Reconquérir « Al-Andalus » : la menace djihadiste en espagne
Gaël PILORGET
Chercheur Centre Français de Recherche sur le renseignement (CF2R) et Formateur à l’Ecole militaire, Gaël Pilorget mène des recherches dans les domaines du renseignement, de l’anti-terrorisme et des opérations spéciales (monde hispanique)
Aux yeux des djihadistes, l’Espagne fait partie de cette conspiration mondiale « des croisés et des juifs » dont le propos serait d’en finir avec l’islam. Selon la déclaration de guerre formulée par Ben Laden en 1998, la mission de tuer des Américains et/ou des ressortissants des pays « alliés » des Etats-Unis – que ces personnes soient civiles ou militaires – est un devoir individuel pour tout musulman, qu’il peut remplir dans n’importe quel pays, là où cela lui sera possible. C’est pourquoi, pour qui veut combattre au nom du djihad global promu par Al-Qaïda, l’assassinat d’Espagnols peut être considéré comme un objectif comme un autre, même si l’Espagne est à présent moins associée à la politique étrangère américaine depuis son retrait d’Irak en 2004.
Le 20 octobre 2004, Ben Laden affirme dans un enregistrement : « Nous nous réservons le droit de répondre au moment et à l’endroit opportuns à tous les pays qui participent à la guerre en Irak, en particulier le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Australie, la Pologne, le Japon et l’Italie ». Par ailleurs, Al Qaïda désigne explicitement Ceuta et Melilla (les deux enclaves espagnoles sur la côte marocaine) comme des objectifs terroristes, en comparant la situation des deux villes avec celle de la Tchétchénie.
Le territoire espagnol est pour Al-Qaïda chargé de toute une symbolique historique, celle de la conquête arabo-musulmane de l’Espagne (du VIIIe au XVe siècle). Cette nostalgie de l’Espagne « mauresque » porte un nom : Al-Andalus, terme qu’emploie à dessein Al-Zawahiri, le chef d’Al-Qaïda : « Je souhaite aux militants d’Al-Qaïda dans le nord de l’Afrique qu’Allah vous concède la faveur de fouler bientôt de vos pieds purs le sol usurpé d’Al-Andalus ». Les cartes de Dar Al-Islam incluent donc aujourd’hui, aux yeux des djihadistes, l’Al-Andalus médiéval.
Lors de l’éphémère « reconquête » de l’îlot du Perejil[1] (ou « Persil »), le mouvement islamiste marocain (illégal mais toléré) Justice et Charité, conduit par le cheick Yassine, déclare que l’attitude espagnole équivaut à une déclaration de guerre. Le Parti de la Justice et du Développement, mouvement légal et plus modéré, organise des manifestations de protestation ; depuis lors, plusieurs de ses membres, comme Mohammed Fezzni, ont appelé au djihad contre l’Espagne et à la libération des territoires occupés par les « Infidèles », c’est-à-dire non seulement Ceuta et Melilla, mais également l’ensemble des anciens territoires d’Al-Andalus.
Les premières arrestations d’activistes islamistes ont lieu en Espagne en 1997, mais l’implantation djihadiste s’amorce dès le début des années 1990. L’Algérie est alors en pleine guerre civile, et le Groupe islamique armé (GIA) et le Front islamique du salut (FIS) veulent transférer une partie de leur infrastructure vers une « base arrière » européenne.
Avant le grand tournant des années 1990, le renseignement espagnol avait avant tout pour obsession une possible invasion soviétique de l’Europe : on ne cherchait alors qu’à savoir comment contenir l’Armée rouge au niveau de l’Ebre… Aujourd’hui, l’Espagne craint une arrivée au pouvoir des islamistes au Maroc ou une agression contre Ceuta, Melilla et l’archipel des Iles Canaries. Sur le sol espagnol, plus d’une vingtaine d’attentats islamistes ont été commis.
