L’affaire Cesare Battisti et les pétitionnaires impénitents
Pierre CONESA
De la petite délinquance au meurtre
Né en 1954, Cesare Battisti rallie en 1968 le mouvement lycéen mais abandonne vite l’école et commet des délits de rapine et séquestration de personnes entre 1972 et 1974. Il est arrêté une première fois en 1974 et condamné à six ans de prison pour vol à main armée. En prison, des militants d’extrême gauche influent sur son évolution. Libéré puis poursuivi à nouveau en 1976 pour des délits de droit commun, il rejoint alors clandestinité et lutte armée dans le groupuscule Prolétaires armés pour le communisme (PAC), organisation peu structurée contrairement aux Brigades Rouges. L’organisation commet des hold-up et quatre meurtres revendiqués : ceux du gardien de prison Antonio Santoro (6 juin 1978 à Udine), du bijoutier Pierluigi Torregiani (16 février 1979 à Milan), du boucher Lino Sabbadin (le même jour près de Mestre) et du policier Andrea Campagna (le 19 avril 1979 à Milan). Les quatre tireurs des PAC, Gabriele Grimaldi, Giuseppe Memeo, Sebastiano Masala et Sante Fatone, arrêtés sont condamnés en 1981. Rien de très politique dans cette liste d’assassinats symboliques des « années de plomb[1] » !
Battisti nie et s’exile
Première dénégation. Cesare Battisti dira avoir renoncé à la lutte armée en 1978 à la suite de l’assassinat d’Aldo Moro et se déclare innocent des quatre assassinats. Mais il est arrêté en 1979 et condamné en 1981 à treize ans de réclusion pour appartenance à une bande armée, à partir des témoignages des repentis. Le 4 octobre 1981 des membres des PAC organisent son évasion de la prison de Frosinone et il rejoint la France puis le Mexique en 1982. Pietro Mutti, un des chefs des PAC[i]arrêté en 1982, déclare que Cesare Battisti est impliqué directement ou par complicité dans les quatre meurtres. Le procès de Battisti est rouvert en 1987 et il est condamné par contumace en 1988, sentence confirmée par la Première cour d’assises d’appel, puis, après cassation partielle, le 31 mars 1993 par la Deuxième cour d’assises d’appel de Milan. De 1982 à 1990, réfugié au Mexique, il travaille dans des restaurants, crée une revue littéraire (via Libre en 1986), commence à écrire et collabore à plusieurs journaux.
La France terre d’asile
En 1985, Mitterrand s’engage à ne pas extrader les anciens activistes italiens ayant rompu avec la violence à l’exclusion des crimes de sang. Sur la base de cet engagement, Cesare Battisti se réfugie en France en 1991, s’installe à Paris travaille comme gardien d’immeuble et commence une carrière d’écrivain de polar qui va lui conférer une certaine notoriété et des articles favorables dans des journaux de gauche. Ses ouvrages, Les Habits d’ombre, L’Ombre rouge et Buena onda et Dernières cartouches sont des romans noirs qui prennent pour toile de fond le monde des exilés italiens à Paris. Le monde des auteurs de polar semble le soutenir (adoration pour le passage à l’écriture de malfaiteurs comme preuve de rédemption). Poursuivi et condamné pour homicide volontaire aggravé et autres faits de violences graves, Battisti n’aurait pas dû être protégé par cette doctrine. Il est arrêté à la demande de l’Italie en 1991, passe cinq mois à Fresnes, mais la cour d’appel de Paris rejette la demande d’extradition en mai 1991, par deux arrêts motivés :
– la justice française estime que les lois adoptées en Italie contre le terrorisme « allaient à l’encontre de la conception française du droit » ;
– le principe selon lequel on ne peut être jugé deux fois pour les mêmes faits (non bis in idem).
Mobilisation des intellectuels
Le cas Battisti doit être vu dans la perspective des années 70-90, où l’héroïsation des voyous était loin d’être isolée et anecdotique. Mesrine, Bauer, Goldman, Knobelpiess et d’autres, étaient présentés comme des sortes de Robin des Bois révolutionnaires, soutenus ou glorifiés par l’intelligentsia culturelle, gauchiste et intellectuelle groupée derrière Sartre, Beauvoir, Foucault et quelques autres figures emblématiques qui ont théorisé alors le concept d’un pouvoir (bourgeois) oppressif, notamment par l’existence de la prison[2]. C’est une résurgence du vieux fonds de l’intellectuel « organique », avant-garde et porte-parole du « Peuple », dans son rapport ambigu au pouvoir. La classe intellectuelle française transcende les clivages sociaux en faisant d’une partie des élites les représentants attitrés et légitimes des forces contestatrices du pouvoir dont les ramifications s’étendaient déjà largement dans les médias[3].
