Ukraine : la guerre des Spin Doctors américains
Depuis quatre mois, des informations alarmistes communiquées par les États-Unis, le Royaume-Uni et l’OTAN – et largement relayées par les médias – font état d’une offensive imminente des forces russes en Ukraine. Les dirigeants occidentaux annoncent régulièrement la date de l’invasion et expliquent les plans d’attaque de Moscou. Or, en dépit de ces alertes répétées, cette guerre ne semble pas vouloir commencer.
Ces informations sont-elles fondées ? La Russie a-t-elle le projet d’envahir l’Ukraine ? Où tout cela n’est-il qu’un montage concocté par les communicants américains ? L’offensive russe annoncée pour le 16, puis pour le 20 février, n’ayant pas eu lieu, il importe de décrypter la manœuvre politico-médiatique en cours.
Un scénario aux multiples rebondissements
L’analyse des faits conduit à démontrer que nous sommes confrontés à un scenario médiatique concocté de toutes pièces à Washington – qui rappelle celui ayant légitimé l’invasion de l’Irak en 2003 – dans le triple but de pousser Moscou à la faute, de mobiliser les Européens derrière les États-Unis et l’OTAN, et de faire diversion des problèmes internes que connaissent le président américain et le Premier ministre britannique.
Il convient de reconnaître aux Spin Doctors d’outre-Atlantique un indéniable talent afin de mettre en scène une menace et une agression russe qui n’existent pas ; puis, Moscou ne tombant pas dans le piège, une créativité sans limite afin d’alimenter un scénario jamais à court de rebondissements, qui fait tout pour nous tenir en haleine. Ces Spin Doctors ne sont jamais en manque d’arguments… parce qu’ils en inventent chaque fois de nouveaux. Leur but : voir se réaliser leurs prédictions auto-réalisatrices et attribuer aux Russes la responsabilité de la crise.
Il est intéressant de revoir le film des faits depuis le début de cette crise « ukrainienne » – en réalité « américaine » – pour saisir les ressorts de l’astucieux, quoiqu’inefficace, scénario mis en place[1] .
– Début décembre, le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken, évoque les « provocations » que la Russie serait susceptible d’invoquer pour justifier une action militaire contre l’Ukraine « La stratégie constatée par le passé, c’est d’invoquer des provocations pour justifier la mise à exécution de ce qu’ils avaient planifié depuis le début ».
– Mi-janvier : les Américains annoncent que la Russie a envoyé de nombreux saboteurs en Ukraine pour déstabiliser le pays et préparer un conflit. En retour, Washington a mis en place des réseaux Stay Behind composés de forces spéciales ukrainiennes entrainées aux États-Unis.
– 19 janvier : Washington déclare, sans en fournir de preuves, que des armes nucléaires russes auraient été déployées en Biélorussie. Par ailleurs, Joe Biden semble donner son feu vert à la Russie pour une « incursion mineure ».
– 22 janvier : les États-Unis appellent les familles des diplomates américains en Ukraine à quitter le pays « tant que les vols commerciaux » le leur permettent, réaffirmant l’imminence d’une offensive russe. Le département d’Etat invite également tous les Américains à quitter le pays. Parallèlement, Biden et son conseiller à la Sécurité nationale, Jake Sullivan, déclarent être excédés par l’agressivité continue de la Russie contre l’Ukraine et lui promettent des sanctions « comme elle n’en a jamais vu » si une offensive avait lieu
– 27 janvier : à la suite d’un échange avec le président Ukrainien, Biden déclare « que Kiev est sur le point d’être saccagé par les forces russes ». Zelenski lui demande de se calmer…
– 28 janvier : le Pentagone annonce qu’il va envoyer 8 500 hommes en renfort en Europe dans l’hypothèse où l’OTAN activerait sa force de réaction rapide (NRF), pour l’essentiel des unités appartenant aux 82e et 101e Divisions aéroportées et à la 4e Division d’infanterie.
– 29 janvier : selon le Pentagone, la Russie est « en mesure d’attaquer l’Ukraine à très court préavis » si le chef du Kremlin leur en donne l’ordre. Toutefois Kiev relativise ces propos. À Washington, le chef du Pentagone, Lloyd Austin, et le chef d’état-major interarmées, le général Mark Milley, déclarent : « Bien que nous ne pensons pas que le président Poutine ait pris la décision d’utiliser la force contre l’Ukraine, il a clairement maintenant cette capacité, et plusieurs options s’offrent à lui. (…) Vu le type de forces qui sont déployées, (…) vous pouvez imaginer à quoi cela pourrait ressembler dans les zones urbaines denses ». Le général Milley, ajoute : « Les plaines ukrainiennes, qui furent le grenier à blé de l’ex-URSS, gèlent facilement du fait de la faible profondeur des nappes phréatiques. Ce sont des conditions idéales pour des véhicules blindés à chenille. (…) Et si une guerre devait éclater à l’échelle qui est aujourd’hui possible, la population souffrirait terriblement ».
Parallèlement, le président Biden n’écarte pas l’idée de « sanctions personnelles » contre son homologue russe au cas où il déciderait de lancer une offensive en Ukraine. Toutefois, fin janvier, aucune invasion russe ne se produit.
– 3 février : le ton monte d’un cran. Le porte-parole du Pentagone, John Kirby, annonce que les États-Unis ont des preuves que Moscou envisage de filmer une fausse attaque ukrainienne contre la Russie afin de l’utiliser comme prétexte pour envahir l’Ukraine : « Nous pensons que la Russie pourrait produire une vidéo de propagande très violente, qui montrerait des cadavres et des acteurs jouant le rôle de personnes en deuil, ainsi que des images de lieux détruits avec des équipements militaires ukrainiens ou occidentaux ». Aucune preuve n’est toutefois donnée. Kirby ajoute : « Nous avons déjà constaté dans le passé que les Russes fomentaient ce type d’activités » et explique que l’expérience montre que de telles actions sont approuvées dans la plupart des cas par le plus haut niveau du gouvernement russe. Il annonce le prochain déploiement en Europe de l’Est de 3 000 militaires américains supplémentaires. Cependant, le président américain Joe Biden insiste sur le fait qu’aucun militaire américain ne sera envoyé directement en Ukraine, qui n’est pas membre de l’OTAN.
Le même jour, le porte-parole du département d’État, Ned Price, déclare aux journalistes que les États-Unis disposent d’informations selon lesquelles la Russie prévoit de simuler des attaques de l’armée ukrainienne comme prétexte à une invasion de l’Ukraine. Il rappelle également que la Russie diffuse des informations erronées par le biais des médias publics et des réseaux sociaux.
– 5 février : selon Fox News, le chef d’état-major interarmées, le général Mark Milley, déclare lors d’un briefing à huis clos devant le Congrès que Kiev ne résistera pas plus de 72 heures à une invasion russe. Il annonce aux parlementaires qu’environ 15 000 soldats ukrainiens et 4 000 soldats russes pourraient perdre la vie si Moscou choisit d’attaquer.
Le même jour, les États-Unis affirment que la Russie a atteint le niveau de troupes nécessaire à une invasion. Elle a rassemblé 70% des effectifs nécessaires pour attaquer l’Ukraine selon le Washington Post, citant des responsables du renseignement américain.
– 6 février : le conseiller américain à la Sécurité nationale, Jake Sullivan, déclare à la chaîne NBC que si les États-Unis décident d’imposer des sanctions à la Russie, cela affectera également la Chine, laquelle apporte son soutien à Moscou. « Le système financier de la Russie est lié à l’économie chinoise », c’est pourquoi la décision de Moscou de mettre en danger la souveraineté de l’Ukraine « aura également des conséquences pour le pays asiatique », déclare-t-il. Le même jour, les premières troupes américaines arrivent en Allemagne et en Pologne.
Toujours le 6 février, les services de renseignement américains annoncent que « la Russie prépare une invasion de grande ampleur »… mais ne savent pas encore si Vladimir Poutine a pris la décision de passer à l’offensive. Ils estiment que Moscou a déjà massé 110 000 soldats aux frontières de l’Ukraine et pourrait disposer de capacités pour lancer ne offensive d’ici deux semaines (soit autour du 20 février). Ils considèrent que ces forces pourraient encercler Kiev et renverser le président Zelenski en 48 heures. Ils préviennent que le conflit aura un coût humain considérable et risque de provoquer la mort de 25 000 à 50 000 civils, de 5 000 à 25 000 soldats ukrainiens et de 3 000 à 10 000 soldats russes ; et causer un afflux d’1 à 5 millions de réfugiés, principalement vers la Pologne.
– 11 février : Selon CNN, les renseignements américains affirment que la Russie prévoit une attaque avant la fin des Jeux olympiques d’hiver, le 20 février, avançant qu’ils ont obtenu de nouvelles informations.
