de la Défense, des Affaires étrangères et de l’Economie. A l’arrière-plan, mais dès le début, les services de renseignement avaient appuyé cette action. Nos réseaux commerciaux sur place avaient été « endormis », c’est-à-dire payés pour qu’ils ne travaillent pas avec nous. Le tout était accompagné d’une manœuvre de « déception » : une partie des négociations s’était déroulée en Angleterre, sous couvert de voyages à but médical effectués par les responsables du pays en question.
On voit que pour obtenir un très gros contrat, il faut une mise en perspective globale, une mobilisation générale du gouvernement. Et cela, nous répugnons parfois à le faire. Je pense toutefois que nos hommes politiques jouent davantage les VRP que dans le passé.
Quelles sont les réactions européennes face à cette nouvelle situation et à l’attitude offensive des Etats-Unis ?
Elles sont encore aujourd’hui balbutiantes. Pourtant l’Europe doit progressivement mettre en place, pour l’exercice de ses responsabilités dans les domaines économique, militaire, diplomatique et politique, les instruments d’information et de renseignement correspondants. Sinon, comment, au plan économique, défendre les intérêts européens sans organiser la recherche de l’information sur les menaces qui les visent et soutenir l’action destinée à développer nos parts de marché dans le monde ?
Dans le domaine du renseignement comme dans celui de la conduite des opérations et de la projection des forces, il importe que l’Europe accède à un certain niveau d’indépendance et qu’elle se dote en premier lieu d’une capacité d’appréciation des situations qui lui soit propre. La communauté anglo-saxonne du renseignement, conduite par les Américains, dispose de moyens considérables mis en place et développés durant et après la Guerre froide. La mondialisation de l’économie dans laquelle le renseignement devient de plus en plus ambivalent, montre quels avantages les Américains ont pu retirer d’un tel système.
De son côté, l’Europe a développé ponctuellement des systèmes de renseignement qui ont montré leur efficacité, mais sans aucune mesure avec l’échelle américaine. L’absence de structures et d’organisations comparables ne facilite pas les collaborations entre les services européens. C’est la grande force des Anglo-saxons, qui, outre la langue et la culture, disposent de structures équivalentes lors des réunions d’échange. Ce devrait être la base pour le développement d’une Communauté européenne du renseignement qui soit à l’échelle du potentiel économique de l’Union européenne et de la protection de ses intérêts. Partant de là, on arrivera entre l’Europe et les Etats-Unis dans le domaine du renseignement, à un certain équilibre qui devrait permettre d’éviter l’exaspération et donc les tensions transatlantiques : « alliés mais non alignés » !
Existe-t-il, dans le domaine du renseignement, comme dans celui de la construction politique, un couple franco-allemand ?
Les services secrets français et allemands ont depuis longtemps l’habitude d’une coopération privilégiée. C’est la conséquence naturelle du couple franco-allemand et de la non-appartenance à la communauté anglo-saxonne. Cette coopération s’est traduite notamment par l’installation d’une station commune d’écoutes sur la base de Kourou en Guyane, idéalement placée pour intercepter les communications des satellites évoluant au-dessus du continent américain. Ceci agace les Etats-Unis et leur permet de dire qu’ils ne sont pas les seuls à pratiquer l’espionnage électronique.
Malheureusement la coopération dans le domaine spatial ne s’est pas encore concrétisée pour de multiples raisons :
– maladresse, voire arrogance du côté français où l’obsession du secret empêchait l’indispensable lobbying auprès des toutes puissantes commissions parlementaires allemandes. Alors que nous leur demandions de participer à hauteur de cinq milliards de francs au satellite Hélios, le président de la Commission de la Défense du Bundestag me confia n’avoir effectué qu’une seule visite stratégique en France pour voir Airbus à Toulouse ! Favorable à cette coopération, il aurait été très intéressé par une visite du centre d’imagerie satellitaire de Creil pour voir des images prises par notre satellite ;
– le désir réel du BND d’accéder au renseignement stratégique ne suffisait pas à surmonter l’absence de volonté des militaires allemands qui ne voyaient pas l’intérêt de sacrifier des équipements conventionnels pour obtenir à grand prix une imagerie que les Américains leur donnaient dans le cadre de l’OTAN. Comme me disait un général allemand : « nous n’avons pas votre culture de la souveraineté » ;
– pression américaine pour offrir des images de satellites civils d’une résolution proche de celle d’Hélios à un prix très inférieur.