Débute alors le débat français sur l’opportunité de cette extradition. Fred Vargas, nom de plume de Frédérique Audoin-Rouzeau, archéozoologue et auteure de romans policiers, suscite en faveur de Battisti, l’adhésion d’artistes, écrivains, journalistes, personnalités politiques et publiques faisant partie de la gauche et l’extrême gauche française qui protestent contre l’extradition, en particulier le collectif du Poulpe[4] qui rassemble des auteurs de polars. Signent alors : Guy Bedos, Georges Moustaki, Bertrand Delanoë (alors maire de Paris), BHL, l’abbé Pierre. François Hollande lui rend visite à la prison de la Santé. En février 2004, le maire socialiste de Frontignan le fait « citoyen d’honneur » de sa ville. Le 2 mars 2004, le Conseil de Paris vote une résolution le plaçant « sous la protection de la ville de Paris ». Une seconde vague de signatures suit : Julien Dray, Philippe Sollers, Higelin, Sapho, Lio, Miou Miou, Danielle Mitterrand, Dan Franck, mais aussi des élus Verts, comme Noël Mamère, et communistes, comme Marie-George Buffet et, plus étonnant, Pierre Vidal Naquet.
En 2004, le gouvernement français s’apprête finalement à l‘extrader et il s’enfuit. Mais François Guérif, directeur des éditions Rivages Noir ayant publié plusieurs de ses ouvrages dans le passé, reçoit une lettre de Battisti et un manuscrit titré Ma cavale. Battisti demande la publication et propose aussi que Fred Vargas, qui l’a soutenu dès les premières heures, corrige la copie. Ma cavale sera coédité par Grasset et Rivages en avril 2006. En 2004, Fred Vargas avait publié son propre livre La vérité sur Cesare Battisti (Editions Viviane Hamy). Selon elle, aucune preuve matérielle n’est valable et le procès a été entaché d’irrégularités. « L’autre grande force du dossier de Battisti était qu’il avait été condamné en Italie en son absence. Selon la loi française, il devait donc bénéficier d’un nouveau procès en sa présence, et ne pouvait pas être envoyé directement en prison en Italie, encore moins pour une peine de perpétuité. [5]».
Fred Vargas n’a pas envie d’être seule dans l’affaire et propose à Bernard-Henri Lévy de préfacer le livre. S’il exècre le terrorisme, il prend position en faveur du romancier. Olivier Nora, PDG de Grasset décide de publier ce « témoignage » avec un argumentaire étonnant : « Grasset n’est pas un éditeur militant. Personnellement, je ne connais pas Battisti et il n’y a pas plus éloigné que moi de la gauche radicale et de la lutte armée. Je n’oblige personne à lire ce livre, mais je ne voudrais pas vivre dans un pays où l’on ne pourrait pas le publie (…) j’ai été troublé en lisant le manuscrit (…). Ce que Battisti décrit de ce communautarisme poussé à l’extrême des PAC et de ses rapports ambigus avec leur chef, Pietro Mutti, sonne juste. D’autre part, je n’ai jamais lu un tel récit de cavale. Battisti n’arrive à se poser nulle part (…) il est exilé à vie. Il semble condamné à tourner comme un derviche. » L‘avocat de Battisti, Eric Turcon, a lu le manuscrit pour « être sûr que le récit ne gêne pas sa défense ». « Je n’ai touché à rien. Je redoutais aussi un ton agressif, mais ce n’est pas le cas ». La photo de couverture du livre soigneusement choisie : un portrait de Battisti pensif, la mèche au vent, loin du « monstre » mal rasé sortant de prison.