Le même jour, le conseiller à la Sécurité nationale, Jake Sullivan, déclare que l’invasion russe commencera probablement par des frappes aériennes. Au cours d’une conférence de presse à la Maison Blanche, il exhorte tous les citoyens américains encore présents en Ukraine à quitter le pays dans les deux prochains jours.
– 14 février : selon Der Spiegel, la CIA a présenté un rapport détaillé au gouvernement et aux responsables du renseignement allemands sur les axes que l’Armée rouge pourrait emprunter pour envahir le pays. L’Agence leur dit qu’elle s’attend à une invasion le mercredi 16 février.
Le même jour, selon un rapport publié par CBS, les troupes russes déployées à la frontière ukrainienne mettent leur artillerie à longue portée et leurs lance-roquettes en position de tir et les soldats prennent leur formation d’attaque.
– 15 février : Joe Biden avertit les Russes des conséquences qu’ils subiront en cas d’attaque de l’Ukraine : « Si la guerre éclate, les pertes seront énormes, la communauté mondiale stigmatisera de telles actions et les pertes stratégiques pour la Russie seront conséquentes » Face à la presse, le président américain déclare appeler à une « union mondiale » en cas d’offensive russe : « Si la Russie continue, nous rallierons le monde pour s’opposer à son agression avec de nouvelles mesures que les États-Unis n’ont pas prises auparavant et qui sont prêtes à être appliquées au moment même où la Russie commencera à bouger ».
Le même jour, suite à l’annonce du ministère russe de la Défense que des unités militaires quittaient leurs positions à la frontière. Joe Biden déclare : « Ce serait bien mais nous n’avons pas encore vérifié cela et nos analyses indiquent que la Russie maintient une position menaçante et qu’une invasion pourrait avoir lieu ».
– 16 février : contrairement aux prédictions américaines, aucune invasion de l’Ukraine n’a lieu. Les États-Unis réaffirment ne voir aucun retrait russe des frontières ukrainiennes, malgré les annonces de Moscou. Antony Blinken déclare sur la chaîne américaine ABC que la menace de la Russie « , ce n’est pas un retrait significatif. Au contraire, nous continuons de voir des forces, notamment des forces qui seraient à l’avant-garde d’une éventuelle agression renouvelée contre l’Ukraine, qui continuent d’être à la frontière, d’être massées à la frontière ». La Maison Blanche affirme même que Moscou a renforcé son dispositif de 7 000 militaires supplémentaires.
Le secrétaire général de l’OTAN déclare qu’il n’a relevé aucun signe de désescalade sur le terrain. Il évoque le déploiement par la Russie de « la plus grande concentration de forces en Europe depuis la Guerre froide », ajoutant avoir des preuves, via des images satellites, que les troupes qui devaient se retirer ne l’ont pas été.
– 17 février : en réaction à ce qu’ils considèrent être un renforcement russe, les États-Unis envoient des avions de combat F-16 en Roumanie et F-15 en Pologne afin de renforcer l’OTAN. On observe également le déploiement – planifié de longue date selon Washington – de bombardiers B-52 en Europe[2].
Le président américain Joe Biden affirme qu’existe un « risque élevé » d’une invasion russe en Ukraine dans les prochains jours Il ajoute qu’il y a des raisons de croire que Moscou est impliqué dans des opérations sous faux drapeau après les bombardements dans le Donbass. Il a déclaré qu’il n’avait pas l’intention d’appeler le président russe Vladimir Poutine[3].
Le même jour, la Russie expulse le numéro deux de l’ambassade des États-Unis à Moscou, Bart Gorman. Le département d’État américain en qualifiant cette expulsion de « gratuite » et déclare : « nous considérons qu’elle représente une escalade. (…) Nous appelons la Russie à mettre fin à ses expulsions sans fondement de diplomates américains » et « étudions notre riposte ». Le département d’État précise toutefois que le diplomate avait quitté la Russie « la semaine précédente ».
Toujours le 17 février, Antony Blinken réaffirme devant la presse que la Russie va « fabriquer un prétexte » pour lancer son attaque, tout en se disant conscient du scepticisme de ceux qui rappellent les erreurs passées du renseignement américain. Selon lui, Moscou va d’abord « fabriquer de toute pièces un prétexte pour son attaque », qu’il s’agisse d’un « événement violent que la Russie imputera à l’Ukraine », un « attentat soi-disant terroriste en Russie », ou « la découverte inventée d’un charnier, une frappe de drone mise en scène contre des civils, ou une fausse, voire une vraie attaque à l’arme chimique ». Le gouvernement russe va ensuite, selon Antony Blinken, « proclamer que Moscou doit riposter pour défendre les ressortissants russes ou les habitants russophones en Ukraine[4] ».
– 18 février : Michael Carpenter, l’ambassadeur des États-Unis auprès de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), annonce que « la Russie a probablement massé entre 169 000 et 190 000 personnes à l’intérieur et à proximité de l’Ukraine, contre environ 100 000 le 30 janvier », ajoutant à son tour « qu’il s’agit de la mobilisation militaire la plus importante en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale[5] ».
Le même jour, des responsables américains déclarent qu’ils s’attendent à une attaque imminente contre l’Ukraine, qui pourrait impliquer des attaques aériennes, terrestres, des frappes de missiles balistiques et des cyberattaques, avec l’intention de rendre les dirigeants du pays impuissants[6].
Le 18 février encore, un porte-parole du Département d’Etat américain présent à la Conférence sur la Sécurité de Munich qualifie de manœuvre « cynique » l’annonce de l’évacuation vers la Russie de civils de l’est de l’Ukraine, y voyant les préparatifs à une attaque militaire de Moscou. « Il est cynique et cruel d’utiliser des êtres humains comme pions en vue de détourner l’attention du monde du fait que la Russie renforce ses troupes en vue d’une attaque ».
Par ailleurs, Anne Neuberger, conseillère de la Maison-Blanche sur les piratages informatiques, accuse la Russie d’être « responsable » des dernières cyberattaques ayant visé mardi 15 février plusieurs sites internet militaires officiels ukrainiens et deux banques publiques, des attaques pour lesquelles le Kremlin avait nié toute responsabilité.
– 19 février : lors de sa visite en Lituanie, Lloyd Austin, le secrétaire américain à la Défense annonce que les troupes russes massées à la frontière de l’Ukraine « se déploient » et « s’apprêtent à frapper ».
Parallèlement, lors de son discours à la Conférence sur la sécurité de Munich, la vice-présidente Kamala Harris menace de renforcer la présence de l’OTAN en Europe de l’Est en cas d’attaque de l’Ukraine par la Russie, en plus de sanctions économiques « sévères et rapides » contre Moscou.
S’ils en sont indubitablement les maîtres d’œuvre, les Américains ne sont pas les seuls à nourrir cette véritable guerre de l’information. Leurs fidèles auxiliaires britanniques viennent également jeter de l’huile sur le feu.
– 23 janvier : la ministre britannique des Affaires étrangères, Liz Truss, accuse Moscou de « chercher à installer un dirigeant prorusse à Kiev », citant une liste de noms de potentiels leaders qui accepteraient, selon elle, de diriger le pays pour la Russie. Les États-Unis réagissent en se déclarant « profondément préoccupés » par les accusations portées par la ministre britannique…
– 10 février : Ben Wallace, le ministre britannique de la Défense, déclare que la Russie envisage de procéder à un exercice de stratégie nucléaire. Il se dit préoccupé par ces actions, qui pourraient être le prélude à l’invasion de l’Ukraine. Le même jour, la Russie entame des exercices militaires conjoints avec Biélorussie, prévus pour durer jusqu’au 20 février.
– 12 février : Ben Wallace déclare que la Grande-Bretagne et les États-Unis pensent tous deux que la Russie a désormais rassemblé une force capable d’envahir l’Ukraine après avoir massé plus de 135 000 soldats aux frontières de l’Ukraine. Il estime qu’une attaque est désormais « hautement probable » et écourte ses vacances en famille.
– 13 février : Ben Wallace annonce que la Russie peut « lancer une offensive à tout moment ». Il ajoute « il y a un parfum de Munich dans l’air venant de certains Occidentaux ».
Le même jour, The Guardian publie un article[7] déclarant que, selon le Royaume-Uni, le FSB a été chargé d’organiser des coups d’État dans les villes ukrainiennes au lendemain de l’invasion du pays par le Kremlin. Londres estime qu’en cas d’attaque, la Russie frapperait d’abord des cibles militaires, puis encerclerait la capitale, Kiev, puis d’autres grandes villes du pays, les saboteurs du FSB devant alors y installer des dirigeants pro-russes. Aucune preuve n’est cependant donnée en appui de ces allégations, mais le Royaume-Uni considère ce scénario comprenant un « changement de régime » en Ukraine, comme le plus probable, la Russie souhaitant éviter une guerre urbaine sanglante et à haut risque après l’attaque de son voisin.