Toutefois à défaut d’une participation sur chacun des satellites, la France et l’Allemagne ont choisi à Mayence, en juin 2000, une répartition des tâches : l’optique et l’infrarouge (Helios II) pour la première, le radar (constellation SAR-Lupe) pour la seconde, avec échange des capacités.
Parallèlement à la coopération franco-allemande, quels sont les atouts de la coopération en matière d’imagerie avec l’Italie et l’Espagne ?
Cette coopération à trois entre la France, l’Italie et l’Espagne sur Helios I est une indéniable réussite de l’aveu même de chacun des partenaires qui reconnaît obtenir beaucoup plus qu’envisagé initialement. Nous avons acquis l’expérience, unique en son genre, d’une gestion commune de missions opérationnelles sensibles qui devrait être la base d’un élargissement à d’autres partenaires notamment sur le futur satellite Helios II. La Belgique vient d’annoncer sa participation à ce nouveau programme et l’Espagne devrait le faire sous peu. Cet élargissement devrait être un souci prioritaire de la France dans sa contribution à la réalisation de l’Europe de la Défense.
Autre réussite insuffisamment mise en valeur et utilisée : le Centre satellitaire européen de Torrejon qui, comme le rappelait Alain Richard, est un atout précieux, « le joyau de la couronne de l’UEO », puisque l’Alliance elle-même ne dispose pas d’un tel Centre. L’Union européenne doit veiller à lui conserver toute son efficacité car il est d’un intérêt majeur pour cette dernière de disposer d’une capacité d’exploitation d’images satellitaires et aériennes. En effet selon la belle formule : « voir ensemble permet de comprendre ensemble pour mieux agir ensemble ».
L’atout qu’apporte la France avec Spot et Hélios, en coopération avec l’Italie et l’Espagne et à dorénavant la Belgique, est un des axes privilégiés de cette autonomie européenne. Comme le souligne le remarquable rapport Le renseignement par l’image présenté par Jean-Michel Boucheron pour la commission des Finances, de l’Économie générale et du Plan de l’Assemblée nationale, « l’image preuve », obtenue par satellite, avion ou drone, est un atout irremplaçable pour anticiper et gérer les crises et peser dans les relations internationales pendant ou en dehors des périodes de tension.
De plus, il n’existe pas d’opérations aériennes sans images disponibles en temps quasi réel. J.-M. Boucheron insiste aussi sur l’urgence d’intégrer le nouvel outil de renseignement qu’est le drone, en particulier celui nécessaire à une nation pour conduire des opérations à l’échelle d’un théâtre extérieur. Il demande un assouplissement des procédures d’acquisition d’armement, dont la lourdeur et la lenteur empêchent nos armées d’acheter des matériels sur étagère, même en quantité limitée, et de consommer les crédits alloués à cet effet.
La démonstration de ce besoin en imagerie a été faite à nouveau au Kosovo et il faut espérer que nos partenaires européens ont enfin réalisé que nous ne pouvions déléguer définitivement ce pouvoir exceptionnel d’ausculter en permanence la planète à des fins aussi bien militaires que civiles à une seule puissance, même amie. Il est indispensable de doter l’Europe de cet atout politique et technologique.
Quel type d’évolution serait envisageable afin de parvenir à une meilleure coordination du renseignement européen ?
Les Européens doivent réfléchir à une réorganisation et à une harmonisation de leurs systèmes de renseignement dans le souci d’une meilleure efficacité opérationnelle et d’une meilleure interopérabilité. S’agissant de la coordination pour éviter les duplications entre le niveau national et le niveau européen, nous devrions nous inspirer du fonctionnement du Joint Intelligence Committee (JIC) britannique qui ne dispose pas de son propre état-major, mais s’appuie sur des groupes d’évaluation (Assessment Staffs), constitués des experts des différents services de renseignement. Ce pourrait être l’embryon d’un Conseil de sécurité européen capable d’anticiper les crises et non seulement de les gérer.
