Théorisation de la barbarie dans le djihad moderne
Arthur LANGLOIS
La convergence des idéologies djihadistes : l’héritage d’Abu Mus’ab al-Suri et d’Abu Bakr Naji
Le terrorisme djihadiste a marqué l’histoire récente et la barbarie délibérée du Hamas lors de son attaque du 7 octobre 2023 a saisi d’effroi les consciences du monde entier. Cet article explore les influences et les idéologies qui ont pu façonner cette approche stratégique de la cruauté la plus inhumaine, mettant en lumière le rôle majeur d’Abu Mus’ab al-Suri et d’Abu Bakr Naji dans la formation de cette pensée. Les écrits d’Abu Mus’ab al-Suri, notamment L’appel global à la résistance islamique, ont joué un rôle central dans l’évolution des tactiques de terrorisme individuel, souvent qualifiées de « loup solitaire[1] » par les autorités occidentales. Parallèlement, les idées d’Abu Bakr Naji, présentées dans L’administration de la barbarie, ont fourni un guide pédagogique et stratégique pour établir par l’ultra violence des émirats islamiques modernes, remplaçant ainsi les gouvernements existants.
Cette préméditation de l’horreur a été confirmée par une note manuscrite retrouvée sur l’un des terroristes ayant participé à la tuerie des kibboutz et publiée par le porte-parole de l’armée israélienne[2].
La traduction de cette note est : « Vous devez aiguiser les lames de vos épées et être purs dans vos intentions devant Allah. Sachez que l’ennemi est une maladie qui n’a pas de remède, si ce n’est la décapitation et le déracinement des cœurs et des foies. Attaquez-les ! »
Le rôle d’Abu Bakr Naji[3] dans l’implémentation d’une stratégie djihadiste
Abu Bakr Naji a rejoint l’Afghanistan en 1980 pour participer au djihad contre l’armée soviétique et était à la tête du groupe djihadiste Al Jamaa Al Islamiya, lorsqu’il a rejoint Al-Qaïda en 2006. Dès 2004, son ouvrage L’administration de la barbarie[4] est disponible sur internet. Naji a repris là où Sayyid Qutub s’était arrêté. Il est le stratège de la doctrine politico-militaire et militaire d’Al-Qaïda et de ses affiliés tels que Jabhat an-Nusrah et l’État islamique. Dans ce texte, Naji détaille une stratégie en trois étapes, mettant l’accent sur la violence et la brutalité.
– La première étape est la « vexation » de l’ennemi, qui vise à créer un chaos dans lequel les forces des puissances étrangères et de leurs mandataires locaux sont distraites et épuisées, et où les musulmans apprennent qu’ils ont le pouvoir et qu’ils savent comment l’utiliser. Les opérations sont de nature diverse mais doivent être spectaculaires. Elles doivent donc être menées à petite échelle, de manière indépendante par des groupes autonomes. Ce qu’il faut faire à ce stade selon lui est de « faire progresser les groupes rendus aptes à la vexation par l’entraînement et la pratique opérationnelle, afin qu’ils soient préparés psychologiquement et pratiquement à l’étape de la gestion de la sauvagerie ».
– La deuxième étape est la propagation de la sauvagerie. « Notez ici que nous avons dit que l’objectif est de libérer ces régions (qui ont été sélectionnées pour l’attaque) du contrôle des régimes d’apostasie. C’est l’objectif que nous proclamons publiquement et que nous sommes déterminés à réaliser, et non pas (simplement) le déclenchement du chaos ». Cette deuxième étape apparaît sous la forme d’une guérilla. C’est essentiellement ce qui s’est passé en Syrie et en Irak. Selon lui, il s’agit de la transition entre le terrorisme dispersé et à petite échelle, et la guerre à grande échelle, sa troisième étape.
– La troisième étape est l’administration de la sauvagerie. Les tâches qui doivent être entreprises à ce stade comprennent « l’établissement d’une société de combat » avec les moyens d’autodéfense nécessaires. Il faut également créer une agence de renseignement pour connaître les plans de l’ennemi et se prémunir contre la subversion interne, ainsi qu’un programme sociopolitique visant à « unir les cœurs du peuple » au moyen d’argent, de nourriture et de services médicaux, et en mettant en place un système de justice fonctionnant sous l’égide de la charia. Cela implique la création d’une enclave ou d’un territoire sous le contrôle du mouvement. À partir de cette base, il sera possible de créer un État rudimentaire et il deviendra « possible de s’étendre et d’attaquer les ennemis afin de les repousser, de piller leur argent et de les placer dans un état constant d’appréhension et de désir de réconciliation ».