Historique de la lutte anti-djihadiste en Espagne
Le 12 avril 1985, se produit le premier attentat islamiste en Espagne, au restaurant « El Descanso » à Torrejón de Ardoz (province de Madrid), près de la base de l’armée américaine. L’attentat est alors revendiqué par un groupe du Djihad islamique ; il fait 18 morts et plus d’une centaine de blessés. Le restaurant est fréquenté par des militaires américains, pourtant toutes les victimes mortelles sont espagnoles. L’enquête postérieure ne pourra hélas déterminer précisément qui a commis cet attentat. L’affaire a été classée en 1987, bien que l’on ait, depuis Beyrouth, revendiqué l’attentat au nom du Djihad islamique.
En 1989, la police arrête, dans le port de Valence, huit individus qui pourraient être liés au Hezbollah, avec 258 détonateurs et 220 kilos d’explosifs cachés dans des boîtes de conserve. Ils provenaient du Liban et se rendaient en France.
Les cellules djihadistes présentes en Espagne étaient alors surtout d’origine algérienne et étaient formées par des individus qui provenaient du Groupe islamique armé (GIA) et du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) ; elles s’étaient installés principalement dans la zone du Levant espagnol (Communauté valencienne et Région de Murcie). Les premières opérations policières en Espagne contre ces réseaux ont lieu à Barcelone et Valence au milieu des années 1990 ; le profil des personnes arrêtées est celui d’individus radicalisés hors d’Espagne et qui utilisent ce pays comme zone de passage pour se rendre en France ou vers d’autres pays européens disposant d’une importante diaspora arabo-musulmane, ou bien encore qui reviennent vers leur pays d’origine pour y commettre des actes terroristes.
Le réseau Abou Dahdah
Le réseau d’Al-Qaïda en Espagne ou « réseau d’Abou Dahdah » était un réseau djihadiste d’origine syrienne d’appui au Djihad international en Espagne, tout comme en Europe, au Moyen-Orient, en Asie centrale et dans le Pacifique. Ce réseau assurait des fonctions de propagande, en distribuant des revues, des « fanzines » et des photocopies de communiqués de Ben Laden dans des mosquées de Madrid, sans le consentement des imams. Ils cherchaient également à recueillir des fonds (à travers des dons ou de petits délits), procédaient à du blanchiment d’argent, assuraient l’hébergement de militants radicaux à l’étranger (en leur obtenant visas et permis de séjour) ; ils collaboraient également avec des ONG islamiques, encadraient les voyages de djihadistes à l’étranger et le recrutement de futurs « stagiaires » des camps d’entraînement d’Afghanistan ou bien de combattants pour les zones de conflit.
Ce réseau a été démantelé à l’automne 2001 après l’arrestation de son leader Imad Eddin Barakat Yarkas, alias « Abou Dahdah », ainsi que pratiquement la totalité de ses membres. L’importance de ce réseau dans le développement du terrorisme djihadiste en Espagne est essentielle, car il a posé les bases sur lesquelles s’est appuyé le groupe qui a perpétré les attentats du 11 mars 2004 à Madrid.
Le réseau du 11 mars
Le réseau du 11 mars a été créé à partir des « rescapés » de l’ancien réseau d’Abou Dahdah, de réseaux algériens ainsi que d’autres individus spécialement recrutés pour cet attentat. Le noyau principal de cette cellule serait composé par Allekema Lamari, Serbane Ben Abdelmajid alias « Le Tunisien », Rabei Osman El Sayed Ahmed, alias « Mohammed l’Egyptien » et Amer Azizi. Ce réseau disposait sans doute de connexions internationales avec Al-Qaïda au niveau « central » ou avec d’autres groupes terroristes comme le Groupe islamique combattant libyen (GICL).
