Derviches et Mohawks. Une rencontre improbable entre l’Afrique et l’Amérique
Eric Taladoire
Un romancier qui inventerait l’improbable rencontre en 1884, sur les bords du Nil, d’un Mohawk canadien et d’un officier soudanais de l’armée en marche vers Khartoum assiégé par les derviches se verrait certainement taxé d’imagination débordante. Pourtant, nous sommes bien dans la réalité, et si aucun élément ne permet à ce jour de documenter concrètement un entretien réel, il ne fait aucun doute que Mohawks et Soudanais revenus du Mexique ont servi côte à côte dans la lutte contre les fidèles du Mahdi.
Des Mohawks sur le Nil
En 1884, le général britannique Charles Gordon, surnommé Gordon Pacha, accepte, à la demande du Khédive Mohamed Saïd Pacha, le commandement des forces égyptiennes de Khartoum, pour organiser l’évacuation de la capitale du Soudan menacée par les rebelles mahdistes. Ces derniers sont en majorité des insurgés musulmans soudanais, fanatisés par leur chef, le Mahdi Muhamad Ahmad. Ils ont déjà remporté plusieurs victoires, dont celle d’El Obeid en 1883 sur les forces de Hicks Pacha, contre les armées égyptiennes et menacent directement la domination anglaise sur le pays.
Les forces anglo-égyptiennes tentent donc de forcer le siège et d’envoyer une expédition de secours pour appuyer Gordon et protéger l’évacuation. Le commandement en est confié au Général Sir Garnet Wolseley, mais les autorités anglaises, contre toute évidence, sous-estiment la puissance des mahdistes et réagissent lentement. La colonne de secours prend le temps de se mettre en place. Wolseley prépare avec beaucoup de soin son avance sur Khartoum à travers le désert, désireux de surmonter tous les obstacles possibles. Il est en particulier préoccupé par la coordination de l’avancée de ses troupes par voie de terre avec le ravitaillement qui doit remonter le Nil, donc affronter les obstacles des cataractes.
Wolseley est un vétéran qui a en particulier servi, ainsi que plusieurs de ses officiers, au Canada lors des opérations destinées à mater les velléités insurrectionnelles des métis canadiens, dans le Manitoba, en 1870. Il avait alors apprécié la compétence et l’habileté de ce que l’on appelait les voyageurs, c’est à dire les civils volontaires chargés de la navigation sur les lacs et les rivières. Le plus souvent Indiens et métis, ces derniers étaient experts dans le maniement des canots et canoës indispensables pour le transport des hommes et du matériel. Wolseley en a conservé le souvenir de navigateurs expérimentés et fiables, puisqu’aucune perte n’avait été enregistrée lors du passage des nombreux rapides.
Convaincu que leur dextérité et leur endurance seraient fondamentales pour le passage des cataractes du Nil, malgré leur méconnaissance totale du terrain, Wolseley proposa la formation d’une unité spéciale, le Canadian Voyageur Contingent, des volontaires chargés de cette tâche et qui ne seraient pas appelés à combattre. Quand l’état-major britannique espérait recruter 300 hommes, 367 se présentèrent. Ce corps comptait dans ses rangs 86 Indiens du Québec, du Manitoba et de l’Ontario, dont 56 Mohawks de Caughnawaga, commandés par le capitaine Louis Jackson Rowi Tawehiakenra. Plusieurs Ojibways s’engagèrent aussi. On ignore le nombre exact de métis, souvent estimé à plus d’une vingtaine. Le Canadian Voyageur Contingent se caractérise par sa nature d’unité autonome, spécifiquement définie par les compétences de ses membres dans le maniement des embarcations traditionnelles, et, sur le Nil, des baleinières destinées à transporter dans les cataractes hommes, vivres et munitions. Louis Jackson (1885) a laissé de leur aventure un récit qui regorge d’annotations techniques et d’observations générales sur le pays.
