Le film des errances de la CIA
Gérald ARBOIT
La CIA fête prochainement le soixantième anniversaire de sa création par le National Security Act du 15 septembre 1947. Pour célébrer l’indépendance américaine, les écrans français accueillent un de ces Blockbusters, programmés à Noël aux Etats-Unis, dont seul Hollywood a le secret. Pourtant, il ne repose pas sur une succession d’effets spéciaux. Il se présente plutôt comme un long et délicat puzzle difficilement intelligible pour un public international, ignorant largement les subtilités de l’agence de renseignement américaine. Ce film ne diffère pas vraiment de la plupart de ceux traitant du véritable espionnage ou des livres de John Le Carre. A l’affiche de Raisons d’Etat – un titre plus énigmatique encore que l’original, The Good Shepherd – on retrouve Robert de Niro, Matt Damon, Angelica Jolie, William Hurt, John Turturro, Alec Baldwin… Le personnage central imaginé par Robert de Niro, Edward Wilson (Matt Damon), est largement présenté dans les médias comme la figuration du légendaire premier chef du contre-espionnage de l’Agence, James Jesus Angleton1.
L’ensemble est plus complexe que l’histoire romancée de ce personnage par Aaron Latham2, dont il emprunte le genre « roman à clé ». Il permet de revoir l’histoire de la CIA depuis ses prodromes de l’OSS – en l’occurrence le X-2 (contre-espionnage) londonien – jusqu’à la baie des Cochons, en avril 1961. S’affranchissant des limites chronologiques, qui lui permet de ne pas aborder la Guerre froide autrement que par son seul interventionnisme dans les affaires américaines, le film de De Niro laisse de la place aux transfuges, et au problème de savoir si Golitsine, figuré par Valentin Mironov (John Sessions), était bien celui qu’il prétendait être, s’il n’était pas une pièce jouée par l’énigmatique Ulysse, présenté comme l’officier soviétique Stas Siyanko (Oleg Stefan), mais rappelant étrangement Kim Philby…
De même, Wilson n’apparaît pas comme le seul James Angleton, devenant un assemblage de personnages différents, réels ou non. La construction du film sur un ensemble d’opérations marquantes, dont le héros ne sert finalement que de fil rouge, permet d’identifier aisément le modèle. Jusqu’aux aventures londoniennes, le scénariste Eric Roth a suivi la trame générale de la jeunesse d’Angleton, insistant justement sur les années de formation à Yale. Mais il apporte un éclairage éloigné de la réalité historique en privilégiant plusieurs évocations parlantes à la situation politique américaine de l’ère Bush finissante. Jamais Angleton n’intégra la mythique et secrète société étudiante Skull & Bones, comme le président américain et, avant lui son père, comme bon nombre de membres de la jeune CIA ; il était trop mauvais étudiant, trop pauvre et pas d’assez bonne extraction pour penser y entrer. Dans l’optique du film, cette affiliation permettait de donner à Wilson une vie sociale qu’il aurait été difficile à mettre en scène dans le cadre de la Georgetown Set3 … Si Angleton appartint à une quelconque maçonnerie, ce fut à celle, bien plus puissante, des anciens de l’OSS.
Même chose pour le vieux professeur fatigué, Jason Butler Harner (Carl Burrows), figurant le mentor d’Angleton, Norman Holmes Pearson . Celui-ci était plutôt un enseignant trentenaire au brillant parcours universitaire, étudiant au Magdalen College d’Oxford et à l’université de Berlin, docteur à trente-deux ans, présentant d’ailleurs un profil assez proche de celui du major Harold Adrian Russell Philby. Après avoir été séduit par le faste du nazisme, il était devenu farouchement antimilitariste à son retour aux Etats-Unis. Son libéralisme exacerbé — au sens américain du terme, c’est-à-dire de gauche — aurait pu séduire Kim, mais son ambition le portait plutôt vers l’enseignement que vers le renseignement… Roth soulève pourtant une double hypothèse vraisemblable autour des véritables raisons du mariage avec Cicely et de son relatif échec. Reste à savoir qui se cache derrière Laura (Tammy Blanchard)…
L’évocation de la Berlin Operation Base (BOB), dans le quartier de Dahlem, et de l’opération PAPERCLIP – c’est-à-dire de la récupération des scientifiques nazis pour les recycler dans les programmes américains, notamment nucléaire et spatial, ainsi que le petit jeu consistant à se débarrasser des « petits poissons » auprès des Soviétiques – rappellent plutôt Carmel Offie. Ce diplomate de carrière avait été renvoyé du département d’Etat après la guerre, parce qu’il utilisait la valise diplomatique pour effectuer des trafics illégaux, le plus souvent d’argent, de diamants et de rubis, parfois d’autres choses, dont une langouste. Mais il avait de puissants amis, dont les kremlinologues George Kennan et Charles « Chip » Bohlen ; ce dernier persuada Frank Wisner de l’engager. Angleton disait de lui qu’il « était un élégant de classe internationale qui pourrait planter un stylet dans un adversaire et lui offrir un traité pendant qu’il lui servait en même temps un cognac ». Après avoir servi d’« agent de réservation » pour beaucoup de savants réfugiés, Offie fut chargé de mettre en place les réseaux Stay B ehind occidentaux, ces réseaux dormants de type Gladio rendus publics en novembre 1990. Il était connu en France pour avoir favorisé la scission entre la CGT et Force ouvrière, avant d’être emporté par la vague Mccarthyste en raison de son homosexualité.