Pourtant dans un livre très précis[6], Guillaume Perrault, journaliste au Figaro, fait la liste des éléments que la justice italienne a recensés comme preuve : analyses balistiques, documents retrouvés dans la planque de 1981 et recoupements de témoignages extérieurs et de repentis des PAC. Il juge indigne la complaisance de plusieurs intellectuels français le présentant comme « unhéros des années de plomb », un perdant magnifique et un « gardien de l’idéal », ce qui suscite une forte réprobation en Italie, à droite comme à gauche, le Parti communiste ayant lui aussi été la cible des Brigades rouges. Cesare Battisti affirme qu’il n’a pas eu de communication avec sa défense lors de ses procès en Italie à partir de 1987, alors que le gouvernement italien indique qu’il menait sa défense secrètement depuis sa fuite. Ce point est important pour la justice française car ce n’est que dans le cas où il est réputé avoir pu mener sa défense lui-même et que la contumace italienne ne permettant pas de nouveau procès, peut être incompatible avec les règles françaises de l’extradition. Guillaume Perrault rappelle qu’« en Italie, au contraire [de la France], un accusé a le droit de ne pas comparaître devant les jurés s’il l’estime utile à son système de défense. Qu’il attende en face du tribunal ou soit en fuite sous les tropiques, l’essentiel est qu’il ait eu connaissance de sa convocation, des voies de recours possibles et, surtout, qu’il ait pu préparer librement sa défense avec les avocats de son choix ». Cette procédure de contumace a été approuvée le 14 décembre 1993, par le comité des ministres du Conseil de l’Europe, instance politique chargée de l’application des décisions de la CEDH
Seconde dénégation. Battisti déclare en 2001 : « Politiquement, j’assume tout ! », mais il réaffirme son innocence. Dès le 12 septembre 2002, dans un article du Monde, il se place sur le terrain politique : « Le pouvoir nous a poussés sur le terrain des armes. » Marc Lazar, professeur de droit, ironise : « Encore la fameuse invocation des circonstances (…) C’est à cause des circonstances qu’en 1792 la guillotine a commencé à s’abattre ; à cause des circonstances qu’en 1917 les bolcheviks ont commencé à fusiller. Mais l’extrême gauche n’était pas seulement “contrainte” de passer à l’action armée, comme on le dit souvent en France, par la violence de l’extrême droite et de certains secteurs de l’appareil d’État ! Elle l’a fait en fonction de sa propre idéologie de la violence, contre la domination de la démocratie chrétienne et la social-démocratisation du Parti communiste italien, et comme moyen de faire la révolution. » Puis dans Le Nouvel Observateur, Battisti, sans jamais affirmer catégoriquement qu’il n’a pas tué, reconnaît une vague culpabilité collective, avant d’user légitimation gauchiste : « Je ne sais pas de quels crimes on parle. Les crimes que je connais sont ceux qui sont commis à l’égard de ces milliers de chômeurs qui, après avoir donné leur sang, génération après génération, pour le progrès de la démocratie, sont aujourd’hui exclus de la richesse qui pourtant leur appartient. »
« L’affaire Battisti » suscite une vive polémique en Italie et en France où cet homme marié et père de deux enfants est considéré par certains comme « un homme de lettres ». Guillaume Perrault dans son ouvrage estime que les soutiens de Battisti obéissent essentiellement à une logique politique et ne défendent pas son innocence mais demandent l’« indulgence due à la pureté de sa cause ». En 2012, Karl Laske, journaliste d’investigation relève les aveuglements d’une classe politico-médiatique pratiquant le déni de la réalité par proximité idéologique[7]. Tandis que la majorité des médias français décrivent Battisti comme « activiste », les médias italiens parlent de « terroriste ».