La plupart des volontaires indiens, les Mohawks en particulier, appartenaient à ces tribus loyalistes qui avaient préféré, à la fin de la guerre d’Indépendance américaine en 1783, émigrer par milliers au Canada, par fidélité envers la Couronne britannique. Plus ou moins anglophones, leur familiarité avec d’autres tribus et surtout de nombreux métis francophones leur conférait aussi une certaine aisance en Français. Tous les volontaires embarquèrent à l’automne 1884 sur l’Ocean King, à destination de l’Angleterre, puis de l’Egypte, en passant par Gibraltar. Leur navire toucha Alexandrie le 7 octobre, après une traversée sans incident, même si le récit de Jackson reflète une certaine indiscipline parmi les voyageurs, qui souffrent par ailleurs du mal de mer selon Deer (1885). Ils embarquèrent presque immédiatement sur un train à destination du Caire, ce qui permit à Jackson d’observer avec curiosité le paysage et quelques aspects de la culture égyptienne. Il est étonnant de constater, à la lecture du récit, la maturité anthropologique dont fait preuve l’auteur, avec de nombreuses notations sur la misère apparente, les pratiques agricoles ou l’architecture. Il semble qu’ils aient disposé d’un aumônier propre, l’abbé Bouchard, et qu’ils faisaient leur cuisine indépendamment des autres unités. Ces remarques justifient leur curiosité à l’égard de l’Islam et confirment le caractère traditionnel de leur alimentation, distincte des rations de l’armée anglaise. Indirectement, on peut en déduire la confirmation de l’autonomie du corps des voyageurs, commandé par le Colonel Denison.
Une fois rejoint le Nil, tous s’entassèrent sur deux grandes barges remorquées par un steamer pour rallier Assouan et la première cataracte, où ils arrivèrent le 21 octobre, après une navigation frustrante, puisque, malgré leur évidente curiosité, ils ne furent pas autorisés à visiter Louxor ou Thèbes, même si quelques-uns réussirent à faire une excursion à Abou-Simbel. C’est à Assouan qu’ils rejoignirent le gros du corps expéditionnaire et qu’ils récupérèrent les 40 baleinières dont ils auraient la responsabilité. Ce n’est qu’après Wadi Halfa qu’ils rejoignirent enfin le front et reçurent la visite de Lord Wolseley, venu leur donner leurs instructions et revoir de vieux amis, puisqu’il avait combattu aux côtés du père de Louis Jackson.
Au delà de Wadi Halfa commença leur véritable travail, alternant des transports par train, voire par caravanes de chameaux, le passage parfois difficile des cataractes et le transport des hommes et du matériel. Louis Jackson détaille avec soin tous les incidents et les particularités de chaque cataracte, ce qui donne à son récit une certaine valeur documentaire. Il insiste spécifiquement sur la préoccupation générale des volontaires à l’égard des crocodiles, un animal presque mythique pour les Canadiens. Il mentionne avec précision les rares pertes humaines, en particulier celle du Mohawk homonyme Louis Capitaine. Elles furent d’ailleurs relativement légères, seize hommes au total, dont six par noyade. La fin du périple les mit alors directement en contact avec des troupes égyptiennes et des paysans locaux qu’ils durent former aux aléas de la navigation. Quelques jours après leur passage de la dernière cataracte, le 15 janvier, après avoir assisté au départ de l’armée vers Khartoum, les voyageurs reçurent l’ordre de retourner à Wadi Halfa, puis le 29, de revenir au Caire. Là, pour leur plus grande satisfaction, ils purent enfin faire un peu de tourisme, visiter mosquées et pyramides avant d’embarquer, le 6 février, à Alexandrie pour leur voyage de retour.
Le Canadian Voyageur Contingent accomplit donc sa tâche avec un grand succès, qui valut à tous ses membres un bon salaire, à plusieurs d’entre eux des récompenses et des médailles et aux officiers d’être reçus par la Reine Victoria, lors de leur escale en Angleterre. Tous revinrent chez eux triomphalement, et le capitaine Jackson a laissé un récit de leur aventure exotique. Il y exprime avec une certaine naïveté sa fierté d’Iroquois d’avoir appris aux habitants des berges du Nil comment mieux naviguer sur leur propre fleuve.
Au moment de leur départ, cependant, Khartoum est déjà tombé aux mains des derviches, le 26 janvier 1885, et Gordon Pacha a été tué, ce qu’ils ignorent. Leurs efforts auront été vains, même si Wolseley leur rend un hommage vibrant, en affirmant qu’avec quelques dizaines de voyageurs supplémentaires, les secours seraient probablement arrivés à temps. Il reste que, durant les quatre mois de leur séjour, ils ont rempli leur mission, eu un bref aperçu de l’Egypte et côtoyé un grand nombre de soldats et d’officiers égyptiens. Une aventure exceptionnelle pour ces Mohawks qui n’avaient qu’une très vague idée de ces terres inconnues.
