BLAO-BOX : Un bureau de renseignement tripartite dans l’entre-deux-guerres
Etienne VERHOEYEN
Historien, correspondant du Centre d'Etudes et de Documentation
« Guerres et Société Contemporaine » (CEGES), Bruxelles (Belgique)
Entre 1921 et 1939 a fonctionné, à Paris d'abord, à Bruxelles ensuite, un bureau tripartite de renseignements composé de représentants des services secrets britanniques, français et belges. Ce bureau, dénommé BLAO (Bureau de liaison de l'armée d'occupation) et BOX (Bureau of Exchange) à partir de 1930, peut être considéré comme une continuation logique de la collaboration ayant existé entre ces trois services au sein du Bureau central interallié, installé à Folkestone pendant la Première Guerre mondiale. Pourtant, ce bureau est à peine mentionné dans la littérature spécialisée[1].
Le Bureau de liaison de l'armée d'occupation
Qui a pris l'initiative de créer le BLAO ? L'historien britannique Keith Jeffery y voit principalement le Secret Intelligence Service (SIS)[2]. Selon le biographe de Sir Mansfield Cumming, chef du SIS entre 1909 et 1923, ce seraient les Belges qui, après la fin de la Grande Guerre, auraient proposé au SIS "a secret exchange of intelligence".[3] Quoiqu'il en soit, c'est en décembre 1920 que le BLAO est installé à Paris. A l'origine, le but principal est l'échange d'informations concernant la subversion communiste. Cependant, lentement le BLAO étend son champ d'action vers le renseignement militaire sur l'Allemagne, de sorte qu'au début des années 1930, le bureau s'occupe presque exclusivement de ce pays. Selon Jeffery, à l'appui de documents du SIS, le BLAO dispose à cette époque de dix agents, dont on ne connaît ni l'identité ni la nationalité. Il n'est pas plus possible de dire s'il s'agit d'agents du BLAO, ce qui est peu probable dans la mesure où il s'agit d'un échange d'informations interservices et non d'un service de renseignement, ou s'il s'agit du nombre d'agents des trois pays opérant en Allemagne, ce qui est plus probable. Les trois pays participant au BLAO contribuent selon leurs possibilités au financement du bureau. En 1923, par exemple, 2 200 livres sterling du budget du SIS sont réservés au BLAO.[4] Il semble bien que le SIS considère les renseignements glanés par les agents du BLAO comme valables. Il s'agit, selon Jeffery, de renseignements provenant de l'Union soviétique, de la Turquie, des Balkans et de la Hongrie, sans que l'on sache de quoi traitent ces informations, comment ils sont rassemblés ni par qui.
En 1929 éclate un scandale dans lequel la Sûreté militaire belge est gravement compromise. Il s'agit d'une manœuvre d'intoxication mal contrôlée destinée à tromper l'Abwehr. Avec l'accord de la Sûreté militaire, un agent double concocte, sur base de sources ouvertes, le soi-disant texte de l'accord militaire franco-belge secret de 1920. Cet agent remet son faux à l'Abwehr. En même temps, il remet une version légèrement différente à un nationaliste flamand qui, par des intermédiaires, réussit à faire publier le faux dans l'Utrechtsch Dagblad (d'où le nom « le faux d'Utrecht » donné à cette affaire). Surtout, le fait que le texte contienne la mention d'un accord imaginaire anglo-belge prévoyant d'attaquer l'Allemagne via le Limbourg hollandais mène à des incidents diplomatiques avec les Pays-Bas. La Belgique est forcée de reconnaître que sa Sûreté militaire a trempé dans cette manœuvre. En conséquence, la Sûreté militaire est mise en veilleuse et les fonctionnaires civils du service sont transférés à la Sûreté publique[5].
Le Bureau of Exchange
Suite à cette affaire, le BLAO est également supprimé. Il est réactivé en 1930 sous le nom de BOX, et il est possible que le bureau du BOX se soit installé à Bruxelles à cette époque[6]. Nous ne savons rien sur le fonctionnement du BOX au début des années 1930. En janvier 1934, le colonel Edmond Laurent, chef du SR/SCR et futur attaché militaire français dans la capitale belge, ainsi que son futur successeur, le lieutenant-colonel Henri Roux, visitent Bruxelles. Ils y rencontrent un certain nombre de Belges actifs dans le monde du renseignement. Le compte-rendu de ce déplacement est heureusement conservé[7]. Il nous apprend tout d'abord la composition du BOX : le major Gustave de la Ruwière pour la Sécurité militaire belge, le capitaine Guy Randolph Westmacott pour le SIS, et le capitaine André Petrequin, pour la SR/SCR.