Battisti est alors mis en liberté surveillée, mais le 30 juin, la Chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris rend une décision favorable à son extradition. Le 2 juillet 2004, Chirac déclare qu’il ne s’opposera pas à la décision de l’extrader. Le 8 juillet 2004, le gouvernement retire son décret de naturalisation, point d’aboutissement d’une procédure commencée en 2001. Le 21 août 2004, Cesare Battisti fuit au Brésil où il est arrêté le 18 mars 2007. Le décret d’extradition signé par le Premier ministre français est attaqué par ses avocats, mais le Conseil d’État confirme le décret en mars 2005, puis une plainte auprès de la CEDH en mars 2007 déclarée irrecevable par le motif qu’il avait « renoncé d’une manière non équivoque à son droit de comparaître personnellement et d’être jugé en sa présence » en étant en fuite, et note que « le requérant, qui avait délibérément choisi de rester en situation de fuite après son évasion, était effectivement assisté de plusieurs avocats, spécialement désignés par lui durant la procédure. »
2004-2018 : au Brésil
Séjournant clandestinement dans le pays, Battisti est arrêté à Rio le 18 mars 2007. L’Italie appelle immédiatement à son extradition, mais le 20 mars 2007, la Cour suprême brésilienne donne quarante jours à Rome pour présenter une demande formelle d’extradition. La Cour devra également prendre en compte le fait que le Brésil n’extrade pas pour des peines de plus de trente ans de prison et que les lois brésiliennes ne reconnaissent pas les jugements prononcés en absence de l’accusé (Battisti a été condamné à perpétuité par contumace). Des personnalités et les groupes réclamant une amnistie pour cette période de l’Histoire sont une minorité en Italie et rencontrent une opposition virulente. Piero Fassino secrétaire général du Parti démocrate de gauche (Democratici di sinistra/DS) et porte-parole du plus important parti de la coalition au pouvoir, déclare qu’il était temps « que les responsables de graves actes de terrorisme ayant fait des victimes innocentes et bouleversé la vie de ce pays paient leur dette envers la justice ». Maurizio Puddu, président de l’Association italienne des victimes du terrorisme, constate : « la grâce et l’amnistie ne peuvent pas être appliquées envers qui a commis des crimes de terrorisme et de massacre. De nombreux terroristes se sont réfugiés en France et ont reconstruit leur vie mais nos proches ne peuvent pas le faire, car ils sont dans des cimetières ».
La classe politique et l’opinion française réagissent aussi. La droite se félicitant de sa capture, tandis que des responsables de la gauche française et le centriste François Bayrou, appellent le gouvernement français à faire pression sur l’Italie pour que Cesare Battisti soit rejugé. Constatant la proximité avec l’élection présidentielle, des sympathisants de Battisti voient dans son arrestation une manipulation de Nicolas Sarkozy. Le quotidien La Repubblica prétend que le ministre de l‘Intérieur savait dès 2006 où se trouvait Battisti et attendait l’approche de l’élection présidentielle pour l’arrêter, parlant d’une arrestation « électorale et électoraliste ». Fred Vargas accuse : « il [Nicolas Sarkozy] savait très bien où se trouvait Cesare Battisti depuis 2004. Il l’a laissé cavaler pour le rattraper au moment de la campagne présidentielle. Je n’appelle pas ça avoir de l’humanité ».
« L’Italie doit arrêter de courir après ses démons, et pratiquer cette règle universelle qu’est l’amnistie » demande Gérard Streiff. Michel Tubiana, l’ancien président de la Ligue des droits de l’Homme, tient à rappeler sur Europe 1 à la France qu’elle devait tenir parole : la parole de la France est engagée, nous croyons qu’il faut la respecter ».
En 2004, lorsque l’Italie réclame à nouveau l’extradition de Cesare Battisti et que Jacques Chirac est bien décidé à l’accorder, la chanteuse Lio, le maire socialiste du IXe arrondissement de Paris et l’écrivaine Fred Vargas constituent un comité et organisent une grande soirée au nom de « l’honneur de la France et de la parole donnée ». Sur scène, ils sont nombreux : Philippe Sollers, Guy Bedos, Jacques Higelin, Sapho, Pierre Vidal-Naquet, Dan Franck, Miou-Miou, Georges Moustaki et même le député de l’UMP Jacques Remiller, sans oublier Danièle Mitterrand. Beaucoup brandissent le petit livre rouge de Fred Vargas, La Vérité sur Cesare Battisti. Un grand moment durant lequel l’éditeur François Guérif n’hésitera pas à comparer l’ex-terroriste à Victor Hugo durant son exil.