Il convient que les Européens les plus volontaristes donnent l’exemple en se dotant des moyens et de l’organisation appropriée à la réalisation de l’Europe. Un premier signe d’espoir vient d’être enregistré à Bruxelles où la DG III a retenu l’intelligence économique comme une des priorités d’action propres à améliorer la compétitivité des entreprises européennes. Il faut approfondir la réflexion et élargir les actions dans tous les domaines – pas seulement économique – touchant à l’information, matière première stratégique, dont la maîtrise permettra seule au continent européen d’exister en tant que partenaire/concurrent crédible du Japon et des Etats-Unis. Le chantier du renseignement européen dans tous ses aspects reste à ouvrir. Cette affirmation de l’Europe comme acteur mondial dans un monde qu’elle souhaite multipolaire pose toute la problématique de sa relation avec l’Amérique.
Quelle place le renseignement français occupe-t-il exactement dans l’Europe de la défense ?
Bien que n’ayant pas réintégré l’OTAN, la France a fourni la plus importante contribution européenne lors de l’opération Allied Forces au Kosovo. Elle a surtout assuré 20% des missions de reconnaissance, faisant ainsi la démonstration qu’elle était le seul pays européen à disposer d’une panoplie, certes limitée en nombre mais presque complète, des moyens de renseignement dans la troisième dimension, allant du satellite d’observation au drone tactique en passant par les Mirages IV et F1 de reconnaissance et les avions d’écoutes électroniques Gabriel et Sarigue. Manque encore le drone de théâtre d’opérations et le système de transmission en temps réel de ces informations. Pour avoir l’intelligence d’une situation et ne pas être manipulé, il suffit en effet d’avoir « une raie dans chacune des bandes passantes ».
La réticence initiale des Américains à nous voir assurer ces missions durant cette intervention de l’Alliance montre à l’évidence l’enjeu politique de ces moyens de renseignement dont la France devrait se faire en priorité le promoteur pour l’Europe de la défense.
Quelles initiatives la France devrait-elle prendre en liaison avec ses partenaires européens ?
Trois initiatives me paraissent indispensables :
– développer la coopération entre secteur public, académique et privé, à l’instar des Américains, car l’État n’a pas le monopole des compétences et ne doit plus aujourd’hui chercher à tout entreprendre par lui-même – et d’ailleurs il n’en a plus les moyens – mais plutôt jouer le rôle d’un stimulateur et d’un co-régulateur. L’exemple de la problématique soulevée par un projet comme Identrus, infrastructure globale de sécurisation des systèmes d’information du monde bancaire imaginée par les Américains, montre bien que les États européens « continentaux » – faut-il le préciser – se trouvent démunis. Seule une mise en commun des compétences des acteurs publics et privés permettra de trouver une solution pour protéger notre patrimoine informationnel et fonder un développement durable de l’Europe ;
– repenser une politique industrielle en diffusant à des partenaires de confiance les informations et les moyens (notamment à des programmes de recherche financés par des fonds publics) pour leur permettre d’obtenir une avance de compétence par rapport à leurs concurrents et d’être mieux positionnés pour les appels d’offres. Une idée serait de s’inspirer du programme Eureka pour lancer des initiatives dans ces domaines ;
– développer la coopération européenne dans le domaine du renseignement et de la sécurité. Les marchés nationaux sont trop étroits pour permettre à des acteurs industriels européens d’atteindre une masse critique, d’où leur absence actuelle. Pour avoir de véritables solutions européennes et non plus seulement nationales, il faut plus de coopération entre les différents services de sécurité (police, renseignement, etc.) et contribuer à la naissance, soutenue par une volonté politique, d’acteurs véritablement européens de l’industrie de la sécurité.
N’est-il pas paradoxal que la France, dont nous connaissons la faible culture du renseignement, notamment parmi les élites, se trouve en pointe pour concevoir un système de renseignement européen alors que le sien propre est loin d’être organisé au mieux ?
Dans le domaine du renseignement, la France a des atouts mais aussi un double handicap à surmonter.