Cette réflexion stratégique est un prolongement des méthodes[5] d’un autre penseur djihadiste, Abu Mus’ab al-Suri[6]. Ce dernier a également une expérience du djihad acquise dès 1982, d’abord au sein de la branche armée des Frères musulmans lors de la prise de la ville syrienne de Hama. Il vécut au tout début des années 1990 en Espagne et en France, avant de rejoindre Oussama ben Laden en 1995. Selon Gilles Kepel, il serait l’inspirateur de Mohammed Merah[7].
La sauvagerie comme politique
Naji est un partisan du mouvement djihadiste salafiste et son livre se veut un guide universel et méthodologique visant à la création d’un émirat islamique, via une révolution djihadiste. Naji y détaille les conditions théoriques pour appliquer ses méthodes. Il utilise ainsi les termes « administration de la sauvagerie » pour la mise en place des proto-gouvernements dans les zones libérées et donne cinq conditions pour établir ces zones :
- Profondeur géographique et topographie favorables aux opérations de guérilla,
- Gouvernement faible incapable de contrôler les périphéries,
- Manque de cohésion sociale de la population permettant une polarisation,
- Présence d’un mouvement djihadiste et de prédicateurs influents,
- Disponibilité d’armes distribuées parmi la population.
Cette sauvagerie est explicitement recherchée comme méthode de raisonnement tactique[8] comme étant à la fois la manière d’atteindre son but et la finalité elle-même. « Si nous ne sommes pas violents dans notre djihad et si la douceur nous saisit, cela sera un facteur majeur de perte de l’élément de force, qui est l’un des piliers de la Oumma ».
Dans un autre passage, Naji invite ses lecteurs à devenir les plus imperméables possibles à toute forme d’humanité afin de perdre toute compassion. Ceux qui adoptent la lutte doivent se confronter à la réalité : « Celui qui s’est déjà engagé dans le djihad sait que ce n’est rien d’autre que de la violence, de la grossièreté, du terrorisme, de l’effroi et des massacres. Cette première étape est fondamentale. Elle doit être menée sans pitié ». De telles exhortations peuvent expliquer les actes commis lors des massacres dans les kibboutz, tels que le démembrement de bébés, l’immolation de cadavres de femmes et d’enfants, le viol et la torture des survivants et le kidnapping de civils.
Ainsi, cet ouvrage fait office de manuel pour les djihadistes dont le but est de parvenir à un contrôle islamique mondial. Son auteur exhorte à un djihad étendu à toutes les populations musulmanes : depuis la protection des fidèles dans les pays arabes et africains, jusqu’au développement d’ordres sociaux islamiques parallèles dans les États occidentaux : « La bonne tactique consiste donc à diversifier et à élargir les frappes de vexation contre l’ennemi croisé et sioniste dans tous les endroits du monde islamique, et même à l’extérieur si possible, afin de disperser les efforts de l’alliance de l’ennemi et de l’assécher autant que possible ».
L’auteur y prescrit des enlèvements, l’utilisation de femmes et d’enfants comme boucliers vivants, des tueries de masse, des menaces contre l’ennemi, des attentats-suicides. L’auteur étend également les cibles à des infrastructures économiques telles que des attaques contre des installations pétrolières, des ports, des aéroports, ou des lieux de villégiature : « Si un intérêt pétrolier est touché près du port d’Aden, des mesures de sécurité intensives devront être mises en place pour toutes les compagnies pétrolières, leurs pétroliers et les oléoducs afin de les protéger, et l’assèchement s’accentuera. Si deux des auteurs apostats sont tués lors d’une opération simultanée dans deux pays différents, il faudra sécuriser des milliers d’écrivains dans d’autres pays islamiques ». On assiste ainsi à une diversification et à un élargissement du cercle des cibles et des frappes de vexation qui sont accomplies par de petits groupes distincts.