– 14 février : le Premier ministre britannique Boris Johnson déclare qu’il n’y a « jusqu’à présent aucun signe » que la Russie cherche à désamorcer la crise, qualifiant la situation « d’extrêmement préoccupante ». Il affirme que Moscou prévoit « quelque chose qui pourrait avoir lieu dès les prochaines 48 heures. (…) Nous sommes au bord d’un précipice mais il est encore temps pour le président Poutine de reculer », déclare-t-il.
Le même jour, l’agence Reuters de Londres annonce que des mercenaires russes liés aux services de Moscou ont renforcé leur présence en Ukraine ces dernières semaines et estime que la Russie pourrait les utiliser pour semer la discorde et paralyser le pays par des assassinats ciblés et l’utilisation « d’armes spécialisées », selon des informations obtenues auprès de sources de sécurité occidentales. Ces dernières indiquent que les mercenaires sont déployés par des sociétés militaires privées (SMP) russes ayant des liens étroits avec le Service fédéral de sécurité (FSB) et qu’une incursion russe en Ukraine pourrait être précédée d’une guerre de l’information et de cyberattaques contre les infrastructures critiques de l’Ukraine, comme les réseaux d’électricité et de gaz.
Toujours le 14 février, Boris Johnson met en doute la bonne foi de la Russie à la suite de l’annonce par Moscou du retrait de certaines unités militaires positionnées à la frontière ukrainienne, évoquant « des hôpitaux de campagne russes construits près de la frontière ukrainienne au Bélarus » et « davantage de groupes tactiques de bataillons se rapprochant de la frontière ».
– 20 février : dans un entretien avec la BBC, Boris Johnson affirme que la Russie prépare « ce qui pourrait être la plus grande guerre en Europe depuis 1945 » – élément de discours déjà cité à plusieurs reprises. Il ajoute « d’après les renseignements que nous voyons, une invasion russe se ferait non seulement par l’est mais également par le nord, en provenance de la Biélorussie, pour encercler Kiev comme Joe Biden l’a expliqué à nombre d’entre nous ».
Une stratégie clairement provocatrice
La stratégie américaine est claire : provoquer un incident dans le Donbass afin de déclencher une réaction russe. Ce n’est malheureusement pas la première fois que les Américains recourent à ce type de subterfuge pour se donner le rôle de l’agressé et justifier une riposte « légitime »[8].
Selon le New York Times, l’administration Biden déclare qu’elle tente de perturber la planification de l’invasion russe de l’Ukraine en publiant régulièrement des informations classifiées – mouvements de troupes, plan d’attaque, prétexte pour une invasion, etc. – montrant ce que va faire Moscou. Son objectif est que les Russes soient surpris du niveau de connaissance de leurs intentions par l’OTAN, qu’ils pensent qu’ils ont des taupes dans leurs rangs et qu’ils comprennent qu’ils ne bénéficieront pas d’un effet de surprise…
En accusant depuis plusieurs mois Moscou d’intentions qui ne semblent pas être les siennes, et le poussant à entrer en guerre, Washington pourrait donc affirmer qu’il avait raison depuis le début, alors que ce sont bien les États-Unis et le Royaume-Uni qui font monter les tensions et poussent au déclenchement d’un conflit.
L’étude et l’écoute régulières des médias américains ces derniers mois montrent combien la politique américaine et le discours de ses représentants sont belliqueux. Voyant que la Russie refuse d’accéder à leurs injonctions, ils continuent d’accroître leurs provocations à l’encontre de Moscou, au lieu de chercher à faire retomber la tension. Ainsi, plutôt que de pousser les Ukrainiens à la négociation avec les séparatistes du Donbass comme le prévoient les accords de Minsk, les Américains leur ont au contraire envoyés de conseillers militaires…
Comble du paradoxe, Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’Alliance atlantique, déclarait sans vergogne le 10 décembre 2021, après avoir rencontré Olaf Scholz, le chancelier allemand : « Nous ne pouvons accepter que Moscou tente de rétablir un système où les grandes puissances comme la Russie possèdent leurs sphères d’influence au sein desquelles elles peuvent contrôler ce que les pays font ou pas (…). Nous ne ferons aucun compromis sur le droit de chaque nation en Europe à choisir son propre destin ». A ses yeux, s’il est possible d’accorder à Washington une zone d’influence, cela ne peut être autorisé à la Russie… Sans doute convient-il de se rappeler la manière dont les Américains ont réagi aux tentatives de l’URSS, pendant la Guerre froide, d’établir des alliances avec des pays proches (Cuba, Nicaragua, etc.). Rappelons également que la doctrine Monroe, véritable déclaration d’une sphère d’influence couvrant un continent entier et qui, de facto, interdit toute intervention d’un État non américain sous peine de rétorsion de Washington.
Parallèlement à cette guerre de l’information, depuis le début de la crise, les vols de recueil de renseignements d’origine électromagnétique menés par des aéronefs occidentaux (Américains, Anglais, Suédois autour de l’enclave de Kaliningrad et parfois Français), à proximité des frontières russes et biélorusses sont quotidiens et se multiplient. Depuis le 18 janvier, des vols de C17 montrent que les Britanniques ont commencé à livrer de l’armement à Kiev[9]. Pourtant, aucun incident n’est à déplorer en dépit du caractère très offensif de ces missions, les Russes faisant preuve d’une évidente retenue. Si Moscou se livrait à des actions similaires au large des côtes américaines, il est plus que certain que les États-Unis ne le toléreraient pas. Ils l’ont montré en 1962 lors de la crise des missiles de Cuba, pourtant État souverain…
Une réaction russe mesurée
Il est indéniable que la Russie a décidé d’exploiter la période de crise que traversent les États-Unis (assaut du Capitole, fortes tensions internes, retrait d’Afghanistan, crise du Covid) et la faiblesse militaire européenne pour formuler ses revendications.
Selon Fiodor Loukianov, président du Conseil pour la politique étrangère et de défense russe (SVOP), Vladimir Poutine a compris « que pour forcer les interlocuteurs occidentaux à nous écouter, il fallait accroître la tension. Malheureusement son affirmation est basée sur une expérience que je partage partiellement : toute idée russe mise sur la table pour changer les arrangements de sécurité européens a toujours été non seulement rejetée, mais ignorée. Poutine en a conclu que si vous nous ignoriez quand nous parlons de manière civilisée, il fallait agir différemment[10] ». Il ajoute : « Tout le monde est convaincu que Poutine est prêt à attaquer l’Ukraine, ce qui est faux, le jeu est complètement différent ! Il s’agit d’un grand bluff pour attirer l’attention sur le grand mécontentement de la Russie face à l’ordre de sécurité européen[11] ».
Depuis le début de la crise, les Russes n’ont en effet cessé de marteler qu’ils n’avaient aucune intention d’envahir l’Ukraine et que leur déploiement militaire n’avait qu’un but : dissuader le régime de Kiev d’entreprendre une offensive contre les républiques séparatistes du Donbass. Poutine a démenti toute intention belliqueuse et n’a cessé d’appeler Washington, Londres et l’OTAN à « cesser de propager des absurdités » et leur a demandé de cesser leurs actions hostiles contre la Russie. Il a également réaffirmé que la Russie était libre de déplacer ses forces comme elle l’entendait sur son territoire et qu’elle ne resterait pas sans réagir si des ressortissants russes de l’Est de l’Ukraine était attaqués.
Bien sûr, les Russes ont réagi à chaque nouvelle déclaration agressive occidentale contribuant à leur tour à faire monter les tensions :
– Moscou continue d’apporter un soutien aux républiques séparatistes du Donbass ;
– l’imagerie satellitaire a permis d’observer d’importantes concentrations de forces russes aux abords de l’Ukraine, mouvements de troupes n’ont pas été démentis par Moscou, le porte-parole du Kremlin, Dimitri Peskov, faisant valoir que la Russie se réserve le droit de déplacer ses forces comme elle l’entend et qu’elle continuera de « prendre des mesures pour assurer sa sécurité » ;
– les Russes ont fait circuler fin décembre des informations selon lesquelles les Américains auraient livré des armes chimiques à l’Ukraine. Le but qu’ils ne mentionnent pas mais qui est sous-entendu serait de les faire exploser et en faire porter la responsabilité à la Russie ;
– Moscou a procédé à un important déploiement militaire en Biélorussie et a organisé des manœuvres de grande ampleur avec les forces de Minsk, mais permet aux médias internationaux d’y assister[12] ;
– une véritable guerre cybernétique est en cours, comme en témoigne les attaques massives de janvier et février contre les sites gouvernementaux ukrainiens… non revendiqués et non attribués, mais dont l’origine ne fait guère de doute ;
– le 15 février, concomitamment à l’annonce du retrait d’une partie des unités russes présentes à la frontière ukrainienne, la Douma a demandé au président Poutine de reconnaître l’indépendance des territoires sécessionnistes de l’est de l’Ukraine. Interrogé sur la question, le porte-parole du Kremlin, Dimitri Peskov, a assuré aux journalistes qu’il n’y avait actuellement « aucune décision officielle », mais que la demande des députés « reflétait l’avis de la population » russe.
