Le rapport de la CIA sur la Tchécoslovaquie (1972)
Michael LAMBERT
Le 29 janvier 2002, alors que la Tchéquie et la Slovaquie s’apprêtent à intégrer l’Union européenne dans le contexte du premier élargissement à l’Est, la CIA a déclassé un rapport secret de 1972 intitulé Czechoslovakia Handbook (n° 0613).
Rédigé en pleine Guerre froide, le document de 42 pages porte son attention sur les divisions au sein du pays, n’hésitant pas à qualifier les Tchèques de “plus teutons des Slaves” et les Slovaques comme une minorité assujettie. La lecture du rapport nous donne des précisions sur les divergences entre les trois principales régions du pays – Tchéquie, Moravie et Slovaquie – et tente de déterminer dans quel mesure Prague pourrait s’intéresser à quitter le Bloc de l’Est pour se rapprocher de l’Europe de l’Ouest. Dans un contexte post-Printemps de Prague, cette analyse s’impose car les divisions s’accentuent entre l’Union soviétique (URSS), qui s’ingère directement dans les affaires tchécoslovaques, et la Tchécoslovaquie qui tente d’accroître ses échanges avec le monde occidental et le Moyen-Orient.
Si le rapport permettait d’analyser les tendances séparatistes au sein du Bloc de l’Est en 1972, sa divulgation en 2002 amène à une réflexion sur ce qui constitue l’identité des Tchèques et des Slovaques, afin de comprendre dans quelle mesure ces derniers parviendront à s’intégrer au sein d’une Union européenne élargie.
Si la Tchécoslovaquie avait des désaccords diplomatiques avec l’URSS, en sera-t-il de même entre Prague et Moscou dans le contexte post-soviétique ? Dans quelle mesure ces deux peuples slaves pourraient-ils collaborer ? Pour la CIA, la question identitaire semble essentielle, celle-ci pouvant générer des tensions au sein du Bloc de l’Est en 1972, mais aussi menacer la cohésion au sein de l’UE après 2004.
Les services de renseignement américains ne manquent pas de mentionner la désintégration de l’Empire d’Autriche-Hongrie, celle-ci ayant été provoquée en partie par le manque de cohésion interne pendant la première Guerre mondiale. De nombreux soldats tchèques préférant rejoindre les frères slaves de Russie comme le montre Jaroslav Hasek dans son ouvrage Le Brave soldat Chveik auquel fait référence la CIA dans son rapport.
Les “plus teutons des Slaves” en proie au séparatisme
Le renseignement américain distingue les trois peuples qui cohabitent en Tchécoslovaquie, et qui d’après la CIA n’ont pas le même poids au sein des institutions nationales. Les Tchèques vivent essentiellement en Bohème et sont plus proches culturellement des Allemands et des Autrichiens. Ils ont tendance à nier les revendications autonomistes des Slovaques qui vivent dans le sud du pays. Entre ces deux peuples, les Moraves tentent de trouver leur place, ce qui entraîne des tensions internes qui sont exploitées par les grandes puissances :
“Lying in an historic zone of conflict between East and West and between Slav and German, Czechoslovakia has been troubled since its creation after World War I by pressures from without and within. Czechs and Slovaks, through both of Slav background, differ in cultural and institutional heritage, and the country’s enemies have been able to exploit their mutual antagonists at critical points of Czechoslovakia’s history.”
Les Tchèques ont tendance à minimiser l’importance des Slovaques et à limiter l’émancipation de ces derniers (“Slovaks became culturally repressed and locked into an agriculturally oriented society”), ce qui pourrait servir de levier afin de créer des tensions ethniques et affaiblir la cohésion au sein du Bloc de l’Est en jouant sur cette faiblesse historique (“a major historical weakness”).
En 1972, le renseignement américain tente d’expliquer les fondamentaux de l’identité des Tchèques et avance que ces derniers se considèrent comme des Chvéïks (Schweikism) en référence au roman Les Aventures du brave soldat Švejk pendant la Grande Guerre (Osudy Dobrého vojáka Švejka za první světové války) de l’écrivain Jaroslav Hašek. Pour la Communauté américaine du renseignement, ces derniers sont “apathiques, cyniques, et se refusent à la coopération”.
