Alstom et la sécurité nationale
Au-delà des péripéties politico-économiques de la perspective de rachat d’une partie des activités du groupe Alstom par une firme étrangère – épisode qui laisse cependant songeur sur les capacités d’anticipation du gouvernement -, un aspect essentiel du dossier n’a été évoqué ni par les acteurs ni par les commentateurs : celui de la sécurité nationale.
En effet, nos centrales nucléaires, notre porte-avions, nos sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) et surtout nos sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) – fondement de notre dissuasion nucléaire et donc de notre indépendance nationale – sont tous équipés de turbines[1] qui sont essentielles à leur fonctionnement.
Dans les bâtiments à propulsion nucléaire de notre marine, ces composants mécaniques fournissent l’alimentation électrique à la propulsion et aux systèmes auxiliaires. Ils entraînent une ligne d’arbres qui s’achève par les hélices et leur puissance mécanique confère la vitesse nécessaire au bâtiment.
Aujourd’hui, une partie des turbines destinées à la marine est fournie par le groupe américain General Electric (GE), via sa filiale Thermodyn, dont l’usine est implantée au Creusot[2]. L’entreprise produit notamment les turbines à vapeur des SNA de type Rubis et les turbo-alternateurs du système de propulsion développé pour les sous-marins conventionnels du type Agosta et Scorpène. De plus, GE/Thermodyn a également a été sélectionné en 2007 par DCNS pour fournir les turboalternateurs et les turbines de propulsion de la nouvelle série de six SNA du type Barracuda de la Marine nationale (livraisons prévues entre 2016 et 2027).
D’autres turbines sont produites par la branche énergie d’Alstom, dont le groupe a décidé de se séparer. Celle-ci équipe notamment certains navires de la marine de moteurs asynchrones (Alstom Power Conversion) de nouvelle génération et surtout le porte-avions nucléaire Charles De Gaulle, dont elle fournit les deux groupes turboréducteurs[3].
En revanche, dans le domaine du nucléaire civil, Alstom est le fournisseur exclusif des centrales françaises.
Ce constat amène plusieurs observations :
– La dépendance en matière militaire ou énergétique est toujours une faiblesse pour un Etat qui se targue de vouloir conduire une politique étrangère indépendante et de conserver son autonomie de décision. Or, dans le cas présent, elle concerne les deux secteurs.
– GE/Thermodyn est un fournisseur historique de DCNS. Mais avec le rachat de la branche énergie d’Alstom, le groupe américain et sa filiale vont devenir les fournisseurs exclusifs de turbines de la Marine nationale comme de nos centrales. Nous allons ainsi passer d’une dépendance partielle à une dépendance totale, dans les domaines militaire et civil.
– Lorsqu’une forme de dépendance à l’égard de fournisseurs étrangers est inévitable, les acteurs cherchent généralement à la réduire en diversifiant leurs sources d’approvisionnement afin de ne pas dépendre d’un seul fournisseur (cela s’appelle la gestion des risques). Or le rachat de la branche énergie d’Alstom nous rendrait à 100% dépendants de GE. La situation serait proportionnellement moins préoccupante s’il existait deux ou trois industriels étrangers, de nationalités différentes. Or, sur le marché mondial, le nombre de fournisseurs de turbines de haute technologie pour le nucléaire est limité car ces équipements ne sont pas courants[4].
– Le rachat de branche énergie d’Alstom conduirait à l’abandon total d’une expertise industrielle majeure dont la France a payé le développement depuis de longues années, jusqu’à devenir l’un des leaders mondiaux du domaine. Outre la cession, à un repreneur étranger, d’une entreprise de haute technologie rentable sur un secteur en développement[5], nous allons perdre les savoir-faire, les hommes et les laboratoires nous permettant de concevoir et produire nous mêmes ces équipements essentiels au cas où le redécidions un jour.
Certes, notre filière électronucléaire n’est pas menacée, car elle est entre les mains d’entreprises comme Areva et EDF. Mais la vente de la branche énergie d’Alstom porterait un coup fatal son indépendance, car en matière civile comme militaire, il existe des modules critiques qui conditionnent le fonctionnement des autres systèmes.