Des vétérans du Mexique à Khartoum
Cette courte épopée, bien connue au Canada, débouche en réalité sur de curieuses coïncidences, puisque parmi les alliés et les adversaires des Mohawks, en Egypte, se trouve nombre de Soudanais qui ont fait, quelques années plus tôt, l’itinéraire inverse, en allant se battre au Mexique avec l’armée française envoyée par Napoléon III durant la guerre d’Intervention (Gouttman 2008). Comme on le sait, l’Empereur avait, dans un grand dessein très discutable, envoyé un corps expéditionnaire au Mexique pour établir un Empire latin sous le pouvoir de Maximilien d’Autriche. Sans insister sur l’invasion d’un pays ami sous un prétexte futile, une opération militaire d’une tout autre nature que les expéditions coloniales, l’armée française, malgré des succès initiaux, se trouve vite embourbée dans une guerre d’usure contre un gouvernement républicain légitime qui lève sans cesse de nouvelles troupes et mène, sous l’inspiration du Président Benito Juárez, une guérilla permanente. Les pertes sont importantes et, surtout sur la côte du Golfe du Mexique, la fièvre jaune fait des ravages.
A la demande du gouvernement français, convaincu que les Egyptiens résisteraient mieux que les Français au climat insalubre et à la fièvre jaune, le Khédive Mohamed Saïd Pacha accepte, avec quelque réticence, de prêter des troupes à l’armée française. On est donc en présence d’un bataillon de Soudanais musulmans qui luttent pour le compte de la France en appuyant un prétendant autrichien au trône du Mexique, contre des forces républicaines qui soutiennent un gouvernement légitime. L’unité, appelée bataillon nègre égyptien, compte 446 hommes, pour la plupart des Soudanais, accompagnés d’un interprète, Mohamed Sagr. Les recherches très poussées des registres de l’unité, menées par les historiens britanniques Richard Hill et Peter Hogg (1995), ont permis de retrouver les noms et l’origine de pratiquement tous les hommes et de confirmer leur provenance de diverses ethnies soudanaises, voire du Tchad pour l’un d’entre eux. Ce sont en grande majorité des esclaves, affranchis lors de leur engagement et convertis à l’Islam. Encadré par des officiers et sous-officiers égyptiens, le bataillon quitte Alexandrie le 8 janvier 1863 et débarque au Mexique en février. Il est renforcé, à son arrivée à Veracruz, de plusieurs officiers et sous-officiers français et de quelques interprètes, dont le Capitaine Chapplain qui parle arabe.
On peut pourtant s’interroger sur les relations entre les divers membres d’une unité aussi éclectique, puisque l’arabe parlé par Chapplain et ses officiers est celui de l’Algérie, alors que les Soudanais parlent des dialectes variés et, au mieux, l’arabe d’Egypte. Autre problème fondamental : l’alimentation, car ces soldats musulmans doivent disposer d’une intendance propre, pour que la viande qu’il consomment ait été préparée conformément aux règles du Coran. Pas question non plus de leur donner vin ou alcool, qui font partie des rations militaires usuelles. Enfin, rien n’a été prévu pour qu’ils disposent d’un religieux. Malgré quelques pertes durant la traversée et à leur arrivée, soit une vingtaine de morts, surtout victimes du typhus, et quelques difficultés d’adaptation au début, les Egyptiens s’acclimatent rapidement et s’installent à Vera Cruz et dans les petites garnisons de La Tejería, Medellín et La Soledad, où ils côtoient quotidiennement des légionnaires, des volontaires antillais et la tristement célèbre contre-guérilla du colonel Dupin.
Officiellement, leur séjour doit être de courte durée puisqu’un autre bataillon doit les relever après quelques mois. On a déjà mentionné les réticences du Khédive, qui n’enverra jamais les renforts promis. Abandonnés à leur sort et aux soins des Français, ils restent jusqu’au terme de l’Intervention en 1867, bien au-delà du délai de leur engagement. Efficaces, courageux, disciplinés et très combatifs, ils impressionnent fortement les habitants, peu familiarisés avec les Africains. Leur haute taille, leur uniforme de toile blanche, avec une calotte rouge sur le crâne, leur donnent un aspect redoutable. Mais c’est surtout sur leur loyauté et leur forte solidarité que tous les auteurs concordent. Ils prendront part avec succès à de nombreuses opérations, dont la protection de la courte voie ferrée qui relie Veracruz aux villes de l’intérieur. Leur efficacité leur a valu, auprès des Mexicains, une réputation de sauvagerie, même si leur comportement ne diffère guère de celui des autres unités : pas de quartier ! On peut supposer qu’au fil de leurs quatre ans de séjour, plusieurs d’entre eux ont acquis des rudiments de Français ou d’Espagnol.