Les colonels Laurent et Roux sont manifestement chargés de tâter le terrain pour voir si les services belges sont encore disposés à collaborer avec leurs homologues français. En effet, depuis le début des années 1930, une large partie de l'opinion et une fraction non négligeable du monde politique s'opposent de plus en plus à l'existence d'un accord militaire entre la France et la Belgique et souhaitent mener une « politique des mains libres ». Ainsi, Roux et Laurent rencontrent, en dehors des trois officiers formant le bureau du BOX, le major Diepenrijckx, chef de la 2e section de l'état-major, le chef de cabinet du ministre de la Défense nationale, un membre du secrétariat du Roi et trois représentants de la Sûreté publique, l'administrateur général Robert de Foy, le directeur Justin Verhulst et son adjoint, M. Nothomb. Si l'on ne peut pas dire que la Sûreté publique a participé à proprement parler aux travaux du BOX, il est certain que ses échanges avec la SR/SCR, surtout dans le domaine du contre-espionnage, sont fréquents ; Verhulst semble avoir été chargé des contacts avec l'extérieur. Il assiste régulièrement à des réunions avec des officiers français et est en rapport avec des représentants du SIS en Belgique.
Les deux officiers français constatent, non sans satisfaction que « ces personnalités étaient déjà connues et restent acquises à la collaboration ». Ils sont moins satisfaits de l'attitude des chefs de l'état-major belge, qu'ils n'ont d'ailleurs pas rencontrés. Ils notent que le général Prudent Nuyten, nommé en 1932, comme son prédécesseur Emile Galet, ont « horreur des questions de renseignements. Le général Galet, en sa qualité de protestant rigide, estimait malhonnête l'activité S.R. Le général Nuyten pense de même puisqu'il qualifie, dans l'intimité, ces questions de "cochonneries" ». Selon le même compte-rendu, Nuyten ignore complètement de la Ruwière et a même l'intention de le muter, ce qui « dans l'idée du général Nuyten, devait entraîner la fermeture de BOX. »
L'hostilité de l'état-major général belge à toute forme de collaboration au niveau du renseignement explique pourquoi les deux officiers français s'enthousiasment pour un projet d'Albert Devèze, ministre belge de la Défense nationale qui « n'ayant aucune confiance dans l'Etat-Major général et désireux d'être renseigné sur les menaces d'attaques brusquées que les Allemands peuvent faire peser sur la nouvelle ligne de fortifications, a décidé de créer un Service de Renseignements belge et de le confier à la Sûreté de l'Etat. » Mais comme celle-ci n'a pas de compétence militaire, Devèze veut confier la direction de ce nouveau service à créer au major de la Ruwière, considéré comme le chef du BOX. Celui-ci réunirait entre ses mains les deux services, celui de la Sûreté opérant dans la zone frontière, et le service du BOX opérant en profondeur (c'est-à-dire en Allemagne même). Cette solution est considérée comme parfaite parce qu'elle assure la collaboration constante des deux services et qu'elle donne aux participants du BOX la certitude de recevoir la totalité des renseignements obtenus par la Sûreté. Finalement, les deux officiers français notent que le gouvernement belge reprend ses versements au BOX, interrompus depuis l'arrivée du général Galet à l'état-major général, c'est-à-dire en 1926. Le projet Devèze n'a toutefois pas été réalisé, sans doute au grand regret des Français.