– 17 février : La Russie annonce l’expulsion du numéro deux de l’ambassade des États-Unis à Moscou, Bart Gorman.
– 18 février : Moscou annonce des manœuvres, le 19 février, de ses forces stratégiques sous la supervision de Vladimir Poutine, notamment des tirs de missiles balistiques et de croisière. Ces manoeuvres visent, selon le ministère de la Défense russe, à « tester l’état de préparation » des forces impliquées et la « fiabilité des armes stratégique nucléaires et non nucléaires ».
– 19 février : la Russie annonce le succès de ses tirs de missiles hypersoniques Kh-47M2 Kinzhal, depuis des MiG-31, et de missiles Kalibr et Zircon lancés depuis des navires et des sous-marins des flottes du Nord et de la mer Noire. Ces essais ont été supervisés par Vladimir Poutine et son homologue biélorusse Alexandre Loukachenko.
Le même jour, l’ambassadeur russe aux États-Unis, Anatoly Antonov, déclare que les affirmations concernant la responsabilité de la Russie dans l’escalade en Ukraine « constituent un nouveau round de la campagne de désinformation américaine contre la Russie. Les auteurs de ces affirmations auraient dû visiter le Donbass en personne et voir les conséquences tragiques de l’assistance militaire fournie à l’Ukraine par les États-Unis et leurs alliés ». Il réaffirmer la Russie n’a aucune intention d’envahir « le peuple frère d’Ukraine ».
Toutefois jusqu’à présent, les Russes ont pris garde à ne provoquer aucun incident, en dépit de la multiplication des vols aériens et des patrouilles maritimes à proximité immédiate de leur territoire, déclarant toutefois que « l’activité accrue des vols d’appareils de l’OTAN près des frontières de la Russie engendre un risque d’incidents dangereux impliquant des appareils civils ». Ainsi que le fait remarquer Renaud Girard, dans un remarquable article tranchant avec le reste des analyses de la presse française, « y a-t-il eu, depuis l’automne, le moindre incident frontalier ou naval entre les Russes et les Ukrainiens ou entre les Russes et les pays de l’Otan ? Non [13]». A ce jour, ils se contentent de rester fermes sur leurs positions et de dénoncer ce qu’ils estiment être une campagne médiatique mensongère de l’Occident pour les pousser à la guerre.
– Dès le 11 novembre 2021, l’ambassadeur russe auprès des Nations unies expliquait que Moscou « n’avait jamais planifié » l’invasion de l’Ukraine et que « cela ne se réalisera jamais, à moins que nous ne soyons provoqués par l’Ukraine ou par quelqu’un d’autre et que la souveraineté nationale de la Russie est menacée ». Le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, déclarait ne pas exclure que Kiev se lance dans « une aventure militaire » dans le Donbass.
– 15 décembre : la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova, déclare que « l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) continue d’apporter une aide militaire à l’Ukraine, ce qui ne fait qu’aggraver le conflit interne dans le pays. (…) Les pays de l’OTAN augmentent la fourniture d’armes à l’Ukraine, forment son personnel militaire, et ne font pas cela dans le but mythique de maintenir la stabilité et la sécurité, mais simplement pour jeter de l’huile sur le feu ».
– 5 février : Maria Zakharova critique le Département d’État américain pour ne pas avoir réagi à la nouvelle selon laquelle « Moscou a envahi l’Ukraine » brièvement apparue sur le site Internet de Bloomberg. « La machine de propagande de l’OTAN est en action » écrit-elle sur Telegram.
– 11 février : le ministre russe de la Défense, Sergeï Choïgou, déclare que les relations entre la Russie et le Royaume-Uni sont « proches de zéro » après que les ministres des Affaires étrangères des deux pays se sont affrontés sur des questions de sécurité après que Londres a décidé d’envoyer davantage de troupes en Pologne. « Ce n’est pas du tout notre faute (…). Nous ne comprenons pas entièrement et pas toujours les raisons de l’escalade de ces tensions. Pourtant, nous constatons que les tensions s’aggravent » explique-t-il.
Le même jour, Maria Zakharova, dénonce « l’hystérie » de la Maison Blanche et les affirmations selon lesquelles Moscou pourrait mener une invasion militaire de l’Ukraine dans un avenir très proche. Cela prouve selon elle « que les Anglo-Saxons ont besoin d’une guerre ». « Les provocations, la désinformation et les menaces sont leur méthode favorite pour résoudre les problèmes. Le rouleau compresseur de la machine militaro-politique américaine est prêt à parcourir à nouveau la vie des gens. Le monde entier observe comment le militarisme et les ambitions impériales s’exposent » déclare-t-elle à l’agence TASS. Le ministère russe des Affaires étrangères explique également dans un communiqué que l’Occident mène « une attaque coordonnée en matière d’information » contre Moscou dans le but de « discréditer les justes demandes de garanties de sécurité de la Russie. »
-14 février : Stanislav Gadzhimagomedov, commandant en second de la Direction des opérations de l’état-major des forces armées russes annonce que face aux « provocations » des pays occidentaux qui mènent des exercices militaires en mer Noire – espace que Moscou considère comme son pré-carré –, la Russie est prête à ouvrir le feu sur tout navire ou sous-marin étranger qui pénètrerait illégalement dans ses eaux territoriales.
– 15 février : à l’occasion d’une rencontre à Moscou avec le chancelier allemand Olaf Scholz, le président russe redit qu’il ne veut pas d’une guerre, tout en répétant que l’expansion de l’OTAN constitue une menace pour son pays. Le Kremlin réclame toujours la garantie que Kiev ne rejoindra jamais l’Alliance atlantique.
Le même jour, Vladimir Poutine annonce le retour dans leurs garnisons de plusieurs unités russes à la suite de la fin des manœuvres avec la Biélorussie, le 20 février. Toutefois, aucune preuve n’est donnée.
– 16 février : Les autorités et les médias d’État russes raillent la « date d’invasion » du 16 février diffusée par les médias occidentaux, citant des sources dans les renseignements américains. « La nuit s’est passée comme d’habitude. Nous avons dormi paisiblement. Le matin nous avons commencé la journée calmement et professionnellement », a commenté ironiquement le porte-parole du Kremlin Dimitri Peskov. Moscou va jusqu’à se moquer ouvertement des médias « de désinformation » américains et britanniques : « annoncez-moi le calendrier de nos ‘invasions’ pour l’année à venir, je voudrais planifier des vacances« , raille Maria Zakharova, sur Telegram. « Je ne dirais pas que ça nous amuse, mais bien sûr, ça nous laisse profondément perplexes », tempère, Sergueï Lavrov.
– 17 février : la Russie annonce un nouveau retrait de troupes, cette fois celles basées en Crimée, montrant des images d’un train chargé de camions rejoignant la Russie continentale via le pont enjambant le détroit de Kertch – assertion toujours invérifiable.
Dimitri Peskov précise que le retour des unités dans leurs casernes prendrait du temps. « Le ministre de la défense a signifié en effet que certaines phases des exercices touchaient à leur fin, et qu’au fur et à mesure les militaires retourneraient à leurs bases d’attache ».
Le même jour, dans une interview accordée au journal d’État russe Rossiyskaya Gazeta, Mikhaïl Popov le secrétaire adjoint du Conseil de sécurité de Russie déclare que les États-Unis ont considérablement intensifié leurs activités de reconnaissance aérienne dans la zone de Kaliningrad et en Crimée[14].
Toujours le 17 février, les responsables russes blâment la marine américaine pour ce qu’ils décrivent comme une incursion dans leurs eaux territoriales d’un sous-marin nucléaire d’attaque de classe Virginia, ce que nie Washington[15].
Si l’on compare les déclarations et les déploiements militaires des deux camps, il paraît évident que l’un des deux – voire les deux – ment(ent) effrontément. C’est pourquoi il convient de regarder quels sont leurs intérêts dans cette crise et d’en déduire celui qui a le plus intérêt à falsifier les faits et à déformer la perception de la réalité à son avantage.