Certains au Brésil protestent contre l’extradition. Le groupe Tortura Nunca Mais/RJ, la Commission des droits de l’homme de l’Ordre des avocats du Brésil (OAB-CE), des groupements sociaux, des partis politiques, des avocats et des enseignants lancent une campagne s’appuyant sur la tradition d’asile qu’a jusqu’ici accordé le Brésil aux réfugiés italiens des années de plomb[8]. Le 5 avril 2008, le procureur général du Brésil donne un avis favorable à l’extradition considérant que Battisti avait bien « des motivations politiques », mais insuffisantes pour justifier « la mise en danger de responsables de l’autorité et de civils sans défense ». Il précise qu’en cas d’extradition, la condamnation à perpétuité de Battisti devra être transformée en trente ans de réclusion et le temps passé en prison au Brésil décompté de sa peine. La Commission nationale pour les réfugiés relevant du ministère de la Justice, lui refuse le statut de réfugié politique, mais le 14 janvier 2009, le ministre brésilien de la justice Tarso Genro émet une opinion contraire à celle de la commission et donne un avis favorable au statut de réfugié politique, arguant d’une « crainte fondée de persécution » dans son pays.
En Italie, l’association Domus Civitas regroupant victimes du terrorisme et de la mafia, qualifie la demande du ministre brésilien d’« humiliation ». Sabina Rossa, députée du Parti démocrate dont le père a été tué par les Brigades rouges, déclare que la décision du ministre brésilien « démontre encore une fois une insensibilité totale et un manque de respect pour notre démocratie ». Le Corriere de la Serra dans un éditorial commente : « Le Brésil, en ce moment, se sent puissant (…) et il est vraiment dommage qu’il n’ait pas compris qu’il y avait en Italie cette blessure encore ouverte du terrorisme ». Battisti demeure incarcéré en l’attente d’une décision de la cour suprême du Brésil.
Troisième dénégation. Le 30 janvier 2009, Battisti nie une nouvelle fois avoir commis les meurtres et dénonce nommément quatre de ses anciens complices des PAC, tous condamnés et dont l’un est décédé en 2006. Les trois ex-membres des PAC répliquent en qualifiant l’attitude de Battisti « d infamante ». Le 31 décembre 2010, le président Lula fait annoncer au dernier jour de son mandat son refus de l’extradition. Les soutiens français de l’ex-militant italien se félicitent : « Je me réjouis de la sagesse du président Lula. C’est une décision avisée. C’est la décision d’un homme qui a pris le temps de se plonger dans le dossier, de vérifier ses nombreuses irrégularités et de prendre la mesure de sa dimension exagérément passionnelle » écrit BHL sur son site La règle du jeu. Mais en janvier 2011, le Parlement européen approuve, avec un seul vote contre, la demande d’extradition de Cesare Battisti. Le 9 juin 2011, il est sorti de la prison de haute sécurité près de Brasilia où il était incarcéré depuis quatre ans. Le 22 juin 2011, le Conseil national de l’immigration lui accorde un permis de résidence permanente au Brésil. Mais le 3 mars 2015, la juge fédérale Adverci Mendes de Abreu ordonne son expulsion vers la France ou le Mexique, pour séjour irrégulier au Brésil, ce qui remet en question la décision de la Cour suprême de juin 2011. Le 12 mars, Cesare Battisti est interpellé en attente de son expulsion. Le 14 septembre, la Cour fédérale régionale de Sao Paulo déclare illégale l’expulsion et annule la décision de la juge fédérale. Le 4 octobre 2017, Battisti est interpellé à la frontière bolivienne en possession de 5 000 dollars et 2 000 euros, mais il est remis en liberté. En octobre 2018, le candidat à l’élection présidentielle brésilienne Bolsonaro promet qu’il livrera Battisti aux autorités italiennes.
En 2018, en Bolivie, où il est entré de nouveau de manière illégale, porteur d’une barbe et d’une moustache, il demande l’asile politique mais il est arrêté dans la rue par la police locale en coopération avec Interpol en janvier 2019. Il est aussitôt mis dans un avion pour Rome où il atterrit le 14 janvier 2019.