Il n’entre pas dans nos préoccupations, ici, de détailler leur histoire, ce que d’autres, dont leur commandant Chapplain, ont fait avec beaucoup de précision. Le bataillon, réduit à 310 hommes, est rapatrié le 27 Mai 1867. Il a perdu 64 morts de maladie, 20 tués au combat et 28 autres morts des suites de leurs blessures. Deux de ses membres ont disparu, et lors de leur embarquement de retour, douze autres sont portés déserteurs. Six de ces derniers, dont plusieurs étaient hospitalisés, rejoindront l’Egypte plus tard. Six Soudanais au moins auraient donc choisi de rester au Mexique. Les Soudanais défilent à Paris et dans plusieurs villes françaises, avant de s’embarquer pour l’Egypte.
Une rencontre improbable
Ce bataillon est donc la première unité constituée africaine qui n’appartienne pas aux troupes coloniales et qui se soit battue en Amérique, aux portes des Etats-Unis, au XIXe siècle. D’une certaine manière, le statut des Soudanais comme entité autonome est comparable à celui des voyageurs. Tout comme les Mohawks, ils se trouvent plongés dans un milieu qui ne leur est pas familier : ils sont passés du désert aux exubérantes terres chaudes mexicaines, alors que les Canadiens ont quitté leurs prairies et leurs forêts pour les sables d’Egypte. Par ailleurs, les malheureux Soudanais ont probablement été, au début du moins, beaucoup plus perdus que les Mohawks. Ces derniers étaient déjà familiarisés avec le mode de vie des Canadiens, et certains d’entre eux avaient même fait des études. Le récit de Louis Jackson, sans atteindre le statut d’œuvre littéraire, prouve son éducation. Inversement, les Soudanais étaient probablement à l’origine de simples paysans ou pasteurs illettrés, et ce n’est que par leur expérience ultérieure que certains ont acquis une formation plus approfondie.
Contraints et forcés, les Soudanais auparavant inexpérimentés se sont transformés peu à peu en combattants aguerris et disciplinés, entraînés au maniement d’armes modernes, capables d’infliger des pertes sévères à leurs ennemis. Ils sont devenus des professionnels. Ses membres sont largement récompensés à leur retour en Egypte, et tous ceux qui le souhaitent sont réintégrés dans l’armée égyptienne, avec un avancement immédiat. Les 34 sous-officiers sont promus lieutenants, et 181 simples soldats accèdent au grade de sergent. Le Khédive espérait ainsi, par leur dispersion dans différentes unités, bénéficier de leur expérience pour moderniser son armée. Plusieurs d’entre eux accéderont à de hauts postes de responsabilité, dont certains au grade de général. Il semble cependant que plusieurs aient préféré simplement rentrer chez eux, au Soudan, et se faire oublier.
Les historiens Hill et Hogg ont réussi à retrouver la plupart des dossiers personnels de ces soldats. Beaucoup d’entre eux ont assez rapidement disparu, tués lors de multiples conflits, d’autres ont joué un rôle majeur dans le conflit entre les Mahdistes et les Anglo-Egyptiens. On les retrouve comme officiers dans les rangs des forces anglo-égyptiennes, comme Ali Jifun qui est Lieutenant-Colonel (major ou bimbashi), et qui laissera un récit de ses souvenirs, transcrit par la suite. D’autres, trois au moins, soit deux officiers et un sergent, Fadl al Sid Abu Juma, servent parmi les officiers mahdistes qui assiègent Khartoum. Gordon, de son côté, dispose dans son état-major de plusieurs vétérans du Mexique qui jouent un rôle fondamental dans la défense : Faraj Pasha al Zayni, Bahkit Bey Batraki, Surur Bey Bahjat, Muhammad Ali Husayn Pasha et Muhammad Almas, tous décorés de la Légion d’Honneur. La tombe de ce dernier se trouve à Khartoum.
Les Mohawks, qui n’ont pas participé aux opérations militaires, n’avaient aucune chance de rencontrer ces combattants. Il est probable, en revanche, que les officiers du Canadian Voyageur Contingent aient côtoyé, lors de réunions d’état-major, plusieurs vétérans du Mexique qui servaient dans le corps expéditionnaire de Wolseley. Comme on l’a souligné, l’anglais était évidemment la langue commune, mais Mohawks et Soudanais partageaient aussi des rudiments de français. Le récit de James Deer ajoute des détails essentiels et montre surtout que les Mohawks étaient dévorés de curiosité à l’égard de ce monde exotique. Au début de leur périple sur le Nil, les voyageurs auraient été invités par des officiers égyptiens à une réception en leur honneur. Par ailleurs, dans les camps qu’ils partagent avec les autres unités, ils ont pris part à diverses joutes sportives, courses, tir à la corde en équipes, joutes auxquelles participaient des équipes anglaises et égyptiennes. Ces activités se déroulaient sous le contrôle d’officiers anglais et égyptiens. A diverses reprises, donc, nos Mohawks ont donc rencontré des officiers soudanais, souvent dans des réunions informelles.