Les dirigeants du BOX
Avant de suivre le développement ultérieur du BOX, il convient de situer les membres du bureau en 1936. Tout d'abord celui qui est considéré comme le chef du BOX, le major Gustave de la Ruwière. Né en 1891 à Schaerbeek, il s'engage comme volontaire de carrière en 1910, entre à l'Ecole royale militaire en 1911, devient capitaine en 1916 et major en 1932. Il se distingue dans les combats de Flandre en 1918. En 1921, il est attaché provisoirement à l'état-major du détachement belge de la Ruhr, et ce pour quelques mois seulement. En 1929, il est chargé de cours à l'Ecole de guerre ; il y enseigne la tactique du renseignement et l'organisation comparée. Il est chargé de guider la liquidation du SR militaire après l'affaire d'Utrecht et plus tard de la liaison entre la Sûreté publique et la 2e section de l'état-major. De la Ruwière part à la retraite en 1937. En mai 1940, il sera évacué vers la France par les soins des services français.[8]
Officier de réserve de la Royal Air Force, le capitaine Guy Randolph Westmacott est le représentant du SIS à Bruxelles depuis sa démobilisation le 22 juin 1919. Ancien officier d'administration, le capitaine André Petrequin représente la France comme attaché militaire adjoint, dépendant du 2e Bureau de l'état-major, et au sein du BOX, qui est une liaison de la SR/SCR, jusqu'à la mi-1936, date à laquelle il est nommé chef de bataillon au 201e régiment de chars[9]. Le capitaine Raymond Fustier lui succède. Il appartient au Bureau d'Etudes du Nord-Est (BENE), un poste SR/SCR installé à Lille en 1933. Fustier est notamment un des officiers traitants des agents travaillant sur la Belgique et la Hollande. En 1930, il devient attaché militaire adjoint à Bruxelles, mais ce n'est qu'en septembre 1936, il est désigné pour le BOX[10]. En même temps, Fustier dirige l'antenne du BENE à Bruxelles désignée comme le poste « Charles ». Il s'y occupe très activement des W, c'est-à-dire les agents de pénétration dans l'Abwehr allemande. Le capitaine Fustier habite 94 rue des Patriotes à Bruxelles ; cette adresse est connue des services allemands dès 1939.
Peu de temps après sa nomination au BOX, il signale à Rivet qu'il est entré en rapport avec un SR rexiste à Bruxelles. Ceci mérite un développement, car c'est une des rares informations concrètes dont nous disposons par rapport au BOX. En effet, fin 1936, le mouvement rexiste dirigé par Léon Degrelle a créé, au sein du mouvement même, un service de renseignement interne, dont les agents s'occupent surtout d'informations politiques, notamment sur les membres de Rex. Le contact de Fustier avec ce SR s'est réalisé sans doute par l'intermédiaire d'un de ses agents, le Belge Raphael Bruyneel, recruté comme agent de pénétration par le BENE (Fustier) en 1934 avec l'indicatif Li 270[11]. Se disant le chef du SR rexiste, le Belge se propose notamment de déterminer d'où vient l'argent du mouvement de Degrelle, soupçonné d'être subventionné par l'Allemagne et l'Italie. Plusieurs collaborateurs de ce service de renseignement rexiste deviennent des agents du SR français à la fin des années 1930. En juin 1937, Fustier rend compte d'une affaire de trafic d'armes en Belgique, révélant très probablement les tentatives de la Cagoule[12].
Soudain, en juin 1939, il est rappelé. Rivet mentionne le fait sans indiquer de raison de cette décision. Pour Paul Paillole, affecté au contre-espionnage de la SR/SCR, Fustier s'était montré « très maladroit, son activité risquait de compromettre certains contacts essentiels que nous entretenions avec l'Etat-Major belge et diverses personnalités bruxelloises »[13]. On aurait souhaité que ce propos, qui semblait se souvenir assez bien de « l'affaire Fustier » eût été moins vague… Selon Jean-Emile Rigaud, attaché au BENE en octobre 1939 et ayant fait de nombreux déplacements à Bruxelles, Fustier était « un homosexuel notoire », ce que confirme Paillole.[14] Si cela s'avère exact, le fait que Fustier est marié peut l'exposer à des pressions voire à des chantages. Quoiqu'il en soit, en février 1940, Fustier est invité par le Procureur du Roi auprès du parquet de Bruxelles à quitter le pays. Il est affecté au 41e groupe de reconnaissance de la 44e division d'infanterie pour la durée des combats. Avant de quitter la capitale belge, il passe ses agents du poste « Charles » au lieutenant-colonel Auguste Hautcoeur, qui le remplace aussi comme attaché militaire adjoint. Comme le BOX est supprimé depuis juillet 1939, le départ de Fustier n'a pas eu de conséquences dans ce domaine.