Tout d’abord, un handicap d’ordre culturel. César notait déjà que les Gaulois accueillaient sans contrôle des bruits mal fondés et que la plupart de leurs informateurs inventaient des réponses conformes à leurs désirs. De plus, le caractère français, fait d’individualisme et porté à l’improvisation brillante s’accommode mal du travail persévérant exécuté en équipe, de façon discrète voire obscure. Ces traits nous exposent plus que d’autres nations à la tendance naturelle à l’appropriation du renseignement comme instrument de pouvoir, donc à la difficulté de coopérer et à la rivalité entre services. Ceci exige qu’au plus haut niveau, une autorité anime, fixe les règles du jeu, et arbitre.
A ceux qui pensent que ce qui est d’ordre culturel ne peut être réformé, on peut opposer le double exemple nippon et allemand : à deux reprises, les Japonais organisèrent le transfert du savoir militaire au profit de l’économie, au XIXe siècle puis en 1945, avec le succès que l’on connaît et dont le MITI est le produit le plus célèbre. Les Allemands, après la défaite de 1945, déployèrent une partie du personnel de l’Abwehr dans l’industrie. Est-ce un hasard aujourd’hui si ces deux pays sont les plus difficiles à pénétrer économiquement et les plus performants à l’exportation ?
Notre pays souffre par ailleurs d’un un handicap d’ordre institutionnel. La place de la fonction « renseignement » en France fait aussitôt apparaître le problème posé par les deux niveaux d’exécutif, originalité de notre constitution que certains nous envient, paraît-il, mais qui ne présente pas que des avantages, notamment dans le domaine du renseignement et de la défense, qui sont étroitement liés. Ce problème pathologique peut devenir paroxysmique en cas de cohabitation.
Les autres démocraties occidentales n’ayant qu’un niveau d’exécutif, l’organisme de coordination se situe naturellement auprès du président américain (pour le NSC) et du Premier ministre en Grande Bretagne (JIC) et auprès du chancelier en Allemagne. En France, l’ordonnance de 1959 a prévu un comité interministériel du renseignement (CIR) situé, non pas auprès du Président de la République, chef des armées, mais auprès du Premier ministre, responsable de la politique de défense, son secrétariat étant assuré par un organisme original, le SGDN.
Ce comité ne s’était pratiquement jamais réuni et le Plan national de renseignement qu’il devait établir est tombé en désuétude. En 1989, sous l’impulsion du Premier ministre et des responsables du renseignement de l’époque, une démarche fut entreprise pour nous doter d’un réel système de coordination en créant un organisme comparable au NSC ou au JIC. Mais il aurait fallu redéfinir les compétences ministérielles et celles des services, bouleverser le dispositif actuel. Il fut donc modestement décidé de réactiver le CIR avec un dispositif plus simple, plus souple et pragmatique, mais qui est bien loin d’avoir la permanence et l’efficacité du NSC américain et surtout du JIC britannique.
Au demeurant, nous sommes un des pays qui a le plus de ministères, phénomène dénoncé jadis par le rapport Picq. Combiné à nos deux niveaux d’exécutif, ceci complique encore davantage la circulation en temps réel de l’information. Ces faiblesses sont aggravées par l’absence de structures croisées qui augmenteraient l’efficacité de chacun des services, diminueraient les rivalités et faciliteraient la coordination. Bref, il faut forcer le décloisonnement, la rotation d’hommes de valeur qui enrichiront le travail de chaque organisme, les Américains ont même fait de cette rotation une condition d’avancement de leur personnel du renseignement.
En fait, la création d’une véritable communauté du renseignement et sa coordination en un point unique posent le délicat problème politique de la concentration des pouvoirs dans ce domaine sensible et donc de son rattachement soit à l’Elysée soit à Matignon. Seuls une volonté politique et un effort en profondeur permettront de surmonter ces handicaps.
Malgré ces handicaps culturels et institutionnels, le renseignement français donne cependant l’impression d’avoir entamé une modernisation réelle. Est-ce bien exact ?