Les raisons du bellicisme de Washington et de Londres
La politique américano-britannique à l’encontre de la Russie est en grande partie due au besoin des deux dirigeants de faire diversion face aux difficultés croissantes qu’ils rencontrent en politique intérieure. Plus le président américain et le Premier ministre britannique sont en difficulté sur la scène domestique, plus la pression contre Moscou s’accroît. Par ailleurs, cette politique s’explique par une russophobie très ancrée chez les élites dirigeantes des deux États.
Selon Jack F. Matlock[16], nous assistons aux États-Unis à une stratégie élaborée par les Spin Doctors de la Maison-Blanche, amplifiée par les médias américains, pour servir un objectif de politique intérieure. « Confrontée à une inflation croissante, aux ravages d’Omicron, à des reproches (pour la plupart injustes) concernant le retrait d’Afghanistan, ainsi qu’à l’incapacité d’obtenir le soutien total de son propre parti pour la législation Build Back Better, l’administration Biden est ébranlée et connait une cote de popularité très basse, alors qu’elle se prépare pour les élections législatives de cette année[17] ».
En effet, an après son entrée à la Maison-Blanche, l’action de Joe Biden est déjà entravée : inflation à 7%, gestion erratique du Covid, rejet de sa loi sur le travail par la Cour suprême, projets de réformes bloqués au Sénat (rejet du plan de 1 750 milliards de dépenses sociales par son propre camp, réforme électorale non validée), côte de popularité en berne (seulement 33% d’opinion favorables alors qu’il a été élu depuis moins d’un an), division du camp démocrate, retour en force de Trump et de ses partisans, etc. Les difficultés s’accumulent pour le président américain qui est dans l’impasse[18]. Il divise à présent presque autant que son prédécesseur.
Puisque des succès politiques sur le front intérieur sont de plus en plus improbables alors que se profile les élections de Mid-Term, les Spin Doctors ont fabriqué une belle histoire pour redorer le blason de Biden, en faisant croire qu’il est en train d’empêcher l’invasion de l’Ukraine en tenant tête à Vladimir Poutine. Mais malgré débauche d’énergie, Biden ne parvient même pas à remporter un petit succès puisque les Russes sont inflexibles. Il en ressort davantage décrédibilisé et se voit accusé par Trump de vouloir déclencher la Troisième guerre mondiale. Pris dans un cercle vicieux, ses Spin Doctors, n’ont d’autre choix que de faire monter encore les tensions, au risque que la situation leur échappe totalement.
Paradoxalement, le président américain a clairement indiqué que les États-Unis n’interviendraient militairement que si la Russie envahissait l’Ukraine. Néanmoins, il dépêche des renforts en Europe de l’Est. Dans quel but ? « Juste pour montrer aux faucons du Congrès qu’il reste ferme ? Pour quoi faire ? Personne ne menace la Pologne ou la Bulgarie, si ce n’est des vagues de réfugiés fuyant la Syrie, l’Afghanistan et les zones desséchées de la savane africaine. Alors, qu’est-ce que la 82e Airborne est censée faire ? [19]».
Mais l’exploitation de la crise ukrainienne ne semble pas devoir faiblir. En effet, les difficultés internes auxquelles est confronté Joe Biden se poursuivent. Le 17 février, le Sénat a adopté un projet de loi provisoire visant à prolonger le financement du gouvernement fédéral jusqu’au 11 mars, évitant de justesse une fermeture du gouvernement prévue pour vendredi et donnant aux législateurs trois semaines supplémentaires pour élaborer un budget annuel (Budgetary Resolution)[20]. Ce document, qui fixe le budget de fonctionnement de l’administration américaine est, en temps normal, signé une fois par an. Biden n’ayant pas réussi à se mettre d’accord avec les parlementaires, le pays se retrouve dans une impasse : si un accord entre le Congrès et la Maison-Blanche n’intervient pas avant le 11 mars, il y aura interruption du financement fédéral, les salaires des fonctionnaires ne seront plus versés et les dépenses gouvernementales – notamment militaires – ne pourront plus être engagées. Rappelons que c’est la seconde fois que Biden voit son budget rejeté par le Congrès qui avait déjà, le 2 décembre 2021, voté un projet de loi provisoire prolongeant le financement du gouvernement fédéral jusqu’au 18 février 2022[21]. C’est donc un très sérieux revers pour l’hôte de la Maison-Blanche.
Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les tensions autour de l’affaire ukrainienne remontent d’un cran, toujours à des fins de diversion. Et cela va durer au moins jusqu’au jusqu’ à la date butoir du 11 mars. Ainsi, on observe que les principaux représentants de l’administration – Biden, Blinken Austin et leurs porte-paroles respectifs – prennent chacun la parole au moins deux fois par jour pour dénoncer l’imminence de l’invasion. A tel point que les journalistes américains ont fini par leur demander, samedi 19 février, si tout cela n’était pas que du bluff. Les intéressés ont bien sur démenti.
Boris Johnson connaît une situation comparable, certes à un degré moindre. Il vient de subir un revers lors des élections partielles ; David Frost, l’un de ses ministres et l’un des piliers de son équipe – il a été le négociateur du Brexit – vient de démissionner avec fracas ; il est empêtré dans l’affaire du Partygate ; et les conservateurs, son propre parti, l’accablent et demandent sa démission. Enfin, ses mesures anti-Covid sont très impopulaires et le Royaume Uni découvre chaque jour davantage les difficultés économiques et politiques liées au Brexit. Un sondage publié début février reflète l’effondrement de la popularité de Boris Johnson : 63% des personnes interrogées pensent qu’il devrait quitter ses fonctions. Il est donc sur la sellette et tout comme Joe Biden a besoin d’une diversion.
Ainsi, Washington et Londres entretiennent une véritable hystérie antirusse et mènent contre Moscou une guerre de l’information savamment orchestrée. Ils agissent également via l’OTAN, et bénéficient du soutien de la Pologne et des Pays baltes qui contribuent significativement au durcissement de positions européennes à l’égard de la Russie, lesquelles ne sont ni dans la tradition ni dans l’intérêt des pays d’Europe de l’Ouest[22]. Toutefois l’Ukraine n’étant pas membre de l’OTAN, Américains et Britanniques ont réaffirmé qu’ils ne s’engageront pas directement en cas de conflit. Ces apprentis sorciers n’auront donc pas à payer le prix de leur attitude belliciste et leur seul courage sera de se battre… jusqu’au dernier ukrainien.
Aussi est-il paradoxal de voir Bruxelles mettre en garde contre les tentatives de désinformation russe dans la crise ukrainienne : « L’Union européenne s’inquiète au plus haut point que des événements mis en scène puissent servir de prétexte à une possible escalade militaire » a déclaré le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, le 19 février, ajoutant que l’UE « observe une intensification des efforts de manipulation de l’information pour soutenir de tels objectifs ».
Au demeurant, il convient de s’interroger sur la réalité de la menace qu’évoquent les États-Unis, le Royaume Uni et l’OTAN et de rappeler quelques faits qui parlent d’eux-mêmes et dont rend compte le récent rapport de l’International Institute for Strategic Studies de Londres (IISS)[23] :
– le budget russe de la Défense (62,2 milliards de dollars) se situe au 5e rang mondial et est 12 fois inférieur à celui des États-Unis (754 milliards), qui est lui-même supérieur au total cumulé des budgets de défense des douze pays le suivant dans ce classement ;
– avec un total de 71,6 milliards de dollars, le Royaume-Uni dispose du 3e budget de défense mondial devant l’Inde, la Russie, la France (6e) et l’Allemagne (7e) ;
– le budget de défense russe est donc inférieur de 15% à celui du Royaume-Uni et n’est supérieur que de 5% à celui de la France (59,3 milliards).
A noter également que les forces américaines sont présentes dans plus de 170 pays dans le monde. Elles mènent partout des opérations antiterroristes, souvent sans l’autorisation des Etats souverains sur le sol desquels elles interviennent. Les Russes ne sont présents qu’en Arménie, en Syrie, en Biélorussie, en Georgie et au Kazakhstan.
Donc la vraie question qui se pose est : qui menace qui ?
Pourquoi les Russes ne veulent pas la guerre
Si les Russes ne sont pas des enfants de chœur et si Moscou n’a que rarement entretenu avec les ex-républiques de l’URSS des relations d’égal à égal, jugeant qu’elles relèvent de sa sphère d’influence naturelle, il convient de reconnaître que Moscou n’a aucun intérêt à envahir l’Ukraine. Poutine, ancien officier du KGB, n’est pas un acteur géopolitique irrationnel comme le fait remarquer Renaud Girard : « quel serait son intérêt à envahir l’Ukraine ? Avoir à gérer une guérilla en plein cœur de l’Europe ? Il a connu l’échec soviétique en Afghanistan ; il n’a aucune envie de plonger l’Armée rouge dans un nouveau bourbier »[24]. De plus Poutine a toujours dit qu’il souhaitait l’application stricte des accords de Minsk. Enfin, la Russie, même si elle devait intervenir militairement, se contenterait de mettre le Donbass à l’abri des forces ukrainiennes et de neutraliser celles-ci à distance par des bombardements ciblés. Elle ne songerait pas un seul instant à « occuper » un pays en faillite plus grand que la France et qui pourrait être pour elle un nouvel Afghanistan.