Le personnage suivant, convoqué par Eric Roth, est le créateur de l’Office of Policy Coordination (OPC), concurrent et néanmoins ami d’Angleton. Frank Wisner avait impulsé la tentation de la CIA à devenir, selon les mots du général Bedell-Smith du 22 octobre 1951, « un département de la Guerre froide », et plus seulement « une agence d’espionnage ». Dans The Good Shepherd, Wilson-Wisner démontre comment l’Agence utilisait les opérations clandestines pour changer les gouvernements de pays du Tiers-monde. Le cas d’école présenté dans le film est l’opération PBSUCCESS de juin 1954, qui visait à renverser Jacobo Arbenz Guzman, le second président élu démocratiquement de l’histoire du Guatemala. Mais voilà, il avait ouvert son gouvernement aux communistes et cautionné l’expropriation de l’United Fruit Company au nom de la révolution agraire. Chargé de l’opération sous la couverture d’un acheteur de café, le chef de la BOB, Heinrich Detlev (Henry) Heckscher, s’il ne perdit pas son annulaire orné de sa bague de promotion, n’en arriva pas moins à Guatemala City vêtu d’un manteau en cuir… Il œuvra ensuite au Laos et au Chili. En juin 1954, il fut notamment assisté de Birch D. O’Neal, qui rejoignit l’année suivante le Counterintelligence Staff d’Angleton.
Quatrième homme convoqué pour donner corps à Edward Wilson, Richard Mervin Bissell Jr est de celui qui ressemblait le plus physiquement à Angleton. Grand, maigre, voûté, il portait comme lui des lunettes. Et Robert Amory, directeur adjoint au renseignement, ne l’aimait pas plus, voyant en lui « un homme effrayant, malade de l’espionnage ». Il est vrai qu’il était tout à fait appréciable… Elitiste, il classait les hommes entre « décideurs » et « techniciens ». Aussi personne, pas même Angleton, ne s’étonna qu’il s’embarqua, aussi mal préparé, dans l’aventure de la Baie des cochons, en avril 1961. Théoricien à sa façon du renseignement, il privilégiait l’utilisation de la technologie moderne en tant que moyen efficace. Il avait été à l’origine de la conception et de l’utilisation de l’avion-espion U-2 qui, antérieurement à la capture du capitaine Francis Gary Powers, le 1 er mai 1960, fut une des plus remarquables réussites de l’Agence. Il initia également les travaux devant mener au remplaçant de l’U-2, le SR-71 Blackbird.