La France et le BOX
Mais revenons à l'année 1936, marquée notamment par la militarisation allemande de la Rhénanie, fait qui aux yeux de beaucoup d'Occidentaux est un présage des intentions agressives de Hitler. En conséquence, la Belgique décide de dénoncer l'accord militaire secret signé avec la France en 1920, pour garder, comme on avait coutume de dire à l'époque, « les mains libres ». Cette politique est clarifiée par un discours du roi Léopold III devant le Conseil des ministres. Ce discours du 14 octobre 1936 est publié à l'initiative du gouvernement. Les réactions françaises sont immédiates : le monde politique et les services secrets craignent que la nouvelle politique belge entraîne la rupture les contacts d'états-majors et, pour les services spéciaux, celle de l'échange de renseignements.
Le 16 octobre 1936, donc à peine deux jours après le discours royal, le commandant Malraison, adjoint de Rivet, se rend à Bruxelles, où il fait la connaissance des membres du bureau du BOX, plus exactement du major de la Ruwière et du capitaine Westmacott. Il est accompagné par le capitaine Fustier, le nouveau représentant de la France au sein du BOX. Il rencontre aussi Justin Verhulst et son adjoint, de la Sûreté publique. Il est clair que Malraison vient s'informer sur les répercussions du discours royal sur les rapports franco-belges en matière de renseignement. Le major de la Ruwière s'empresse de l'assurer : « Il n'y a rien de changé et nous sommes fidèles à nos engagements et notre collaboration ne pourra que devenir plus étroite. Le discours du Roi est surtout fait pour rallier toute l'opinion belge en faveur de la loi militaire. En déclarant que la Belgique ne se laissera pas entraîner dans des complications où l'intérêt du pays n'est pas engagé, il était sûr de grouper autour de lui le people entier. Mais tout ceci ne modifie nullement notre position actuelle ». Et Malraison de conclure : « accueil très cordial; franchise dans les rapports; effort belge pour atténuer, sinon effacer, l'impression pénible produite par le discours du Roi; espoir du côté belge que la collaboration avec la France n'ira qu'en s'améliorant[15] ».
Quelques agents belges
Très peu de noms d'agents du BLAO sont connus. On peut d'ailleurs se demander si on peut parler d'agents au sens propre du mot[16]. Il s'agit plus probablement de points de contact, de personnes disponibles auxquelles on peut faire appel en cas de besoin. Le BLAO était en quelque sorte la continuation logique de la collaboration ayant existé, pendant la Grande Guerre entre les trois services concernés. Il n'est dès lors pas étonnant de retrouver, parmi les collaborateurs belges du BLAO, des « anciens » de 1914-1918.
Ainsi Henri Javaux, né en 1892 qui, pendant la Première Guerre mondiale, est recruté par le SR français et employé à Maastricht. En 1918, il fait quatre voyages en Allemagne. Après la guerre – selon une notice biographique qu'il a probablement rédigée lui-même – il « continue de faire partie d'un service de renseignements franco-anglo-belge[17] ». Il s'agit sans doute du BLAO, mais nous ne savons pas jusqu'à quelle date il a fait partie de ce bureau. Il reste en tout cas au service de la France jusqu'en mai 1940. En 1929, Javaux est proposé pour une médaille de reconnaissance française. Le colonel Rivet, chef de la SR/SCR, le reçoit plusieurs fois en 1938. Dans le SR français, Javaux est connu comme « M. Henri ». Il a, à partir des années 1920, créé son propre service, connu par les Français sous l'appellation « service Henri ». Les agents sont désignés par un indicatif comprenant les lettres T ou bien LNC (Liège-Namur-Charleroi, région d'où viennent la plupart de ses agents) suivies d'un chiffre. Javaux connaît depuis longtemps le capitaine Marcel Bernier, attaché au BENE de Lille, lequel sera désigné comme chef d'antenne du BENE à Liège en septembre 1939.
Un second Belge peut être associé au BLAO/BOX, François Lintermans, né en 1885 et décédé à Oranienburg en 1943. Son dossier de l'Administration des victimes de la guerre dit seulement qu'il a « travaillé » entre 1914 et 1918, sans que l'on sache pour quel service. Lintermans, qui habite dans la région des Fourons près de la frontière allemande, s'est associé à un réfugié allemand, Joseph Freund, pour travailler avec lui « pour le major de la Ruwière, avenue de l'Aurore à Bruxelles[18] ». Il s'agit évidemment de l'officier qui représente la Belgique au sein du BOX. Lintermans semble avoir disposé de plusieurs collaborateurs établis le long de la frontière belgo-allemande.