Ainsi, selon Jack F. Matlock, il est très probable « que les objectifs du président Poutine soient ce qu’il dit – et ce qu’il répète depuis son discours de Munich en 2007. Pour simplifier et paraphraser, je les résumerais ainsi : Traitez-nous avec au moins un minimum de respect. Nous ne vous menaçons pas, ni vous ni vos alliés, pourquoi nous refusez-vous la sécurité que vous exigez pour vous-même[25]». Renaud Girard va dans le même sens : « On reproche à Poutine d’avoir, en août 2008, aidé militairement le séparatisme ossète en Géorgie. C’est exact. Mais l’OTAN n’a-t-elle pas, en mars 1999, aidé militairement le séparatisme kosovar en Serbie ? En géopoliticien classique, Poutine est obsédé par la sécurité du territoire russe. (…). Il ne veut pas d’une intégration de l’Ukraine dans l’OTAN. Cette demande est-elle aussi scandaleuse qu’on le dit ? Posons-nous une seule question : comment réagirait Washington si la Russie entrait en alliance militaire avec le Mexique, et y installait des missiles braqués sur les infrastructures américaines ?[26] ».
Vladimir Poutine affirme en effet que « la présence militaire de l’OTAN en Ukraine constitue une menace pour la Russie », et dénonce l’éventuel déploiement de systèmes balistiques de l’Alliance en Ukraine qui mettrait Moscou à « cinq ou six minutes de vol » d’un missile. L’OTAN dément bien sûr avoir cette intention, mais le Kremlin ne peut se contenter d’une vague promesse, les précédentes ayant été bafouées.
Rappelons quelques faits. En 1997, George Bush et James Baker avaient promis à Gorbatchev que jamais l’OTAN ne profiterait de l’éclipse de la Russie pour avancer « ne serait-ce que d’un pouce » vers l’est. Comme l’histoire le montre, ils n’ont pas tenu parole. Leurs successeurs ont affirmé qu’il n’y avait jamais eu aucune promesse. Eux aussi ont menti. Des documents déclassifiés en 2017 détaillent le deal non respecté. Mais ce n’est pas le seul grief des Russes contre les Américains. « Dans le même temps, les États-Unis ont commencé à se retirer des traités de contrôle des armements qui avaient tempéré, pendant un temps, une course aux armements irrationnelle et dangereuse et qui constituaient les accords de base pour mettre fin à la guerre froide. Le plus important a été la décision de se retirer du traité sur les missiles antibalistiques (traité ABM), qui avait été la pierre angulaire de la série d’accords qui ont mis fin, pour un temps, à la course aux armements nucléaires [27]».
Fin 2021, Poutine, à l’occasion d’une conférence de presse consultable sur internet[28], a rappelé la position russe que l’on doit objectivement reconnaitre comme étant légitime. Les revendications de Moscou sont : la fin de la politique d’élargissement de l’Alliance, l’engagement de ne pas déployer d’armes offensives à proximité du territoire russe et le retrait des positions de l’OTAN sur les frontières de 1997, avant que l’organisation n’accueille d’ex-membres du bloc soviétique. Il n’entre pas dans ses plans d’étendre la Russie en envahissant son voisin. Hélène Carrère d’Encausse, grande spécialiste de la Russie le confirme : « Poutine avait près de 40 ans quand l’URSS a cessé d’exister. Il sait que l’on ne reconstitue pas un empire déchu. Mais il veut passionnément préserver une relation particulière avec le voisinage. Quelle différence, au fond, avec la doctrine Monroe des Américains ? Ce qui complique le problème pour la Russie, ce sont les frontières avec des pays comme la Pologne ou les États baltes, avec lesquels les contentieux historiques sont très puissants. Il y a un pôle antirusse qui n’a pas contribué au rapprochement de la Russie avec l’Europe[29] ». La secrétaire perpétuelle de l’Académie française ajoute qu’une invasion « ruinerait définitivement les relations entre Russes et Ukrainiens, alors que le les liens, personnels et familiaux entre les deux peuples sont réels, et que pour la Russie, pour Poutine, Russes et Ukrainiens sont frères[30]».
Le président russe a rappelé qu’il attendait des engagements écrits de la part des Américains ; il a regretté le rejet de ses principales exigences et déploré n’avoir reçu aucune réponse constructive à leur sujet. Il a déclaré qu’il ne renoncerait pas à ses demandes et qu’elles feraient partie du processus des pourparlers russo-occidentaux. En massant son armée aux abords de l’Ukraine et « en montrant qu’il peut décider de l’envoyer à Kiev, il montre que la Russie n’est plus l’État affaibli qui a marqué la fin du XXe siècle et le début des années 2000[31]».
Une maskirovka de Moscou ?
Conscient de la logique sans issue dans laquelle se sont enfermés les Américains, et déterminé à faire échouer leur stratégie, Vladimir Poutine a annoncé, le 15 février, à l’issue des manœuvres Russie/Biélorussie, que diverses unités militaires allaient quitter leurs positions à la frontière ukrainienne. Il serait faux d’imaginer qu’il s’agit là d’une reculade des Russes, le départ de quelques milliers d’hommes ne change rien à leur dispositif militaire. Mais il semble que ces retraits n’ont pas été observés par les différents moyens du renseignement occidental (satellites, écoutes, avions de reconnaissance, agents, etc.) qui suivent très scrupuleusement tous les mouvements des forces russes, ce que ces derniers savent. Un mensonge est bien sûr possible. Mais si l’on peut en comprendre l’intérêt côté américain, dans quel but Poutine pourrait-il avoir fait cette fausse annonce ?
On ne peut écarter l’hypothèse que la partie de poker menteur continue et que les Russes, ayant compris que cette crise est une création médiatique des Spin Doctors américains, aient décidé de retourner contre Washington la guerre de l’information, afin de prendre les Américains à leur propre piège. Ainsi, il est possible que Moscou adresse délibérément des signaux contradictoires afin de créer la confusion :
– d’une part en continuant à affirmer haut et fort qu’aucune invasion de l’Ukraine n’aura lieu, ce qui semble être son intention réelle ;
– d’autre part, en fournissant aux Occidentaux de faux indices les poussant à croire qu’une invasion se prépare en effet (non-retrait des troupes, disposition d’attaques, manoeuvres, etc.), voire en procédant à une intoxication via des agents doubles, les Américains ayant eu le tort de se vanter de disposer de sources d’information dans l’armée russe leur permettant d’avoir une connaissance très précise de ses plans
Une telle action pourrait avoir pour but de convaincre les Américains que Moscou ment, que le story telling qu’ils ont inventé est en passe de se concrétiser, et d’accroître leur hystérie et leurs déclarations excessives pour les décrédibiliser ensuite durablement – politiques, services de renseignement et médias – aux yeux du monde… Poutine tenant « à avoir la posture de celui qui dit la vérité face à l’Américain qui ment[32] ».
Refusant de procéder à l’agression souhaitée par les Occidentaux, la stratégie russe semble être, au contraire, celle d’apparaître comme une puissance humanitaire, en mettant à l’abri les civils du Donbass pris en otages, comme l’explique très bien Dimitri Orlov[33].
On peut d’ailleurs se poser la question de l’efficacité véritable des services de renseignement américain en Europe à la lumière des révélations récentes du Wall Street Journal, qui rend compte du climat détestable qui règne au sein des antennes de la Defense Intelligence Agency (DIA) en Europe : « Le harcèlement sur le lieu de travail mine l’espionnage du Pentagone en Europe, selon des documents. Des diplomates militaires opérant en Europe sont soumis à ce qu’ils décrivent comme des conditions de travail toxiques, notamment des collègues qui s’espionnent mutuellement, se sapent mutuellement en exposant des informations potentiellement désobligeantes et harcèlent leurs collègues féminines ». Ces accusations ont été communiquées aux commissions du renseignement de la Chambre et du Sénat et une enquête a été ouverte. L’un des plaignants, le lieutenant-colonel Sweazey, estime qu’« il y a peu de doutes quant à l’impact sur la sécurité nationale », ajoutant : « Les membres du service des attachés ne peuvent pas remplir leurs fonctions de peur d’être rappelés arbitrairement, ridiculisés pour leurs efforts ou menacés d’une mauvaise évaluation de leurs performances[34] ».