En conséquence, si l’activité de la branche énergie d’Alstom n’est pas à proprement parler « stratégique » et ne semble donc pas pouvoir être protégée par le décret anti OPA, – en raison du simple fait qu’elle est l’ultime entreprise française capable de produire des turbines pour nos centrales et notre marine et que les solutions de substitution se raréfient – son rachat le devient. Dans cette perspective, la perte de contrôle d’Alstom devient critique et c’est notre dépendance qui risque de devenir une faiblesse stratégique.
Cela signifierait à terme que nous ne serons plus maîtres de nos approvisionnements en pièces détachées pour les turbines de nos centrales comme de nos sous-marins et que les générations futures – s’il y en a – intégreront des composants étrangers que nos partenaires économiques pourront décider ou non de nous fournir.
Dès lors, en raison de notre incapacité à produire des turbines, les programmes nucléaires civil et militaire français deviendront dépendants des Etats-Unis, qui bien qu’étant nos alliés, sont surtout nos principaux concurrents‡ dans ces domaines. Cela sera donc une fragilisation majeure de ces programmes et un recul irrémédiable de notre indépendance nationale, surtout en cas de différend avec Washington, à l’image de celui que nous avons connu en 2003, au sujet de l‘Irak. Nous allons ainsi nous mettre inconsidérément entre les mains d’un acteur réputé pour ne jamais hésiter à recourir à des pressions commerciales quant il le juge utile afin d’assurer son leadership politique et économique. L’actuelle crise ukrainienne vient d’ailleurs de donner l’exemple des moyens de pression dont usent les Etats-Unis : aucun satellite européen ne peut plus être mis sur orbite par un lanceur russe suite au veto de Washington, car ils intègrent tous des composants américains[6].
Il est actuellement prévu de prolonger de 20 à 40 ans la vie utile de nos centrales nucléaires. En cas de vente d’Alstom, qu’a prévu le gouvernement afin d’assurer notre approvisionnement en pièces détachées pour les quatre décennies à venir ? Quel accès aurons-nous au laboratoire d’analyse des technologies d’Alstom pour palier aux défaillances et améliorer le fonctionnement des centrales pendant cette durée ? Quels en seront le coût et les contraintes ?
De même, concernant notre porte-avions et nos sous-marins, qu’en sera-t-il des pièces de rechange et des nécessaires améliorations constantes indispensables des turbines ? Les Etats-Unis pourront-ils influer sur les missions d’engagement de nos SNA, voire de nos SNLE, étant donné que ceux-ci utiliseront des composants américains?
Par ailleurs, sur le plan économique, le choix d’un repreneur américain est suicidaire, tant en raison de l’habitude du recours à la pression sur leurs partenaires que des pratiques d’affaires qui caractérisent nos « alliés » d’outre-Atlantique.
Faut-il rappeler à nos gouvernants ce qu’il est advenu de la marque Opel (Allemagne) rachetée par General Motors (Etats-Unis) ? Confronté à des difficultés financières, le groupe automobile américain a cherché à s’en débarrasser à partir de 2009, au grand dam de Berlin. S’il ne l’a finalement pas fait, il a en revanche sacrifié la marque : plans de restructuration répétés, arrêt des fabrications sur plusieurs sites allemand et européens, licenciements, etc. Aujourd’hui, Opel, structurellement déficitaire depuis plus de dix ans, est en chute libre sur le marché d’outre-Rhin, absent des pays émergents et connaît des retards technologiques importants faute d’investissements.
Ce cas n’est pas isolé, d’autres exemples illustrent ces pratiques : le constructeur automobile suédois Volvo, racheté par Ford en 1999 puis revendu au 2010 au chinois Geely ; le groupe Saab, détenu à 100% par General Motors depuis 2000 et revendu en 2012 à la société sino-japonaise NEVS, etc.