C'est précisément sur des collaborateurs habitant cette région (les soi-disant « Cantons de l'Est » de la Belgique) que s'appuie le BOX. Dans ce cadre, le rôle de Pierre Schmitz (1887-1938), de nationalité allemande et résidant à Eupen, se montre déterminant[19]. En 1925, après l'annexion des « Cantons de l'Est » à la Belgique, il acquiert la nationalité belge. Dès cette époque, il se distingue par ses publications antiallemandes. Il collabore aussi au journal antinazi Grenz Echo. Dans les années 1930, il entretient des rapports avec des émigrés et des déserteurs allemands, desquels il obtient des renseignements sur l'Allemagne. Ceux-ci sont remis à Léon Vanzuyt, officier du SCI (service de contre-espionnage) belge à Eupen, mais aussi à deux personnes qui semblent fonctionner dans le cadre du BOX. Il s'agit de l'agent français bien connu Rodolphe Lemoine, alias « Rex », ancien citoyen du Reich wilhelminien et devenu homme à tout faire des services français depuis 1915. Schmitz le rencontre à Liège et à Spa, « Lemoine » étant un passionné des casinos. D'autre part, Schmitz est en rapport avec Karl Goldmann, juif allemand converti au protestantisme ; lui, entretient des contacts avec des représentants du SIS. Il loue à Bruxelles la boîte postale 524, à laquelle Schmitz envoie les renseignements qu'il lui destine. En 1937, « Lemoine » demande à Schmitz des dessins des pièces d'armes et du matériel relatifs aux fabrications militaires de la firme Rheinmetall-Borsig. Schmitz, qui n'ose pas entrer en Allemagne (et pour cause !) y envoie un de ses agents, qui semble avoir réussi à obtenir les informations demandées. Schmitz meurt inopinément début 1938.
Nous savons très peu de choses au sujet de l'ancien officier Remi Leynen, né en 1887, habitant la commune de Welkenraedt sur la frontière belgo-allemande. Selon le colonel Mampuys, chef du SCI belge de 1937 à 1940, Leynen travaillait d'abord pour « le major de la Rivière » (de la Ruwière donc) avant de passer au SR belge à la fin des années 1930.
Il arrive au major de la Ruwière de mettre un bénévole en contact avec un service allié. Ainsi, il introduit Fernand Kerkhofs auprès du major Bygott, du Passport Control Office britannique, auquel il remet surtout des renseignements politiques et économiques. Kerkhofs est le chef du Service d'information de la Brufina, un des holdings financiers belges les plus importants de l'époque. Nous ignorons comment Kerkhofs connaissait le major de la Ruwière ; toujours est-il que Kerkhofs savait le major associé au BLAO[20].
La fin du BOX
En juillet 1939, se produit un coup de théâtre ! Le colonel Marcel Gauché, chef du 2e Bureau de l'état-major français, comme son homologue du SIS, l'amiral Sir Hugh « Quex » Sinclair, sont mis au courant, par les attachés militaires belges dans les différentes capitales, de la décision du gouvernement belge de supprimer le BOX à partir du 11 juillet, ou du moins de supprimer la participation belge. Les raisons de cette décision, formulées par l'attaché militaire belge à Paris, sont la volonté, du côté belge, de maintenir une stricte neutralité et indépendance, ainsi que le souhait de maintenir l'égalité de traitement pour tous les services étrangers en Belgique. Ceci implique que cette égalité de traitement s'applique aussi aux agents allemands. On comprend que cela inquiète Français et Britanniques.
Du côté français, la décision unilatérale du gouvernement belge est reçue sans trop de regrets. L'auteur du compte-rendu (peut-être Rivet, qui ne mentionne pourtant pas la suppression du BOX dans ses carnets) note que la décision belge signifie « la fin d'une collaboration qui, déjà abolie en fait depuis la suppression du S.R. belge (affaire du faux d'Utrecht) se survivait péniblement dans un organe mal outillé, toléré mais privé de tout appui sérieux du Commandement belge », ainsi que « la fin d'une institution symbolique qui aurait facilité la reprise de l'activité S.R. interalliée en cas de résurrection de l'alliance anglo-franco-belge ». La SR/SCR estime que le rendement du BOX en temps de paix n'a jamais été satisfaisant, notamment par « l'isolement dans lequel l'Etat-major belge le tenait ». Le même rédacteur signale que le chef du SIS exprime l'opinion que les états-majors français et anglais de doivent pas accepter sans protester. « Il est vrai que les Britanniques appréciaient beaucoup les informations en provenance de ce poste, lesquels se caractérisaient par l'absence du renseignement militaire proprement dit. Le poste de Bruxelles constituait à leurs yeux une de leurs meilleures antennes sur le continent[21] », alors que le Français ne partage pas cette opinion et ne voit pas l'utilité d'une protestation : « Il estime d'ailleurs qu'en s'inclinant, il ménage ses possibilités, nombreuses encore, qui reposent avant tout sur les bonnes dispositions de fonctionnaires et d'amis belges dévoués à notre cause, et insensibles aux fluctuations de la politique de leur pays ».