Les attentats du 11 mars 2004 sont les plus sanglants de toute l’Histoire européenne depuis celui perpétré contre l’avion de la compagnie Pan-Am à Lockerbie le 21 décembre 1988. Le total des victimes de l’attentat du 11 mars dans quatre trains de banlieue à Madrid est de 191 morts et plus de 1 800 blessés. Cet attentat a marqué un véritable tournant dans la perception du terrorisme djihadiste par les milieux politiques, policiers et universitaires en Espagne. Ces attentats ont été pour le mouvement djihadiste international une grande « victoire » médiatique après celle obtenue aux Etats-Unis le 11 septembre 2001. Juste après les attentats, les services de renseignement de la police et le CNI (le service de renseignement espagnol, intérieur et extérieur) attribuent très vite la responsabilité des attentats à un groupe lié au Djihad international, même si les premiers rapports désignent d’abord l’ETA.
Entre octobre et novembre 2004, la police arrête près de 40 individus d’origine marocaine et algérienne qui avaient apparemment l’intention de faire exploser un camion-suicide chargé de 500 kilos d’explosifs contre l’édifice madrilène de l’Audiencia nacional (haute juridiction compétente sur l’ensemble du territoire espagnol et spécialisée dans certains domaines, notamment le terrorisme). Ils préparaient apparemment aussi une seconde vague d’attentats contre des lieux publics de Madrid, comme le stade du Real de Madrid, un grand immeuble de bureaux, ou des stations de métro et de train. Le réseau était formé, pour sa plus grande part, de personnes qui étaient entrées en relation lors de leur séjour dans des prisons espagnoles ; plusieurs de ces personnes étaient même en contact avec le réseau qui avait commis les attentats de Madrid.
Le 16 décembre 2004, le juge de l’Audiencia nacional Baltasar Garzón fait incarcérer Khalid Zeimi Pardo et Mohammed El Ouazzani, pour appartenance à une organisation terroriste. Ils seraient en relation avec une cellule islamiste créée à Madrid par Mustapha Maymouni, prisonnier au Maroc, lequel aurait, lui, un lien avec les attentats de Casablanca de mai 2003. Zeimi Pardo est soupçonné d’être impliqué dans les attentats de Madrid, mais il est ensuite remis en liberté. Les Algériens Abdelkader Lebik et Brahim Ammam sont inquiétés, eux, par la justice espagnole pour participation à un groupe terroriste islamiste lié au Groupe des Protecteurs du courant salafiste et à la cellule salafiste démantelée en Catalogne en janvier 2003 et communément appelée Commando Dixán.
Le 17 décembre 2004, une opération ordonnée en commun par les juges Garzón et Del Olmo démantèle à Lanzarote (île de l’archipel des Canaries) une cellule de quatre membres du Groupe islamique combattant marocain (GICM), qui cherchait à mettre en place une base logistique aux Canaries, suite à l’arrestation de membres de leur groupe en France et en Belgique. Un des membres est impliqué dans les attentats de Madrid, tandis qu’un autre est lié aux attentats de Casablanca en 2003. La documentation saisie permet de conclure qu’ils préparaient des attentats en Europe contre des lieux très fréquentés.
La neutralisation des autres cellules terroristes islamistes
– Le 22 mars 2005, la police saisit sur deux prisonniers en détention préventive à la prison de Ceuta des plans détaillés du ferry Ceuta-Algeciras et d’autres documents qui laissaient penser qu’ils planifiaient un attentat. Le 15 juin 2005, la police lance les opérations Sello et Tigros à Madrid, Valence, Cadix, Ceuta, et différentes villes catalanes, dont Barcelone. La première des opérations conduit à l’arrestation de 5 intégristes qui avaient aidé à fuir un des terroristes de Leganés, ville de la banlieue de Madrid où se sont immolés des auteurs des attentats de Madrid, tuant un agent des GEO[2]. Les individus arrêtés organisaient l’envoi des terroristes en Irak. Dans le cadre de la seconde opération, sont arrêtés 11 djihadistes, également accusés d’organiser le recrutement, l’endoctrinement et l’envoi de terroristes en Irak.