Alstom détient la première position mondiale dans les turbines hydrauliques, c’est-à-dire la technique numéro 1 de l’énergie renouvelable fondamentale, comme dans les hautes températures des centrales au charbon (dites supercritiques). Autant de techniques qui se développent en réponse à l’effondrement des prix de ce minerai[7] et qui présentent un intérêt commercial majeur. Par ailleurs, il faut aussi rappeler que General Electric, associé au japonais Hitachi, est en concurrence frontale avec Alstom dans la vente de centrales nucléaires. La disparition de son concurrent français serait pour lui un bénéfice considérable.
Certes, lorsque GE s’engage vis-à-vis des autorités françaises à ne rien toucher pendant trois ans, il est difficile de mettre sa parole en doute. Mais quid de l’après 2017 ? Car le groupe, délié de toute promesse, pourra alors faire ce que bon lui semble et tout laisse à penser que la branche Energie d’Alstom pourrait connaître un sort similaire à celui d’Opel.
Au demeurant, le délai de trois ans pourrait ne pas être calculé au hasard : c’est en effet le temps qui nous sépare aujourd’hui de la fin du mandat de François Hollande, lequel ne pourra donc se voir reprocher des licenciements ou des fermetures d’usines pouvant nuire à son bilan dans la perspective d’une nouvelle candidature. Peut-être est-ce là un procès d’intention, mais observons néanmoins que, s’il ne s’agit pas de calculs de basse politique à moyen terme, nos gouvernants ne semblent pas percevoir l’importance stratégique de la branche énergie d’Alstom pour notre indépendance militaire et énergétique.
Le rachat par Siemens apparaît, par bien des aspects, moins complémentaire que celui de GE. Mais il offrirait cependant l’opportunité de préserver l’essentiel : le maintien d’une partie des savoir-faire stratégiques en Europe, chez notre premier partenaire politique et économique. Or, il est plus légitime d’avoir confiance en nos amis allemands – notre interdépendance croissante en est au demeurant une garantie – qu’en nos partenaires américains, dont le penchant à l’hégémonie commerciale et politique est une réalité – l’espionnage systématique et à grande échelle de leurs alliés en est la preuve – et ne nous offre aucune garantie. Toutefois, la solution de Siemens n’est guère plus raisonnable car dépendre d’un pays comme l’Allemagne, qui vient de tirer un trait sur le nucléaire, serait tout aussi déraisonnable que de se mettre dans la main des Américains[8].
Il est légitime de se demander si quelqu’un, dans l’appareil d’Etat, suit et étudie les rachats de nos fleurons industriels nationaux sous l’angle de la sécurité nationale. Ce devrait être là une mission du ministère de l’Economie et des Finances ou de celui de l’Industrie. Cela pourrait être aussi la tâche de la Délégation générale à l’Armement (DGA) du ministère de la Défense ou de la Délégation interministérielle à l’Intelligence économique (D2IE). Cela pourrait enfin être le rôle de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), puisque la protection du patrimoine scientifique et technologique national contre l’espionnage des Etats et entreprises étrangers relève de ses missions[9]. Les médias ont beaucoup parlé ces derniers jours de la transformation de l’ex Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) en DGSI. Le changement de statut de ce service ne changera rien à son efficacité dans la lutte antiterroriste, car le renseignement intérieur demeure scindé entre deux organismes qui auraient du être unifiés depuis 2008. Surtout, la polarisation marquée de ce service sur la menace djihadiste l’a conduit à reléguer au second plan ses autres missions de sécurité nationale.
Ainsi, jusqu’à preuve du contraire, rien ne semble fait nulle part. La réaction gouvernementale s’est produite à la dernière minute, dans l’impréparation la plus totale et nos services dits « de sécurité » ne se focalisent que sur le terrorisme. Personne ne semble se préoccuper de cet aspect capital du dossier, en partie parce qu’autorités et parlementaires sont convaincus que la filière est sécurisée, faute d’en percevoir les failles critiques.
Pourtant, les moyens d’action existent. Outre le décret anti OPA[10], il est possible d’en revenir, pour cette situation exceptionnelle, aux pratiques du capitalisme d’Etat, voire d’envisager une association avec GE ou Siemens et non une cession.