Cette description des fondamentaux de la culture tchécoslovaque est à mettre en perspective dans ce contexte de Guerre froide car cela signifie que la cohésion nationale est faible et qu’il est donc envisageable de déstabiliser le pays en usant de stratégies de désinformation et de propagande séparatiste pro-slovaque.
Sur un plan économique, le rapport ajoute que la Tchécoslovaquie doit faire face à un manque de main-d’oeuvre en raison de sa faible natalité, ce qui signifie que des travailleurs en provenance d’autres pays du Bloc de l’Est viendront occuper les emplois disponibles dans les années à venir, phénomène qui accentuera l’instabilité interne en créant des tensions entres habitants et nouveaux arrivants :
“In 1970 the annual rate of population growth was 0.3%, the lowest in the country’s history. The low population growth rate has led to chronic labor shortages which add to the economic problems of the Communist regime”.
La CIA ajoute que “Czechs are well-educated and disciplined; they are often called the Teutons of the Slavic world” et développe un raisonnement géopolitique visant à déterminer la proximité culturelle avec le monde germanique (Europe de l’Ouest) et les peuples slaves dont la Russie soviétique. Si les Tchèques sont de culture germanique, il est dès lors envisageable de tenter de rapprocher ces derniers avec l’Autriche et la République fédérale d’Allemagne (RFA) pour déstabiliser le Bloc de l’Est. En 2002, ce raisonnement prend une autre dimension dans la mesure où il est question de savoir si la Tchéquie sera un partenaire viable au sein des structures euro-atlantiques ou si Prague aura tendance à se rapprocher de Moscou.
Une anomalie économique au sein du bloc de l’Est
La Tchécoslovaquie est le troisième pays le plus riche au sein du Bloc de l’Est avec un PIB de 30,9 milliards de dollars en 1970, surpassé uniquement par l’URSS et l’Allemagne de l’Est. Un contexte économique favorable qui est mis à mal par le gouvernement central qui n’a pas su maintenir et moderniser les infrastructures nationales après la Seconde Guerre mondiale, ce qui rend les produits tchécoslovaques peu compétitifs à l’international, mais de bonne manufacture par rapport à ceux des autres pays communistes.
Si les échanges commerciaux avec l’Allemagne de l’Est sont essentiels, la CIA précise que les années 1970 sont difficiles, les entreprises tchécoslovaques ne pouvant plus échanger avec la RFA et l’Autriche, ce qui débouche sur des tensions entre ceux qui appuient un rapprochement avec l’URSS et ceux qui sont favorables à une ouverture vers l’Ouest.
Le rapport donne des détails sur le réseau ferroviaire, les routes, ou encore les échanges d’uranium avec l’URSS (3 000 tonnes métriques par an). Prague ne semble pas en mesure de s’adapter à une économie planifiée en raison de l’interconnexion historique avec la RFA et l’Autriche, ce qui renforce le souhait d’autonomie nationale, d’autant plus dans un contexte post-Printemps de Prague.
Malgré ces éléments, la CIA n’évoque aucune tentative de déstabilisation du pays par ses soins, mais il est à noter que la section IV du rapport (« Subversion ») ait été supprimée par les archivistes.
Structure des forces armées tchécoslovaques
La proximité géographique avec la RFA, membre de l’OTAN, et les troupes américaines en Bavière incite Moscou à porter son attention sur la Tchécoslovaquie, ce qui influence la structure des forces armées et des équipements du pays.
Le pays compte plus de 172 000 hommes, dont 154 000 dans l’armée de terre et 18 000 dans la force aérienne, laquelle compte plus de 550 avions de chasse. À cela s’ajoute 50 navires de surveillance qui assurent la sécurité sur le Danube. Les gardes-frontières tchécoslovaques dépendent directement du ministère fédéral de la Défense nationale jusqu’en 1971, avant de rejoindre le ministère de l’Intérieur.