Le but de cette brutalité est ici double afin d’obtenir un impact matériel sur la société, mais aussi un impact émotionnel profond, destiné à constituer un avantage supplémentaire pour l’établissement du califat. Comme l’explique Simone Molin[9] dans son article sur la manifestation de la violence de l’EI, ces actes barbares doivent respecter plusieurs principes :
– la manière dont la victime est exécutée est aussi importante que la raison pour laquelle elle l’est ;
– afin de créer un spectacle de violence, c’est-à-dire une performance visuellement frappante qui attirera l’attention et aura un effet sur les spectateurs, les terroristes ne peuvent pas se contenter de montrer n’importe quelle forme de violence physique ;
– ils doivent faire preuve d’une violence transgressive, c’est-à-dire d’un acte de violence qui dépasse l’entendement des témoins, parce qu’il viole les mœurs et les sensibilités dominantes ;
– plus précisément, la violence transgressive est un acte de violence qui est perçu comme particulièrement horrible et incompréhensible par un public cible, parce qu’il transgresse les discours culturels et politiques de la loi et de la morale.
De telles actions ont déjà été vues lors des exactions de l’EI en Syrie, en Irak et en Libye[10], mais ont été également commises par Boko Haram au Nigéria[11] et récemment par le Hamas envers la population israélienne à une échelle encore jamais atteinte. L’impact de ces horreurs a été encore amplifié par le recours aux réseaux sociaux. De nombreux terroristes du Hamas portaient une caméra Go Pro afin de filmer leurs actes le 7 octobre (tout comme Mohamed Merah).
Comme l’explique Noam Assouline[12], ces vidéos peuvent être classées en différentes catégories selon le type de public qui les consultera : certaines vidéos sont destinées au public israélien, d’autres au monde occidental, et d’autres encore sont à destination des sympathisants du Hamas afin d’alimenter leur vivier de candidats au martyr.
L’ouvrage de Naji ayant été rédigé en 2004, il n’a pas pu prendre en compte toute la dynamique des réseaux sociaux qui ont été tant exploités par l’EI dès 2015, et encore plus par le Hamas par la suite. Cette stratégie de médiatisation vient parachever les actions terroristes. Assouline précise que la capacité communicationnelle du Hamas est pleinement prise en compte dans l’élaboration de son plan d’attaque, au même titre que tous les autres moyens (fusils, explosifs, violences sexuelles comme arme de guerre, etc.) afin d’augmenter la terreur numérique.
Ce lien étroit entre la théorie et la pratique souligne l’importance de comprendre les influences idéologiques derrière le terrorisme djihadiste moderne[13]. Cette connaissance peut aider à mieux prévenir et combattre ces groupes. Pour cela une grille de lecture opérationnelle est proposée ci-dessous. Il est essentiel de continuer à analyser ces idéologies pour mieux comprendre et contrer les menaces terroristes.
En conclusion, la doctrine politico-militaire exposée par Naji a déjà été comparée[14] au « Mein kampf » des djihadistes et utilise les mêmes leviers de manipulation : l’idéal de justice, et celui de l’affectif (glorification du sacrifice). Cette doctrine peut aussi être décrite comme une version musulmane de ce que Mao Zedong et Ho Chi-minh ont proclamé comme leur type de guerre : une combinaison de terrorisme, lorsque c’est le seul moyen d’opérer, de guérilla, lorsque cela devient possible à mesure que les zones d’opération sont sécurisées, et enfin, lorsque le conflit « mûrit », la création d’un État-société guerrier mais indépendant, qu’il considère comme un nouveau califat.
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Proposition d’une grille de lecture opérationnelle
Lors d’une visite domiciliaire ou d’une fouille de cellule, des ouvrages au titre plus ou moins évocateur peuvent être trouvés. Les ouvrages, qu’ils soient au format papier ou numérique, propageant des thèses et comportements extrémistes sont trop nombreux pour être tous connus.
La simple évocation d’un titre ne peut aider au profilage de son lectorat et il n’est pas possible d’avoir clairement à l’esprit les nombreux ouvrages salafistes. Dès lors, comment dégager un profil de lecteur parmi des lectures diverses ?
Disposer d’une matrice permet de placer les ouvrages sur une grille mêlant engagement politique et pratique religieuse.
Les livres sont des sources bibliographiques, l’idée est de leur donner un indice de cotation[15] à l’image du couple fiabilité/véracité pour une source humaine. L’utilisation du couple engagement politique/engagement religieux est une proposition intéressante et permet une modélisation sur un repère orthogonal, calquée sur le modèle de la matrice de criticité.