Patatras ! Les aveux
Le 23 mars 2019, Battisti reconnait pour la première fois, avec l’assentiment de son avocat italien, avoir commis ces meurtres. Le procureur Alberto Nobili, chef de l’unité antiterroriste de Milan l’auditionne durant neuf heures réparties sur deux jours. Il recueille ses aveux circonstanciés reconnaissant sa participation matérielle : deux en tant qu’acteur direct et deux autres en tant que complice. Trois de ces attaques sont des « jambisations » (des attaques destinées à blesser aux jambes). Lors de la fusillade contre Pierluigi Torregiani, une balle perdue, tirée par Torregiani lui-même, a blessé son jeune fils Alberto avec qui il se promenait. Celui-ci est resté paraplégique. Le magistrat a ajouté que l’ancien activiste a présenté ses excuses aux familles de ses victimes « pour la douleur qu’il leur a causée ». Le 25 mars, Battisti déclare : « Tout ce qui est écrit dans le jugement est la vérité. J’ai commis quatre homicides (…). J’ai blessé trois personnes, j’ai commis des vols pour me financer. Je me rends compte du mal que j’ai fait, et je demande pardon aux familles des victimes. » Selon la presse italienne, l’ex-terroriste a aussi évoqué le soutien des intellectuels de gauche français, mexicains et brésiliens qui l’ont soutenu pendant toutes ses années. Il avoue avoir trompé les intellectuels et politiques de gauche qui l’ont soutenu, déclarant dans La Stampa : « Je n’ai jamais été victime d’une injustice. Je me suis moqué de tous ceux qui m’ont aidé, je n’ai même pas eu besoin de mentir à certains d’entre eux ».
Cette confession tardive risque d’être carrément indigeste pour ces intellectuels qui ont soutenu mordicus son innocence. Battisti était devenu pour la gauche française un résistant, un réfugié politique injustement « accablé par un repenti ayant négocié l’absolution de ses crimes contre un témoignage » selon la formule tranchante de Bernard-Henri Lévy. Transféré à la prison de Rossano, en Calabre, il est soumis à des dispositions pénales sévères, dont l’isolement en cellule, un contrôle renforcé, une extrême limitation des heures de promenade et l’interdiction d’activités de réinsertion. Il a droit à une seule heure de parloir par semaine, en visioconférence, pour communiquer avec ses proches. Il cesse de s’alimenter à partir du 2 juin 2021, demandant à purger sa peine en détention ordinaire.
Entre-temps, Fred Vargas et un certain nombre d’intellectuels français ont entamé une formidable entreprise de délégitimation de tous les acteurs italiens : juges, journalistes, politiques. Délégitimation, non à cause de ce qu’ils disaient, écrivaient ou pensaient, mais à cause de ce qu’ils étaient ou supposés être : les juges Armando Spataro (un « rouge » opposé à Berlusconi, mais « procureur lors du procès Battisti ») et Luciano Violante, qui s‘était « compromis dans une justice de plomb » ; les journalistes de La Stampa, puisque le journal « appartient au groupe Fiat, qui fut dans la ligne de mire de l’extrême gauche lors des révoltes italiennes. » Fred Vargas, s’étonne que le journal Le Monde ait pu relayer l’infâme campagne « déclenchée dans les médias italiens » et fournir ainsi « un excellent exemple de la puissance des techniques de désinformation discrète et d’intoxication larvée » « L’Histoire est là, qui guette, qui sait, et qui, de toute façon, saura », conclut Fred Vargas avant de livrer une chronologie des années de plomb ne répertoriant que les attentats commis… par l’extrême droite, à commencer par le massacre de la Piazza Fontana à Milan en septembre 1970 : « Ce fut le véritable élément déclencheur de la réaction de la gauche extraparlementaire qui décida de prendre les armes contre un État qu’elle jugeait responsable d’une situation politico-sociale insoutenable dans ce pays ».
A posteriori, l’excuse ou la justification
L’Italie a connu, entre 1969 et 1989, une crise sociale, politique et culturelle qui a dérivé vers une « lutte armée » impliquant l’extrême droite, certains secteurs de l’appareil d’État, et l’extrême gauche. Bilan : 380 morts et 2 000 blessés. Pour enrayer cette violence, le gouvernement italien, de 1974 à 1982, a édicté une série de lois et de décrets, notamment concernant les « repentis », qui dénonçaient leurs camarades en échange de remises de peine, et les « dissociés », qui renonçaient à la lutte armée, sans dénoncer.