Prague dispose ainsi de la troisième armée au sein du Bloc de l’Est – derrière l’URSS et la Pologne -, le rapport détaillant avec précision l’organisation de la défense nationale et les institutions politiques qui sont en charge de troupes.
Le Président de la République tchécoslovaque est en théorie le commandant en chef des forces armées qui se répartissent en deux districts militaires – le district militaire de l’Ouest, avec son commandement à Tabor ; et le district militaire de l’Est avec son commandement à Trencin – avant d’ajouter que c’est le Parti communiste, à travers le directorat politique du ministère de la Défense, qui est en charge des décisions.
Le service militaire obligatoire est de deux années et la réserve compte plus 1,5 million d’hommes. Les événements de 1968 ont mis à mal le moral des troupes, notamment chez les plus jeunes et les officiers de grade moyen. Une préparation militaire préliminaire a lieu au sein des paramilitaires SVAZARM (“Union for Cooperation with the Army”). Toute la formation est conçue afin que les forces tchécoslovaques puissent être interopérables avec les autres armées du Pacte de Varsovie :
“Instruction for filed-grade officers of all services is provided by a command and staff college, the Zapotocky Military Academy, in Brno. The main training facilities for the Air Force are located at the air academy in Kosice and the airfield at Hradec Kralove. Specialized school are maintained by various military branches. In addition, selected officers from ground and air units are sent to high-level military school in the Soviet Union”
En raison de la proximité géographique avec les troupes américaines, les forces armées tchécoslovaques accordent la priorité à l’armée de l’air qui permet de répondre rapidement aux menaces. La Tchécoslovaquie s’apparente dès lors à une zone tampon pour l’URSS et le monde occidental avec pour principal objectif de ralentir l’adversaire afin de laisser du temps au troupes soviétiques de se déployer.
Cette stratégie témoigne de la doctrine du Kremlin qui se soucie peu des pertes humaines en Tchécoslovaquie ni de renforcer les tensions locales. Cela explique également le choix qu’a fait Moscou d’occuper le pays lors du Printemps de Prague, malgré les conséquences que cela peut avoir pour son image dans l’opinion publique internationale, L’URSS ne pouvant pas se permettre de laisser plus d’autonomie à un Etat qui accueille les soldats soviétiques.
Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, Prague s’est affirmé comme un fournisseur d’avions d’entrainement et de combat avec la compagnie Aero Vodochody, les Aero L-39 Albatros sont alors largement utilisés par l’ensemble des armées de l’air du Pacte de Varsovie.
Le pays exporte également une large quantité d’équipements militaires vers le Moyen-Orient, comme le mentionne un autre rapport de la CIA de 1986 : Soviet Policy Toward the Middle East. La collecte de d’informations sur les équipements tchécoslovaques par Washington permet d’évaluer indirectement les capacités militaires des partenaires de Prague au Moyen-Orient dans le contexte post-colonial des années 1970 :
“Czechoslovakia has the most important military materiel production industry among the Eastern European Communist Countries … Czechoslovakia is second only to the Soviet Union as a Communist exporter of military materiel and was the first to supply arms to Arab countries in the Middle East under agreements concluded in 1956 with Syria, the UAR, and Yemen. A major export item has been the OT-62 TOPAZ tracked personnel carrier.
Czechoslovakia has the leading aircraft industry among Communist eastern Europe nations. Military jet trainers are produced in quantity, as are several types of light civil aircraft. Aircraft not produced domestically are obtained from the USSR ”
Relations internationales et intérêts pour le Département d’État des États-Unis
La relation entre Prague et Moscou s’est renforcée après la Seconde Guerre mondiale, l’URSS ne s’opposant pas à la mise en place des décrets Beneš concernant l‘expulsion des Allemands des Sudètes (30% de la population tchécoslovaque) du pays. D’après la CIA, l’exode des populations germanophones de Tchécoslovaquie constitue une erreur stratégique des dirigeants tchécoslovaques, car elle a eu pour conséquence d’isoler le pays et de le couper du monde germanique, ce qui entravera son rapprochement avec l’Europe de l’Ouest.