– L’axe horizontal : pratique religieuse (du simple intérêt, vers la pratique rigoriste puis radicale) professée dans l’ouvrage. Des indicateurs tels que l’auteur ou la maison d’édition peuvent aider l’analyste.
– L’axe vertical : engagement politique (du récit historique objectif, à l’analyse politique engagée). Là encore, des indicateurs tels que l’auteur ou la maison d’édition peuvent aider l’analyste.
En utilisant ce crible pour cartographier des thématiques d’ouvrages détenus par des personnes suivies pour radicalisation, on peut discerner trois domaines d’intérêt, spatialisés selon un continuum crescendo de criticité :
– ouvrages de récits historiques
– ouvrages d’analyse géopolitique
– ouvrages d’analyse des retours d’expérience de zone de guerre et de la doctrine militaire des conflits modernes.
La couleur verte indique que les ouvrages présents dans ces cases sont généralistes, et ne constituent absolument pas un marqueur d’intérêt pour l’islamisme.
La couleur jaune est un signal faible indiquant un ouvrage mêlant prêches politiques et pratique d’un islam susceptible de glisser vers la radicalisation.
La couleur rouge est un signal fort, pour des ouvrages prônant des activités et des dogmes contraires aux valeurs républicaines.
Ainsi, le schéma ci-dessous illustre différents ouvrages pouvant se trouver dans la bibliothèque de personnes suivies au titre de la radicalisation. Le premier nuage de points représente des œuvres simplement historiques ; le second nuage de points représente des œuvres analysant les retours d’expériences de conflits récents dans les zones du djihad ; et le dernier nuage de points indique plusieurs œuvres véhiculant des dogmes radicaux.
[1] Cf. https://cf2r.org/psyops/loup-solidaire-operateur-solitaire-mais-non-acteur-isole/
[2] Déclaration publiée le 25 octobre 2023 (idfanc.activetrail.biz/ANC24102300258).
[3] Aussi connu sous le nom Abou Jihad al-Masri (1961 – 31 octobre 2008) est un islamiste d’origine égyptienne, responsable de la propagande pour Al-Qaida. Il fut le cerveau de nombreuses attaques perpétrées sur le territoire égyptien à partir de 2004.
[4] Également traduit par Gestion de la barbarie ou Gestion de la sauvagerie (إدارة التوحش: أخطر مرحلة ستمر بها الأمة, Idārat at-Tawaḥḥuš: Akhṭar marḥalah satamurru bihā l ‘ummah).
[5] https://www.mediapart.fr/journal/international/210417/al-souri-le-theoricien-du-troisieme-djihad
[6] Eléments biographiques supplémentaires : https://fr.wikipedia.org/wiki/Abou_Moussab_al-Souri
[7] https://www.lemonde.fr/idees/article/2013/04/28/merah-et-tsarnaev-meme-combat_3167897_3232.html
[8] Il s’agît d’une méthode de réflexion utilisée par les personnels militaires dès le début d’une intervention. Elle permet de répondre aux problématiques posées par l’enjeu opérationnel, de structurer le commandement et d’organiser la répartition des missions entre les différents moyens engagés. Cette MRT comporte trois étapes : l’analyse, le choix de la manœuvre et la décision du chef.
[9] Cf. Simone Molin Friis, Behead, Burn, Crucify, Crush: Theorizing the Islamic State’s Public Display of Violence, Department of Political Science, University de Copenhague, 2018
[10] United Nations Security Council, ISIL/Da’esh Committed Genocide of Yazidi, War Crimes against Unarmed Cadets, Military Personnel in Iraq, Investigative Team Head Tells Security Council, Press Release, New York, May 2021.
[11] Amnesty International, Nigeria : Boko Haram Brutality Against Women and Girls Needs Urgent Response, Press Release, March 2021.
[12] N. Assouline (franco-israélien) a été consultant expert et officier de communication lors de différentes missions de maintien de la paix en Afrique sub-saharienne.
[13] Perry, M. & Negrin, H., The Theory and Practice of Islamic Terrorism, Palgrave Macmillan, New York, 2008.
[14] Cf. https://theconversation.com/terrorisme-anatomie-du-mein-kampf-djihadiste-93560
[15] Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Cotation_du_renseignement