Des Ukrainiens pris au piège
Les Ukrainiens pour leur part se retrouvent dépassés par une crise qu’ils ont contribué à déclencher en refusant d’appliquer les accords de Minsk et en décidant de résoudre par la force leur différend avec les républiques séparatistes du Donbass. Comme le rappelle Hélène Carrère-d’Encausse, « la difficulté vient aussi des Ukrainiens peu respectueux de leurs minorités. Ils ont voulu les « ukrainiser » en marginalisant leurs langues, notamment le russe, et les russophones se sont sentis des citoyens de seconde catégorie. Cela a joué en Crimée en 2014. Poutine en a profité. Si les Ukrainiens avaient pratiqué une politique de respect culturel, cela aurait dégonflé le conflit[35] ».
Après qu’ils aient tout fait pour impliquer les Occidentaux dans leur conflit interne et demandé leur adhésion à l’OTAN, ils ont été rapidement dépassés par l’ampleur de la crise en raison du jusqu’au-boutisme de la stratégie américano-britannique. Confrontés à un risque de conflit sur leur sol et ayant compris que les Occidentaux ne viendraient pas directement à leur secours, ils ont cherché à faire décroître la tension.
Le président ukrainien sait que s’il attaque le Donbass Poutine répliquera en faisant franchir la frontière par ses troupes pour soutenir les séparatistes. C’est bien pourquoi, il a déclaré qu’il n’attaquerait pas. L’armée ukrainienne n’est en effet pas de taille à soutenir un conflit et le pays aurait beaucoup plus à perdre dans cette folle aventure qu’à y gagner.
Zelenksi apparait de plus en plus exaspéré par le comportement de ses alliés. Il sait que les Occidentaux n’ont pas l’intention de se battre pour l’Ukraine. Et alors que les tensions atteignent leur paroxysme, après avoir conseillé à tous les Américains de quitter le pays le 22 janvier, ce qui a suscité l’étonnement des officiels ukrainiens, l’Administration Biden a pris la décision de retirer tout son personnel, instructeurs militaires inclus. Pire, face au risque d’invasion, Washington a choisi, le 14 février, de déplacer son ambassade de Kiev pour l’installer à Lviv, dans l’ouest du pays
De plus, Zelenski et son chef d’état-major des armées ont, à de nombreuses reprises, relativisé les déclarations américaines et britanniques – comme la publicité qu’en ont fait les médias occidentaux –, leur reprochant d’être excessives, de ne pas rendre compte de la situation réelle en Ukraine et de susciter la panique.
– 24 janvier : à la suite des propos tenus la veille par Liz Truss, la ministre britannique des Affaires étrangères, le gouvernement ukrainien se déclare très sceptique quant à la possibilité que le Kremlin installe des dirigeants pro-russes à Kiev et dans les autres grandes villes du pays, y compris dans le cadre d’une incursion militaire, compte tenu de l’hostilité générale de la population à l’égard de Moscou.
– 27 janvier : Zelenski corrige Biden plusieurs fois lors de leur échange téléphonique lorsque le président américain déclare « que Kiev était sur le point d’être saccagée par les forces russes ». À un moment donné, le président ukrainien demande même à son homologue de se calmer.
– 28 janvier : lors d’une conférence de presse, Zelenski affirme qu’il ne voit « pas d’escalade supérieure à celle qui existait l’année dernière », lorsque la Russie avait déployé 100 000 soldats à proximité de son pays, lesquels s’étaient ensuite retirés, mais en laissant leurs équipements lourds derrière eux. Il ajoute : « Si l’on écoute des médias internationaux » et « même des chefs d’État respectés, on peut croire que nous avons déjà une guerre dans tout le pays avec des troupes qui avancent sur les routes. Mais ce n’est pas le cas ».
– 12 février : le président ukrainien déplore « l’excès d’informations » sur l’évolution de la crise et demande plus de certitude lors de l’évaluation des événements : « Il me semble que dans l’espace d’aujourd’hui, il y a trop d’informations sur une guerre à grande échelle lancée par la Fédération de Russie. Les dates correspondantes sont même annoncées », déclaré-t-il à propos de l’estimation des États-Unis qui indiquent le 15 ou le 16 février, comme date d’une invasion russe du pays. Zelenski plaisante devant les médias de cette situation et insiste sur le fait qu’à l’heure actuelle, il n’existe pas de certitude absolue d’une invasion, même si « les risques existent ». « Si vous avez des informations supplémentaires sur une invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie à partir du 16 février, à 100%, veuillez-nous les fournir », déclare-t-il à la chaîne 24 de la télévision ukrainienne.
Zelenski ajoute que les dirigeants occidentaux et les médias donnent une image fausse de la situation en Ukraine ce qui déstabilise l’économie. En raison de la panique engendrée, il estime que 12,5 milliards de dollars ont été retirés d’Ukraine. « Notre État seul ne peut pas faire face à de tels défis. Avec les réserves de l’État, nous stabilisons notre monnaie nationale, mais cela coûte très cher à l’Ukraine » explique-t-il. Et il ajoute : « Je pense que nous allons dépenser plus de 4 à 5 milliards de dollars pour stabiliser notre économie, ce que je ne compte pas, car nous avons besoin de cette somme ».
– 13 février : dans une interview donnée à la BBC, Vadim Pristaïko, ambassadeur ukrainien à Londres et ancien ministre des Affaires étrangères, déclare que son pays « pourrait renoncer à son adhésion à l’Alliance atlantique » afin d’éviter la guerre. La présidence ukrainienne recadre aussitôt son diplomate, rappelant qu’une telle possibilité est inscrite dans la Constitution, sans néanmoins démentir totalement ses propos[36].
– 14 février : le Service de sécurité de l’Ukraine (SBU) publie un communiqué : « Nous devons tous rester calmes et garder la tête froide, ne pas succomber aux provocations. La panique et la déstabilisation ne profitent qu’aux ennemis, pas à l’Ukraine. Nous devons tous faire preuve d’esprit critique et vérifier toute information, nous laisser guider par les données provenant de sources officielles et non anonymes, apprendre à distinguer le vrai du faux ». Selon le SBU, le pays fait face à diverses tentatives pour semer la panique, en diffusant de fausses informations et en déformant la situation réelle. « Tout cela n’est qu’une nouvelle vague puissante de guerre hybride », estime-t-il.
Le même jour, le secrétaire d’État Anthony Blinken annonce que les États-Unis accordent 1 milliard de dollars de garanties de prêts souverains à l’Ukraine afin d’aider l’économie du pays face aux menaces d’une éventuelle invasion.
– 15 février : au lendemain de cette annonce, Zelenski change son discours sur la menace russe et déclare qu’il « sait » que la Russie attaquera le 16 février. Le soir, à la suite de l’annonce du retrait partiel des forces soviétiques, l’Ukraine déclare sans rougir être « soulagée d’avoir « réussi à empêcher toute nouvelle escalade de la part de la Russie ».
– 17 février : dans une interview au site RBK-Ukraïna, le président ukrainien affirme « Nous n’avons pas besoin de militaires avec un drapeau étranger sur notre territoire », ajoutant ne pas vouloir « donner une raison supplémentaire » à la Russie pour intervenir.
Le même jour, l’armée ukrainienne et les séparatistes du Donbass s’accusent mutuellement de bombardements Kiev accuse les Ukrainiens pro-russes d’avoir visé « avec un cynisme particulier » la localité de Stanitsa Louganska, touchant notamment une école maternelle. En réponse, le chef de la milice de la région séparatiste de Lougansk accuse l’armée ukrainienne « d’essayer de pousser le conflit vers une escalade ».
– 19 février : le président ukrainien maintient son déplacement du jour à la conférence de Munich, malgré les forts risques d’attaque russe annoncés par les Américains. La situation dans l’est du pays « reste pleinement sous contrôle », indique la présidence ukrainienne, ajoutant que les plans de Volodimir Zelenski n’ont pas changé. Toutefois, à l’occasion de son discours, il affirme que l’Ukraine est « le bouclier de l’Europe » contre l’armée russe et exhorte les Occidentaux à cesser leur politique « d’apaisement » vis-à-vis de Moscou et à augmenter leur aide militaire à son pays. Ses revirements successifs ne manquent pas laisser songeur…
*
Les similitudes entre l’actuelle crise ukrainienne et la préparation de l’invasion de l’Irak en 2003 sont multiples. Les Américains ont construit une menace qui n’existe pas et déclenché une opération psychologique d’ampleur en espérant que leurs prophéties se réalisent et que la Russie commette une faute leur permettant de la sanctionner. En 2003, après un intense et faux battage médiatique, et après être passés outre la décision de l’ONU, ils ont attaqué Saddam Hussein, ce qu’ils ne peuvent faire dans la situation actuelle… sauf à créer un vrai/faux incident – intention qu’ils ne manquent pas de prêter aux Russes –, ce que nous devons surveiller avec la plus grande vigilance.