“Attempts to reconcile differences with Austria, begun by the Dubcek government, were sidetracked by the invasion. Working level talks were resumed in late 1971, but rapprochement seems distant due to Prague’s suspicions of alleged Austrian trie with NATO and Czechoslovak reluctance to compensate Vienna for nationalized Austrian property in Czechoslovakia”
Avec les décrets Beneš, Prague se retrouve économiquement affaiblit : 30% de la population en moins et un faible taux de natalité. Outre les difficultés à nouer des relations diplomatiques avec Bonn et Vienne, l’expulsion des Allemands des Sudètes provoque des tensions avec les États-Unis pour des raisons similaires :
“Bilateral issues also mar US-Czechoslovak relations, particularly the retention, at US insistence, of some $20 million in Nazi-looted Czechoslovak gold by the Tripartite Gold Commission and by the yet unsettled issues of nationalized US property in Czechoslovakia”
La section “VIII. US interests” explique le rôle de l’ambassade américaine à Prague et les difficultés à établir un dialogue en raison des dettes que Prague n’a jamais remboursée (“$ 2.7 million in dollar bonds”). D’après le département d’État des États-Unis, la présence américaine en Tchécoslovaquie en 1971 se limite à 33 diplomates et leurs familles, tous situés dans la capitale.
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En 1972, selon la CIA, la Tchécoslovaquie apparait comme un pays ouvert sur l’international, notamment sur le Moyen-Orient grâce à la vente d’équipements militaires, une situation qui contraste avec son isolement en Europe centrale suite aux conséquences diplomatiques des décrets Beneš. La politique de ce dernier a pour principale conséquence d’affaiblir économiquement le pays, sans pour autant nouer de bonnes relations avec Moscou, l’URSS considérant la Tchécoslovaquie comme une zone tampon entre ses troupes et celles des États-Unis en Bavière.
Le rapport porte son regard sur la société tchécoslovaque et tente de déterminer si les “plus teutons des Slaves” sont plus proches du monde slave et de la Russie soviétique que du monde germanique (RFA et Autriche). La CIA tente également de comprendre dans quelle mesure la Slovaquie pourrait servir de levier pour générer des tensions internes et effriter la cohésion nationale. Le document anticipe donc la division entre la Tchéquie et la Slovaquie de 1993, et avance plusieurs éléments qui vont se révéler d’une importance stratégique au moment de l’intégration au sein de l’Union européenne en 2004.
L’analyse de la CIA laisse penser que la Tchécoslovaquie est un pays qui partage davantage avec l’Europe de l’Ouest qu’avec Moscou. À ce titre, le contexte contemporain et la diplomatie tchèque semblent confirmer les conclusions de ce rapport car Prague et Moscou s’opposent de manière récurrente sur plusieurs thèmes[1], confirmant la proximité culturelle et identitaire de la Tchéquie avec l’Europe de l’Ouest.
Bibliographie
– Central Intelligence Agency, Czechoslovakia Handbook, 1972
– Central Intelligence Agency, Soviet Policy Toward the Middle East, CIA Research Paper, 1986
– Central Intelligence Agency, The European Borders of the USSR, Geographic Intelligence Report, 1955
– Hasek Jaroslav, Les Aventures du brave soldat Švejk pendant la Grande Guerre (Osudy Dobrého vojáka Švejka za první světové války), Folio, 1923.
[1] Prague intègre l’Otan dès 1999, la diplomatie tchèque refuse également de reconnaitre la Crimée comme une partie de la Russie et adopte une position pro-américaine en ce qui concerne l’Abkhazie, l‘Ossétie du Sud et la Transnistrie. À ce jour, la politique tchèque s’aligne donc sur celle des pays occidentaux malgré les origines slaves qui pourraient constituer un facteur de rapprochement entre Prague et Moscou.