Le scénariste de Robert de Niro a également utilisé des éléments de la littérature pour rendre plus consistant son héros. Si le KGB affuble Wilson du code « Mother », emprunt à Aaron Latham, l a double relation père-fils vient du personnage principal et narrateur de Norman Mailer4, le vieillissant Herrick (Harry) Hubbard, à l’aune de ses trente années de CIA. Comme son père Cal, il avait rejoint les services de renseignement et, comme tous les fils qui suivent les chemins de la carrière paternelle, Hubbard portait un regard ambivalent sur son propre parcours. Bien qu’il ait assuré à sa famille richesse et rang social, qu’il ressemblât physiquement à son père, Hubbard avait fini par se rendre compte que, s’il avait surestimé ses propres capacités et perceptions, il en avait fait de même pour celles de son père, et par extension de la CIA et des Etats-Unis. Wilson détruisant la lettre de suicide de son père était directement tiré de cette prise de conscience. Bien qu’Angleton ait peu parlé de ses conceptions familiales, il consacra quelques lignes de son testament du 22 janvier 1949 à sa
« famille, [s]a toujours affectueuse et souvent tolérante mère qui a atteint l’état de grâce ; à [s]on père qui a certains de mes défauts, mais à qui je dois plus que je ne peux dire… Il n’y a plus rien à donner sauf mon amour et un peu d’esprit immobile pour rembourser de cette manière qui sont nullement aidés par des choses matérielles5 . »
Mais, sur ses dernières années, il laissa entendre qu’il ne nourrissait plus d’illusions quant à la CIA :
« La CIA a eu une dizaine de milliers de gens courageux tués… Nous avons joué avec les vies comme si nous les avions possédées. Nous avons donné un faux espoir. Nous — dont je suis — avons tant sous-estimé ce qui s’est passé. (…) Fondamentalement, le pères fondateurs du renseignement américain sont des menteurs. Mieux vous mentiez, plus vous trahissiez, plus haut vous étiez promus. Ces gens se sont attirés et se sont soutenus l’un l’autre. En dehors de leur duplicité, la seule chose qu’ils aient eu en commun était un désir de pouvoir absolu. J’ai fait des choses que, à me pencher en arrière, je regrette. Mais je faisais partie de tout cela et j’aimais en être… Allen Dulles, Richard Helms, Carmel Offie et Frank Wisner étaient les grands maîtres. Si vous étiez dans une pièce avec eux, vous étiez dans une pièce plein de gens que vous deviez croire et qui finirait à juste titre en enfer… Je devine que je les y verrai bientôt. »
La narration de The Good Shepherd est assez proche de celle de Harlot’s Ghost, présentée comme la mémoire de Hubbard, contenant toutes sortes de documents, des lettres personnelles aux transcriptions de bandes de surveillance. Il s’agit de l’« histoire secrète » d’une agence clandestine, qui, si elle venait à être écrite, risquait de se transformer en un dossier public. Ce paradoxe, qui suggère que l’auteur n’ait jamais eu l’intention, après tout, de la garder « secrète », apparaît dans le dossier que Wilson demande à son ami du FBI sur Philip Allen (William Hurt). A la fin de sa vie, Angleton avait demandé à Joseph Trento :
« Vous savez comment j’ai reçu la responsabilité du contre-espionnage ? J’ai consenti à ne pas soumettre au détecteur de mensonges ou exiger de détails sur Allen Dulles et soixante de ses amis les plus proches… Ils avaient peur que leurs relations d’affaires avec les copains de Hitler sortissent au grand jour. Ils étaient trop arrogants pour croire que les Russes le découvriraient6 … ».
- 1 Voir Gérald Arboit, James Angleton. Le contre-espion de la CIA (Paris, Nouveau Monde éditions, 2007).
- 2 Orchids for Mother : A Novel (New York, Bantam Books, 1985).
- 3 Dean Acheson, Allen W. Dulles, Robert McNamara et Frank G. Wisner en étaient les hommes les puissants. Des célébrités médiatiques nationales, comme Joseph Alsop, Benjamin C. Bradlee, Walter Lippmann, Rowland Evans et Art Buchwald, côtoyaient aussi leurs anciens collègues de l’OSS. Petit à petit, en raison de leur affectation à Washington, George Kennan, Richard Bissell, Eugene Rostow, Chip Bohlen, Desmond FitzGerald, Tracy Barnes, Cord Meyer, William Averell Harriman, John McCloy, Felix Frankfurter, John Sherman Cooper, James Reston, et Paul Nitze se joignirent régulièrement à cette société particulière. Certains, comme Bruce, Braden, Bohlen, McCloy, Meyer et Harriman, qui passaient plus de temps dans des missions à l’étranger, attendaient impatiemment de la retrouver… L’intimité professionnelle de ces espions, ces politiciens et ces journalistes reflétaient pourtant par leurs épouses, anciennes élèves du prestigieux collège de Vassar une continuité sociale. Ces hommes partageaient les mêmes opinions politiques. Ils avaient tendance à avoir des vues libérales sur les questions intérieures, développées à l’université dans les années 1930. Ils étaient aussi passionnément anti-communistes, résultat de leurs expériences de guerre en Europe. La majorité était membre du le parti Démocrate, bien qu’il y eut aussi quelques transfuges Républicains. Comme le résumait bien Sally Reston, ils étaient des « anti-communistes de gauche, des intellectuels, précisément la classe et la race que Joe McCarthy détestait et dont il voulait ruiner les carrières. C’était la même vieille bataille : la droite Républicaine contre la gauche Démocrate. » La « Georgetown Set » qu’Angleton était invité à rejoindre avait été le véritable creuset de la nouvelle agence de renseignement.
- 4 Harlot et son fantôme (Paris, Robert Laffont, 1992).
- 5 Tom Mangold, Cold Warrior. James Jesus Angleton : the CIA’s Master Spy Hunter (New York, Simon & Schuster, 1991), p. 90.
- 6 Joseph J. Trento, The Secret History of the CIA (New-York, Carroll & Graf Publishers, 2005), p. 478.