Bien sûr, nous vivons dans un monde libéral et cela est infiniment préférable au totalitarisme communiste qui nous a menacé pendant toute la Guerre froide. Mais la loi du marché ne doit pas prévaloir sur la défense des intérêts supérieurs de la Nation. La liberté d’entreprendre et de commercer ne signifie pas le règne aveugle et irresponsable du marché et des intérêts privés égoïstes qui le façonnent sans autre but que le profit financier.
Il est essentiel que la branche énergie Alstom demeure française afin de préserver notre indépendance énergétique et militaire. Il en va de l’avenir du pays comme de celui de l’Europe, sauf à accepter, dès aujourd’hui, l’idée que nous ne soyons à terme que des dominions américains.
[1] Qu’il s’agisse de turbo-alternateurs ou de groupes turbo-réducteurs.
[2] Thermodyn – héritière de Creusot-Loire, Framatome et Schneider – fabrique des turbines à vapeur depuis 1905, avec une technologie Westinghouse. GE n’a fait que racheter cette entreprise sans modifier la technologie.
[3] Chaque groupe turbo réducteur-condenseur 61SW comprend deux turbines (haute pression et basse pression) entraînant la ligne d’arbre par un réducteur à double réduction. Et les réacteurs nucléaires du Charles De Gaulle sont les mêmes que ceux des SNLE-NG.
[4] Ainsi, Alstom annonce que le tiers du parc des centrales nucléaires dans le monde utilise ses turbines
[5] Alstom va fournir la plus grande turbine à vapeur jamais construite pour la future centrale nucléaire EPR d’EDF à Flamanville. Patrick Kron, le PDG d’Alstom, a déclaré en janvier 2012 : « Le choix d’Alstom par le numéro un mondial de la production d’électricité d’origine nucléaire (EDF) confirme notre solide leadership technologique avec les turbines Arabelle et notre considérable expérience en matière d’ilôts conventionnels des centrales nucléaires. Notre participation dans ce projet prestigieux renforce notre position à l’échelle mondiale au moment où le marché de l’énergie nucléaire redémarre ».
[6] Pour pouvoir lancer des satellites commerciaux contenant ne serait-ce qu’un seul composant d’origine américaine sur des fusées étrangères, il faut obtenir une autorisation ITAR (International Traffic in Arms) du département d’Etat américain. Or toute autorisation est désormais exclue pour les lanceurs russes, en vertu des sanctions décrétées dans le cadre de la crise ukrainienne. Comme la plupart des satellites sont fabriqués aux Etats-Unis ou contiennent des composants américains, cela confère à Washington le pouvoir de décider si et comment les autres pays peuvent participer au marché des lanceurs.
[7] Loïk le-Floch Prigent, « Alstom, le cri de révolte du mouton noir des industriels français : Résistez ! », Atlantico.fr, 2 mai 2014. http://www.atlantico.fr/decryptage/alstom-cri-revolte-mouton-noir-industriels-francais-resistez-loik-floch-prigent-1060733.html#ZHp7tLGep64SxupP.99
[9] Décret n° 2014-445 du 30 avril 2014 relatif aux missions et à l’organisation de la direction générale de la sécurité intérieure, Article 2 alinéa d) : [elle] « concourt à la prévention et à la répression des actes portant atteinte au secret de la défense nationale ou à ceux portant atteinte au potentiel économique, industriel ou scientifique du pays ».
[10] Publié fin 2005, après la tentative avortée de rachat de Danone par l’américain Pepsi, le décret anti OPA permet en théorie à l’Etat de bloquer toute opération menée par un investisseur étranger sur une entreprise intervenant dans un secteur « stratégique ». Le décret en définit une dizaine, mais de façon assez restrictive : défense, sécurité privée, biotechnologies, production d’antidotes, interception de communications, sécurité informatique et cryptologie, jeux d’argent, « technologies duales » pouvant être utilisées à des fins civiles et militaires