Il faut arrêter de croire que les États-Unis disent toujours la vérité, que c’est une puissance bienfaitrice de l’humanité, désintéressée, pacifique et qui ne vise qu’au bien commun. Depuis la fin de la Guerre froide Washington fait montre d’un hégémonisme accru, imposant sans retenue ses lois au reste du monde, sanctionnant et rackettant ses alliés, saturant l’opinion d’informations qui servent ses intérêts, refusant de voir ses ressortissants traduits devant la Cour pénale internationale (CPI) et ayant clairement pris leurs distances avec le respect de droits humains (légalisation de certaines formes de torture, enlèvements extra-judiciaires, prisons secrètes, etc.) dans le cadre de la lutte antiterroriste. Les Américains conduisent dans le monde une politique ne répondant qu’à leurs intérêts propres.
Si la Russie n’est pas à nos yeux la démocratie idéale, il faut reconnaitre que les États-Unis du XXIe siècle ne le sont plus non plus, même s’ils apparaissent encore à tort comme le leader du camp démocratique. Or, à ne pas cesser de provoquer Moscou, nous ne faisons que renforcer le nationalisme russe et son hostilité à l’égard de l’Occident, ce que confirme Jean-Marie Guéhenno, ex-secrétaire général adjoint au Département des opérations de maintien de la paix de l’Organisation des Nations unies : « Je pense que le choix d’un élargissement continu de l’OTAN a été une erreur, et la position adoptée par l’OTAN à Bucarest en 2008, promettant à l’Ukraine et à la Géorgie qu’ils seraient un jour membres, était le pire des compromis : il a inquiété les Russes sans donner la sécurité aux deux pays concernés. Après la fin de la Guerre froide, il aurait fallu repenser en profondeur l’ordre européen, et il était hypocrite de prétendre que l’élargissement de l’OTAN était compatible avec le développement d’une vraie relation d’amitié avec la Russie[37] ».
Il ne s’agit ni d’admirer Poutine, ni d’abdiquer par peur de la Russie, mais d’avoir une vision objective de la situation, et non d’accepter celle, orientée et déformée, qu’en donnent les États-Unis et que l’on peut retrouver dans la majorité des médias français comme dans les analyses d’une partie de nos Think Tanks, intoxiqués par leurs d’échanges réguliers avec les Américains et les Britanniques.
Force est constater que la stratégie hasardeuse des Spin Doctors de Washington est un échec[38] : dimanche 20 févrierAntony Blinken a déclaré sur CBS que Joe Biden était prêt à rencontrer son homologue russe « à tout moment, qu’importe le format si cela permet d’éviter une guerre ».
Bien sûr, il ne fait aucun doute qu’une telle analyse va être immédiatement qualifiée de « pro Poutine » et que son auteur sera accusé d’être un relais de l’influence russe. En effet, c’est une technique régulièrement utilisée ces dernières années que de mettre systématiquement en doute l’objectivité et l’indépendance de ceux qui critiquent la politique et l’influence des États-Unis. Ainsi, les médias nous rebattent régulièrement les oreilles au sujet des réseaux d’influence russes en France – ce qui est une réalité, tout comme l’espionnage et les cyberattaques de Moscou –, mais sans jamais parler des réseaux d’influence et d’espionnage infiniment plus puissants des Américains.
Nous vivons une période difficile dans laquelle les esprits sont l’enjeu des stratégies des uns et des autres et où les médias sont devenus un véritable champ de bataille. En la matière, par leur maîtrise des canaux de communication mondiaux, les États-Unis disposent d‘un net avantage ; ils ont réussi à imposer leur vision du monde, laquelle répond à la promotion et la défense de leurs intérêts… mais en rien à ceux de la démocratie ni de l’Occident – et surtout pas de la France. Ils ont également réussi à convaincre que leur point de vue était « la » vérité objective et que tous ceux qu’ils désignent comme leurs adversaires sont le « mal ». Évidemment, la réalité est quelque peu différente. Mais nos élites ne semblent pas le percevoir.
[1] Afin de ne pas alourdir cette note, les faits cités ne sont pas systématiquement sourcés. Le lecteur pourra aisément en vérifier l’authenticité dans l’abondante production médiatique occidentale.
[2] The War Zone, February 17, 2022.
[3] “High risk of Russian attack on Ukraine within days – Biden”, apps.baha.com, 17 February 2022.
[4] https://www.bfmtv.com/international/ukraine-le-chef-de-la-diplomatie-americaine-decrit-a-quoi-ressemblerait-une-intervention-russe_AD-202202180302.html
[5] apps.baha.com, 18 February 2022.
[6] Wall Street Journal News Alert, 18 February 2022.
[7] Dan Sabbagh, The Guardian, 13 February 2022.
[8] Incident du golfe du Tonkin (août 1964) ; première du Golfe (Irak,1991), où Washington a transmis de faux signaux à Saddam Hussein, lui laissant croire qu’il pouvait envahir le Koweït sans conséquences ; et seconde guerre d’Irak (2003) avec l’utilisation de deux arguments inventés : les liens entre Saddam et Al-Qaïda et la présence d’armes de destruction massive.
[9] https://flightradars24.fr
[10] Fiodor Loukianov et Thomas Gomart « Pourquoi la Russie rêve de prendre d’assaut l’ordre européen », Le Figaro, 18 février 2022, p. 21.
[11] Ibid.
[12] Radio Japon international, 20 février 2022.
[13] Renaud Girard, « Biden en Ukraine : courage, fuyons ! », Le Figaro, 15 février 2022.
[14] http://french.cri.cn/news/world/686/20220217/748213.html
[15] The War Zone, February 17, 2022.
[16] Ancien ambassadeur des États-Unis en URSS (1987-1991) et membre du conseil d’administration de l’American Committee for US-Russia Accord (ACURA).
[17] Jack F. Matlock Jr, “Today’s Crisis Over Ukraine”, ACURA Viewpoint, February 14, 2022
https://usrussiaaccord.org/acura-viewpoint-jack-f-matlock-jr-todays-crisis-over-ukraine/
[18] Voir aussi à ce sujet l’excellent article de Vincent Pons professeur à Harvard, « L’Ukraine, un contre-feu pour maquer la fragilité interne de Biden », L’Express, 10 février 2022, p. 49.
[19] Jack F. Matlock Jr, op. cit.
[20] https://www.forbes.com/sites/zacharysmith/2022/02/17/senate-passes-last-minute-bill-to-prevent-government-shutdown/
[21] https://www.cnbc.com/2021/12/02/government-shutdown-house-strikes-deal-on-funding-bill.html
[22] Au regard de l’histoire, la défiance de ces Etats à l’égard de Moscou est évidemment tout à fait justifiée et compréhensible.
[23] The Military Balance, publié le 15 février 2022.
https://www.iiss.org/blogs/analysis/2022/02/military-balance-2022-further-assessments
[24] Renaud Girard, op.cit.
[25] Jack F. Matlock, op.cit.
[26] Renaud Girard, op.cit.
[27] Jack F. Matlock, op.cit.
[28] Conférence de presse du 23 décembre 2021
(https://fr.azvision.az/news/113628/vladimir-poutine-tient-sa-grande-conférence-de-presse-annuelle–en-direct.html). Pour un extrait sous-titré : https://www.youtube.com/watch?v=lHmu-vovJw8
[29] Hélène Carrère d’Encausse : « Les Russes ne veulent pas rompre avec l’Europe », Le Point, 10 février 2022
[30] Hélène Carrère-d’Encausse, « Envahir l’Ukraine, un projet dangereux et contre-productif pour Poutine », Marianne, 17 février 2022, p. 36.
[31] Ibid.
[32] Hélène Carrère-d’Encausse, « Envahir l’Ukraine… », op.cit.
[33] https://lesakerfrancophone.fr/le-judo-ukrainien-de-poutine-revisite.
[34] Jessica Donati and Warren P. Strobel, “Workplace Harassment Undermines Pentagon Spying in Europe, Documents Say”, Wall Street Journal, 19 February 2022.
[35] H. Carrère d’Encausse, « Les Russes ne veulent pas rompre… », op.cit.
[36] Pierre Avril, “Berlin et Kiev parient sur la démocratie », Le Figaro, 15 février 2022.
[37] Jean-Marie Guéhenno, « Le choix d’un élargissement de l’OTAN a encouragé un nationalisme russe revanchard », Le Figaro, 8 février 2022.
[38] Si un conflit éclatait néanmoins dans les jours ou semaines qui viennent, il conviendrait d’analyser sérieusement l’origine du déclenchement au regard des éléments évoqués dans cette note.