Il est exact, en effet, qu'un certain nombre de Belges ont continué à travailler pour les services français après septembre 1939[22]. Un exemple parmi d'autres, en février 1940, le CLF (Centre de liaison français, nouvelle dénomination du BENE à partir de septembre 1939) signale que cinq Belges, habitant la province de Hainaut et le Brabant wallon, sont disposés à aider le SR français « dès l'entrée en Belgique des troupes françaises », notamment en servant de guide[23].
Remarquons que la décision de supprimer le BOX est prise avant la proclamation officielle de la neutralité du pays par le gouvernement belge (3 septembre 1939). Il semble que la volonté de traiter tous les agents étrangers opérant en Belgique sur pied d'égalité s'est traduite par des mesures concrètes ou du moins par des velléités dans ce sens. En effet, entre le 1er juillet 1939 et le 15 février 1940, la Belgique – selon l'ambassadeur allemand en poste à Bruxelles – délivre un arrêt d'expulsion à dix-neuf citoyens allemands pour propagande politique et suspicion d'espionnage. L'ambassadeur trouve cette attitude intolérable, même si un fonctionnaire de la Sûreté publique lui a communiqué confidentiellement que des citoyens français et anglais ont subi le même sort[24]. Très probablement suite à cette démarche allemande, les services belges décident de prendre des mesures contre quelques citoyens français et anglais. Le 20 février 1940, le CLF signale que « les Belges seraient désireux, par compensation et pour marquer leur neutralité, d'arrêter également un agent français, en faisant quelque réclame autour de cette affaire ». Quelques jours plus tard, le CLF précise que « Le 2e Bureau belge ayant fait arrêter de nombreux Allemands pour délit d'espionnage, serait désireux – ou dans l'obligation diplomatique – de faire un geste analogue du côté français et anglais. Un dossier existerait au 2e Bureau contre Perrigot (officier de l'antenne LAMBIC) et un de ses agents. Un agent du service anglais serait également visé.[25] »
A la même époque, un officier du BENE circulant fréquemment en Belgique se plaint d'être l'objet d'une surveillance constante tant de la part de la police belge, au cours de ses déplacements entre la frontière et Bruxelles et dans la capitale belge même, que par un agent allemand bien connu du poste, qui a repéré l'officier français depuis octobre 1939. Il est très probable que cet officier est le lieutenant Jean-Emile Rigaud, attaché comme officier de contre-espionnage au BENE/CLF depuis octobre 1939. Il se déplace souvent à Bruxelles, notamment pour des prises de contact avec des agents de pénétration, ce qui le met nécessairement en rapport avec Perrigot, qui organise ces rendez-vous. Voici un témoignage de Rigaud au sujet des difficultés éprouvées en Belgique à cette époque : « De mon expérience d'officier de contre-espionnage au poste de Lille, je puis affirmer combien il était difficile pour mon service de travailler en Belgique. Je devais prendre les plus grandes précautions lorsque je me rendais clandestinement en Belgique pour traiter nos agents doubles afin de ne pas éveiller la vigilance de la police.[26] » Il n'est toutefois pas certain que la Sûreté publique belge aurait expulsé des Français ou Britanniques attachés aux services secrets de leurs pays et opérant sur le territoire belge. On peut donc présumer que le soi-disant projet d'expulser quelques agents français et britanniques n'était qu'un geste diplomatique et surtout symbolique ne menant à aucune mesure concrète.