En 2020 Pascal Dessaint publie dans l’AFP une pétition de soutien lancée par l’auteur Serge Quadruppani. « Ça fait 17 ans qu’on s’acharne sur cet homme et ça me paraît tout à fait insupportable ». Mise en ligne sur le site Lundimatin, la pétition est signée par Fred Vargas, mais aussi Gilles Perrault, Patrick Raynal et le cinéaste Lucas Belvaux, qui fustige « un populisme pénal nourrissant la vengeance infinie des États ». « Cela m’étonne de ne pas avoir été sollicité pour Battisti » confie à Europe 1, Gilles Lemaitre, membre du bureau d’Attac France, qui avait soutenu Battisti en 2004. Mais la mobilisation fléchit à cause des problèmes au sein de sa défense et en raison des pressions des Italiens. De son côté, Nicole Borvo Cohen-Seat, sénatrice PCF de Paris, explique à Europe 1.fr cette mobilisation moins forte : « le comité s’est un peu éclaté, et c’était très difficile d’avoir une action en France, alors que cela ne dépendait plus de la France ».
Cesare Martinetti, correspondant à Paris de La Stampa, le « journal de la Fiat », énumère les mesures de clémence prises par l’Italie en faveur des anciens artisans de la lutte armée, y compris ceux qui ne se sont jamais repentis ni dissociés et ironise : « Je voudrais suggérer aux militants d’Action directe de demander l’asile politique en Italie. Il y a là-bas des lois qui prévoient diverses manières de les soustraire à l’état d’urgence qui, ici, en France, les tient enfermés depuis dix-sept ans dans des prisons spéciales d’où ils ne peuvent même pas sortir pour être soignés. ». Une analyse que Fred Vargas s’est bien gardée de reproduire…
En décidant le 14 juin dernier de remettre en liberté Joëlle Aubron, ex-Action directe, atteinte d’une tumeur au cerveau, les juges français auraient-ils retenu la « leçon italienne » ? Le ministre italien de l’Intérieur italien, Matteo Salvini, a accueilli avec satisfaction la nouvelle des aveux de Battisti : « Mieux vaut tard que jamais. (…) J’espère que les pseudo-intellectuels de gauche qui ont couvert et défendu ce personnage sordide présenteront bientôt, eux aussi, leurs excuses. » Puis il a lancé, faisant allusion aux actuelles démarches italiennes auprès de la France visant à obtenir l’extradition d’une quinzaine d’anciens militants d’extrême gauche : « Nous travaillons pour ramener en Italie plusieurs terroristes, plusieurs assassins qui sont actuellement en vacances ».
Le procureur Armando Sparato, d’abord à Turin puis à Milan attend, depuis 43 ans que la France se décide à extrader les terroristes refugiés. Pour la première fois le ministre de la Justice Dupond-Moretti a indiqué à son homologue italienne étudier la possibilité d’extrader un certain nombre d’entre eux. A suivre…
La parole donnée ?
Le texte de Pierre Vidal-Naquet, Edgar Morin et Madeleine Rebérioux, et Stéphane Hessel publié dans Le Monde du 7 avril 2004 particulièrement édifiant : « Que Cesare Battisti et les autres Italiens menacés d’extradition par le gouvernement français soient coupables ou non des faits qui leur sont reprochés par la justice italienne ne nous regarde pas. Nous ne prétendons pas non plus donner de leçons de démocratie à l’Italie, mais, en nous opposant fermement à ces extraditions, nous voulons faire respecter la parole donnée par la France à ces Italiens qui se sont réfugiés sur son sol pour fuir les poursuites liées aux violences des années de plomb. » Tout en soulignant la respectabilité de ce point de vue, l’historien Marc Lazar rappelle que ce que l’on a fini par appeler la « doctrine Mitterrand » excluait les crimes de sang. Le grand changement vient avec Lionel Jospin : « On les protège tous, quoi qu’ils aient fait ».
L’écrivain Daniel Pennac, dont les prises de position pro-Battisti en France avaient suscité un tollé en Italie, a ensuite fait cette déclaration très inattendue dans La Repubblica : « Les générations européennes nées juste après la guerre, comme la mienne, ont construit leur personnalité psychologique sur l’indignité du père : collaborateur en France, nazi en Allemagne, fasciste en Italie. La responsabilité a donc été pensée comme quelque chose d’extérieur : on l’attribue au père quand on est jeune, au système quand on est adulte. Et ainsi, quand quelqu’un tue, il ne pense pas avoir commis le crime, dont il attribue la responsabilité à la cause, à la lutte prolétarienne ou autre. J’imagine que beaucoup de gens qui ont encore du sang sur les mains, parmi lesquels se trouve peut-être Battisti, ne se reconnaissent pas comme coupables. »
C’est à cette Italie de gauche que des intellectuels français – Philippe Sollers, Daniel Pennac, Dan Frank – disent : certes, votre extrême gauche a tué, on n’est pas tout à fait d’accord, mais vous n’avez qu’à amnistier, comme nous l’avons fait avec la Commune et l’OAS ! « Ils oublient que nos processus d’amnistie ont été longs et douloureux » rappelle Marc Lazar, et ne veulent pas voir que l’actuelle difficulté italienne est à la mesure de l’intensité de l’affrontement des années 70. »
« On a eu raison malgré tout ! »
Aucune critique n’accroche sur les intellectuels « Tefal », comme en témoigne l’article de Dan Franck publié dans Le Monde en mars 2007.