D’autres témoignages soulignent la grande solidarité qui régnait entre les anciens combattants du Mexique, qui partageaient souvent les mêmes garnisons. Le cantonnement de Kessala accueillait ainsi trois vétérans, Ali Jifun et deux sergents. L’officier américain Chaillé Long, engagé dans l’armée égyptienne, a eu, en 1874, de nombreuses conversations avec plusieurs d’entre eux, heureux de partager leurs souvenirs du Mexique. On doit enfin rappeler que la plupart des vétérans servaient de préférence au Soudan, au sud de Wadi Halfa, c’est à dire dans la région où les voyageurs ont servi le plus longtemps, et partagé les cantonnements.
Nous sommes ainsi confrontés, sur le même théâtre d’opérations, le Soudan insurgé des Mahdistes, à la présence simultanée, durant quelques mois, de vétérans de la première unité africaine autonome qui se soit battue au Nouveau Monde, et de volontaires de la première unité amérindienne qui ait participé à une opération militaire en Afrique[1] (Taladoire 2014). Même si leurs aventures sont assez bien documentées dans la littérature historique anglo-saxonne, la coïncidence n’a jamais été signalée. Il reste à déterminer si des rencontres individuelles ont bien eu lieu, ou si les divers protagonistes n’ont jamais eu l’occasion de partager leurs expériences. Etant donné le nombre de vétérans du Mexique dans l’armée de Wolseley, il est presque impensable que les itinéraires des deux groupes ne se soient jamais croisés.
Il est particulièrement important de souligner que plusieurs des participants à ces aventures croisées en ont laissé des traces écrites, les récits de Louis Jackson et de James Deer pour les voyageurs, ou les souvenirs d’Ali Jifun pour les Soudanais (Machell 1896). Leurs textes apportent une vision originale, totalement différente du préjugé encore trop courant de peuples illettrés, ignorants ou, pour les Mohawks, de race en voie de disparition, le Vanishing American. Bien au contraire, leurs récits montrent leur curiosité respective, leur ouverture d’esprit, leur tolérance. Au moment où l’on parle, parfois à tort et à travers, de globalisation et de mondialisation, il est rafraîchissant de constater que les échanges intercontinentaux entre d’autres peuples que les Européens remontent à des temps bien plus anciens. Par-delà les méandres de la politique de colonisation européenne, d’autres peuples ont participé, parfois à leur corps défendant, à la construction de notre monde, pour en tirer des leçons, des expériences qui ont influé sur leurs conceptions de l’histoire et des autres.
Bibliographie
Chaillé-Long bey Colonel Charles, « Le Soudan d’Egypte et Kassala », La Nouvelle Revue, tome 91, pp. 93 sqq. Paris, 1894.
Deer James The Canadian voyageurs in Egypt. John Lovell & Son, Montréal, 1885
Dunn John, “Africa invades the New World: Egypt’s Mexican adventure”, 1863-1867. War in History 4 (1): 27-34, 1997.
Gouttman, Alain, La guerre du Mexique, 1862-1867. Le mirage américain de Napoléon III. Pour l’Histoire. Perrin, Paris, 2008
Hill Richard and Peter Hogg, A black corps d’elite: An Egyptian Sudanese conscript battalion with the French army in Mexico, 1863-1867. Michigan State University. East Lansing, 1995
Jackson Capitaine Louis, Our Caughnawagas in Egypt. With an introductory preface by T. S. Brown. W. Drysdale & co. Montréal, 1885
Machell Capitaine Percy W., “The story of Ali Jifun : Memoirs of a Soudanese soldier”. Cornhill Magazine n.s. 1. Londres, 1896
Stacey Charles P. ed, Records of the Nile Voyageurs, 1884-85: the Canadian Voyageur contingent in the Gordon Relief expedition. Champlain Society, Toronto, 1959
Taladoire Eric, D’Amérique en Europe. Quand les Indiens découvraient l’Ancien Monde (1493-1892). CNRS Editions, Paris, 2014
[1] Les 240 Brésiliens recrutés en 1641 pour l’expédition contre Luanda, en Angola, par les Hollandais de l’Amiral Jol sortent du contexte de cette étude, dans la mesure où ils sont des supplétifs qui ne servent pas comme corps constitué.