La décision belge de supprimer le BOX n'a pas eu de suites pour la coopération entre services français et britanniques. Quelques documents tirés du « fonds de Moscou » résultent de cette coopération et reflètent très probablement le genre d'informations rassemblé par le BOX[27]. Il s'agit d'informations recueillies sur le territoire belge et se rapportant à des personnes soupçonnées d'être à la solde de l'espionnage allemand. Ces documents sont présents dans le fonds aussi bien en anglais qu'en français. Ils se rapportent à l'année 1939, aussi bien avant qu'après juillet 1939 (date de la suppression du BOX). Les documents reproduisent des rapports présentés par cinq agents du SIS, mentionnés avec leur numéro d'agent (13 suivi de trois chiffres, la Belgique figurant dans les archives du SIS sous le nombre 13 000). Ces rapports traitent, entre autres sujets, de l'activité, suivie de très près, de membres de la « colonie » allemande à Gand, de celle des membres de la Kriegsgräberfïrsorge (Commission des tombes de guerre allemandes en Flandre occidentale), qui peuvent se déplacer des deux côtés de la frontière belgo-française, et de personnes suspectes à Anvers. Les documents mentionnent explicitement que ces rapports, envoyés en premier lieu au SIS, seront également remis à l'agent 45 000, qui est très probablement Wilfred « Bill » Dunderdale, représentant du SIS à Paris.[28]. Un des agents les plus actifs dans les domaines cités est désigné par l'indicatif A 140. Il est actif en Belgique depuis 1936 au plus tard, et – aspect important à relever – il est très probablement en même temps, avec l'assentiment des services français, actif en tant qu'agent britannique. Nous ne connaissons pas son identité – il est presque certainement Belge – mais, à parcourir le « fonds de Moscou », on le rencontre souvent comme un des informateurs les plus importants de l'antenne « Charles » du BENE de Bruxelles, entretenant des liens avec le SIS. Etant donné que les sujets traités par les agents SIS, transmis aux homologues français, pouvaient intéresser les Belges, il est permis de penser que ces informations aient pu trouver leur chemin vers les services belges – même si la coopération, après septembre 1939, devait se dérouler sur un plan informel.
Les services français, anglais et belges ont voulu continuer, après la fin de la Grande Guerre, la coopération qui avait bien fonctionné pendant celle-ci. Ce sont surtout les Britanniques qui attachent une grande importance à l'organisme créé dans ce but, le BOX. A lire les documents de la SR/SCR s'y rapportant, on acquiert la conviction que, pour les Français, le BOX et la coopération tripartite n'ont plus donné de résultats satisfaisants après 1930, en premier lieu à cause de l'hostilité de l'état-major belge. Il n'est dès lors pas étonnant que le gouvernement belge ait mis fin au BOX en juillet 1939. Selon les documents français, cette décision est inspirée en premier lieu par un souci de neutralité. Cependant, même après la suppression du BOX, les services français peuvent encore compter sur l'aide de citoyens belges qui passent outre à la politique de leur gouvernement.
- [1] Le collectif qui, sous la direction du général Henri Navarre, a publié Le service de renseignements, Paris, Plon, 1978, lui consacre deux lignes, sans toutefois le nommer : « Un poste SR mixte franco-anglo-belge fonctionne à Bruxelles. Il sera mis en sommeil puis dissous au moment du retour de la Belgique à la neutralité » (p. 23). Olivier Forcade, dans La République secrète. Histoire des services spéciaux français de 1918 à 1939, Paris, Nouveau Monde, 2008, comme Keith Jeffery, dans MI 6. The History of the Secret Intelligence Service 1909-1949, Londres, Bloomsbury, 2010, l'évoquent brièvement.
- [2] Keith Jeffery, op. cit., p. 197.
- [3] Alan Judd, The quest for C. Mannsfield Cumming and the Founding of the Secret Service, Londres, Harper Collins Publishers, 1999, p. 368.
- [4] Ibid . Le budget du SIS pour l'année 1923 y est reproduit.
- [5] Catherine Lanneau, L'inconnue française. La France et les Belges francophones, Bruxelles, Peter Lang, 2008.
- [6] En mars 1938, les bureaux du BOX sont installés, dans un but d'économie et de facilité, au 137 de la rue du Prévôt à Ixelles. Ce bâtiment n'est pas très éloigné du 22 rue Mercelis à Ixelles, où est installé le service de l'attaché militaire français, auquel appartient d'office le représentant français du BLAO-BOX.
- [7] C'est le premier d'une série de huit documents se rapportant au BOX provenant des archives de la SR/SCR. Ces documents font partie des archives françaises restituées par la Russie dans les années 1990. Des photocopies des documents ayant trait à la Belgique se trouvent au CEGES, AA 1423, 7/1/615 (1934-1939).