« Avec d’autres, j’ai réclamé et oeuvré pour la libération de Cesare Battisti. Si c’était à refaire, je livrerais la même bataille. Mais pour d’autres raisons que celles qu’on nous prête ici et là, en France comme en Italie. Par-delà nos divergences, certaines opinions nous rapprochent. En 1973, à l’évidence, Rome n’était pas Santiago. Les mises en scène mentales qui travestissent les démocraties molles en fascismes purs et durs, autorisant du même coup le gangstérisme à se parer des plumes de la révolution en marche, restent d’insupportables usurpations. On ne prend les armes que lorsque les urnes ont disparu. Pour rétablir une valeur inaliénable et la défendre comme on peut : la liberté. C’est faire injure à la mémoire des communards, des républicains espagnols, des résistants français, du MIR chilien et de tous les combattants qui, dans l’histoire, ont lutté pour cette cause-là, que de s’inventer des ascendances mensongères. Qui vole est un voleur. Sauf quand il a faim. Qui tue est un assassin. Sauf quand il sauve le monde. Les terroristes, voleurs d’idéologies, n’ont jamais sauvé personne.
Les sociétés se décongestionnent en pardonnant. C’est-à-dire en amnistiant. En son temps, la France s’est réconciliée avec ses « collabos », puis avec ses volontaires pour l’Algérie française. D’une manière viciée, elle l’a fait pour Papon ; on peut espérer que, d’une façon honorable, elle le fera pour Nathalie Ménigon, qui se meurt. L’Italie, semble-t-il, ne souscrit pas à ces manières. C’est son affaire, et cette affaire-là, dans le débat qui nous occupe, ne nous regarde pas. J’ai réclamé et oeuvré pour la libération de Cesare Battisti sans ignorer les faits qui lui sont reprochés. Sachant également qu’il nie les homicides qu’on lui attribue, qu’il a été condamné sans preuves irréfutables, sur la base de témoignages achetés, dans un pays où des prévenus (donc des innocents) pouvaient être emprisonnés pendant huit ans dans des prisons spéciales. Justice particulière, sinon d’exception… Dans ces circonstances, le doute est permis. Et, dans toute démocratie, le doute doit profiter à l’accusé [9]».
Les sanctions tombent
Consternation à Frontignan-la Peyrade, quand le maire et les élus ont découvert les aveux de Cesare Battisti, qui perd son statut de citoyen d’honneur de la Ville. Idem à Paris « Cesare Battisti ne peut non plus être citoyen d’honneur de la Ville de Paris ! » réclame Geoffroy Boulard, maire du XVIIe arrondissement, qui a demandé sur Twitter à Anne Hidalgo « d’annuler cette décoration du déshonneur ». Son message a été relayé par la présidente de la région Ile-de-France Valérie Pécresse, qui juge que « c’est impératif ».
[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Années_de_plomb
[2] Cf. l’affaire Chapron à Béthune, instruite par le juge Charrette, construite autour de la culpabilité du notaire parce qu’il était un « bourgeois ».
[3] Même Roger Gicquel, par exemple, avait cédé au mythe Goldman.
[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Poulpe_(collection)
[5] Postface de Fred Vargas à Cesare Battisti, Ma Cavale, 27 avril 2006, p. 370.
[6] Génération Battisti, ils ne voulaient pas savoir, Plon, 2005.
[7] La Mémoire du plomb, Stock, 2012.
[8] Luciano Pessina ex-militant du mouvement Autonomie ouvrière, Toni Negri.
[9] Dan Franck, « Cesare Battisti et nous », Le Monde, 18 mars 2007