Oui, car il faut souligner les atouts français et relever des signes d’espoir. La prise de conscience est en cours et de notables progrès ont été réalisés principalement dans deux domaines :
– la réorganisation du renseignement militaire, plus de vingt années après celle des Anglo-saxons, nous a permis de dialoguer d’égal à égal, précisément au moment où la multiplication et l’extension des crises ainsi que le développement de la prolifération des armes et des trafics exigent une interopérabilité permanente. A l’amélioration reconnue à l’étranger et au niveau politique français de la qualité des évaluations de situations militaires, doit maintenant correspondre la satisfaction du besoin en renseignement des forces au niveau opératif et tactique ;
– le recueil du renseignement par des moyens techniques où, à partir des années 1980, des efforts méritoires ont été accomplis, à la DGSE comme dans les armées, pour les équipements comme pour les personnels. S’agissant de l’espace, nous avons pu nous doter de premiers atouts, notamment dans le domaine de l’observation et des télécommunications. Il convient à présent de maintenir notre effort satellitaire pour accéder à l’observation infrarouge et radar, l’écoute, ainsi que la permanence d’accès à ces informations bien évidemment dans toute la mesure du possible en collaboration avec les autres pays européens. Cette maîtrise de l’espace comme celle de l’atome fait la différence entre les puissances à vocation mondiale et les autres.
Lorsque vous dirigiez la DGSE, comment avez-vous ressenti l’intérêt des politiques français pour le renseignement ?
J’ai été amené à diriger la DGSE de fin 1987 à 1989. Nommé sur l’initiative d’André Giraud, je suis resté en place lorsque Michel Rocard succéda à Jacques Chirac comme Premier ministre.
J’ai eu une excellente relation avec M. Rocard, homme très Intelligence Minded de par son héritage paternel et sa culture protestante. Michel Rocard a beaucoup fait pour les services et m’avait assuré de son entier soutien. Il avait une vision extrêmement pertinente de la communauté française du renseignement, de la nécessité de la réorganiser et de mettre en place une véritable coordination en s’inspirant autant que possible du modèle britannique. Il confia cette tâche difficile et politiquement hautement sensible à Rémy Pautrat, son conseiller pour les affaires de sécurité. Comme cela a été évoqué précédemment, la réforme proposée, ambitieuse et réaliste, fut malheureusement tronquée à l’Elysée ; elle est toujours d’actualité !
Toujours est-il que Michel Rocard fut le premier Premier ministre de la Ve République à venir visiter la « Centrale », boulevard Mortier. Avant lui, seul George Pompidou s’était rendu à Cercottes pour assister à une démonstration du service Action. Lors de sa visite, Michel Rocard a fait part de ses sentiments vis-à-vis des services exprimant le souhait de leur donner lustre et noblesse comme chez les Anglo-saxons. Il brossa ensuite, en une brillante improvisation, sa vision de la place de la France en Europe et dans le monde et du rôle du service secret pour appuyer cette politique. Il souhaitait notamment augmenter la part de l’économique, de l’industriel, du technologique et du financier pour redonner à notre pays les moyens de la croissance en gagnant des parts de marché à l’exportation. Soulignant l’importance ultra dommageable des conflits agricoles entre l’Europe et les Etats-Unis, il prônait un renversement d’alliance avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande face aux Américains, Canadiens, Argentins et Brésiliens et stigmatisait à cet égard les effets de la malencontreuse affaire du Rainbow Warrior pour fonder une nouvelle politique française dans le Pacifique.
La DGSE reçut ainsi ses premières directives verbales depuis 1975, alors que les services britanniques en reçoivent après chaque conseil des ministres ! Tous les grands directeurs de la maison furent véritablement impressionnés et séduits. Hélas cet intérêt pour les services secrets ne me semble malheureusement pas partagé par les autres leaders de la classe politique actuelle. A mon époque, ils semblaient éprouver une certaine crainte vis-à-vis de la DGSE et ne voulaient surtout pas de vagues !
Pourtant, le renseignement est un enjeu de souveraineté par excellence, de nature à assurer l’indépendance, à renforcer les alliances ou à exercer une tutelle sur des partenaires mais aussi, par certaines de ses formes, à entraîner un risque de discorde avec ses alliés et d’hostilité avec ses adversaires. C’est pourquoi la France devrait placer le renseignement au cœur de sa politique afin de pouvoir jouer un rôle primordial dans la construction européenne et d’être un acteur essentiel de la relation transatlantique. Pour cela, il lui faut le dimensionner à la hauteur de ses ambitions.
* Interview initialement publiée dans la revue Renseignement et opérations spéciales, n°8, juillet/août 2001, CF2R/L’Harmattan.