- [8] Défense, Notariat, dossier G. de la Ruwière. Avec des remerciements à Francis Balace.
- [9] Service historique de la Défense, Département de l'armée de Terre, 5 Ye 97677.
- [10] Avec des remerciements à Gérald Arboit.
- [11] Olivier Forcade, op. cit., p. 223-227.
- [12] Cf. Etienne Verhoeyen, « Les achats d'armes de la Cagoule en Belgique. Chronique d'un échec annoncé », in E. Devroe (dir.), Tegendraadse sociologie, Antwerpen, Maklu, 2012, p. 473-482.
- [13] Lettre du colonel P. Paillole à l'auteur, 14 juillet 1991.
- [14] Lettre de J.-E. Rigaud à l'auteur, 7 janvier 2000.
- [15] Le voyage du commandant Malraison est évoqué brièvement dans Louis Rivet, Carnets du chef des services secrets 1936-1944, Paris, Nouveau monde, 2010, p. 78.
- [16] « Individu qui est ciblé, recruté, instruit, contrôlé et employé pour obtenir des renseignements bruts » [Gérald ARBOIT, Au cœur des services secrets. Idées reçues sur le renseignement, Paris, Le Cavalier Bleu, 2013, p. 183].
- [17] CEGES, AA 1970, Papiers H. Javaux, notice biographique ; AA 1068, Papiers L 100, attestation du colonel Laurent, attaché militaire français de 1937 à 1940, 1.2.1938.
- [18] Administration des Victimes de la Guerre, dossier Lintermans, déclaration de J. Freund. Le major de la Ruwière habitait en effet rue de l'Aurore n°64.
- [19] Philippe Beck, Etienne Verhoeyen, « Agents secrets à la frontière belgo-allemande. Des services de renseignements belges, allies et allemands entre 1920 et 1940 dans la région d'Eupen », Cahiers d'Histoire du Temps Présent, n° 27, 2009, p. 93-134.
- [20] CEGES, AA 1333, Fonds Sûreté de l'Etat, Londres, dossier personnel F. Kerkhofs.
- [21] Il est à remarquer que le SIS disposait en Belgique, depuis la fin de la Grande Guerre, des points d'appui en dehors du BLAO-BOX. Ceux-ci étaient actionnés par le Passport Control Office (PCO), auquel les officiers de renseignements étaient attachés comme ‘employé consulaire' ou sous un autre camouflage diplomatique. A partir de septembre 1939, deux officiers attachés au PCO ont entamé une campagne de recrutement fructueuse parmi des Belges de « bonne volonté', parmi eux des personnes qui avaient travaillé pour le SIS en 14-18 [E. Verhoeyen, « Honorables correspondants : citoyens belges et services de renseignements "alliés" en période de neutralité »,1e partie, Revue Belge d'Histoire Militaire, XXIX-6, 1992, p. 441-462].
- [22] Cf. Etienne Verhoeyen, op. cit., 2e partie, Revue Belge d'Histoire Militaire, XXIX-7, 1992, p. 511-533.
- [23] CEGES, AA 1423, 7/1/617, p. 65, note du CLF du 15 février 1940 sur base d'une communication d'un informateur très sûr.
- [24] Bundesarchiv, Politisches Archiv des Auswärtigen Amtes, Chef AO, Belgien, 1937-40, E 073161.
- [25] CEGES, AA 1423, 7/1/616a, notes du CLF au SR/SCR, 20 et 23 février 1940. Le lieutenant Etienne Marie Joseph Perrigot était officier de contre-espionnage du BENE, « attaché au consulat de France » à Bruxelles, chargé notamment d'entretenir la liaison avec les W (agents de pénétration manipulés par le poste « Charles », l'antenne du BENE à Bruxelles). Perrigot était né à Arches (Vosges) le 13.12.1903 comme fils des propriétaires des Papeteries d'Arches. La signification de « l'antenne Lambic » est inconnue. La source de la seconde note du 23 février 1940 est « la Sûreté Militaire belge par intermédiaire en liaison avec Charles ».
- [26] Lettre de J.-E. Rigaud à l'auteur, 27.5.1997.
- [27] CEGES, AA 1423, 7/1/770, p. 296 et suiv.
- [28] K. Jeffery, op. cit.