– Le 9 décembre 2005, l’opération Green met hors d’état de nuire, dans la province de Málaga, sept Algériens que l’Audiencia nacional relie au Groupe salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC) et qui sont par ailleurs accusés de financer d’autres organisations d’Al-Qaïda, à travers des envois d’argent en Afghanistan, Tchétchénie et Pakistan. La police espagnole soupçonne des liens avec Abou El-Haithem, numéro deux d’Al-Qaïda au Maghreb, vers lequel les fonds transitaient. Le 8 janvier 2006, il apparaît que le gouvernement espagnol s’apprête à livrer à l’Algérie Mohammed Amine Benamoura, alias Zakarias, un des salafistes arrêtés à Barcelone en 2003 et membre du commando Dixán. Le 10 janvier 2006, des agents de la Police et de la Guardia civil arrêtent 20 personnes à Vilanova i la Geltrú (province de Barcelone), Madrid et Lasarte (en Guipúzcoa) ; ces individus sont accusés d’appartenir à deux cellules islamistes qui envoyaient des terroristes en Irak. Les deux réseaux étaient liés au Groupe islamique combattant marocain, impliqué dans les attentats du 11 mars 2004 et de Casablanca, et le GSPC.
– Le 12 décembre 2006, onze djihadistes sont arrêtés à Ceuta, dans le cadre de l’opération Duna ; on les soupçonne de vouloir s’en prendre à une poudrière et à la Foire de Ceuta. Le 5 février 2007, est arrêté à Reus (province de Tarragona) un islamiste accusé de planifier des actions terroristes au Maroc et de recruter des jeunes disposés à commettre des attentats-suicide en Irak. Le 24 juillet 2007, deux Syriens sont arrêtés sur ordre de l’Audiencia nacional ; ils sont accusés de blanchiment dans le but de financer le terrorisme islamiste. Le 19 janvier 2008, la Guardia civil arrête à Barcelone onze Pakistanais, accusés d’avoir planifié des attentats-suicide contre le métro de la capitale catalane, en réponse à la présence de troupes espagnoles en Afghanistan. La collaboration des services secrets français avec le CNI a été fondamentale pour mettre en échec ce projet terroriste.
– Le 10 juin 2008, la police arrête à Barcelone, Castellón et Pampelune, huit Algériens. L’opération Submarino démantèle une cellule islamiste en lien avec le financement du terrorisme international, le recrutement de djihadistes et le soutien logistique à des membres de groupes appartenant à la structure d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI).
– Le 1er juillet 2008, quatre « financiers » d’Al-Qaïda sont arrêtés à Huelva et en Guipúzcoa par la Guardia civil. Cette cellule de financement opérait en lien avec le Royaume-Uni et tirait ses fonds d’actes de délinquance, comme la falsification de documents, de vêtements, ou le trafic illégal de véhicules. Le 17 février 2009, la police arrête à Grenade un militaire et sa fiancée, d’origine russe, accusés d’éditer et de diffuser des vidéos djihadistes dans lesquelles on appelait à commettre des attentats en Espagne pour mieux reconquérir Al-Andalus. Les individus arrêtés dans le cadre de cette opération, dirigée par le juge Garzón, agissaient sous de fausses identités et avaient mis en ligne une dizaine de vidéos sur un portail Internet. Le 5 mars 2009, la Guardia civil arrête à Tarragona un jeune Marocain pour des liens présumés avec le groupe djihadiste appelé Fatah Al-Andalus, qui préparait des attentats contre des intérêts touristiques au Maroc. Selon les enquêteurs, il voulait commettre également des attentats en Espagne. Le 21 mai 2009, la police arrête à Bilbao douze Algériens d’Oran et un Irakien, tous accusés de financement des activités terroristes d’AQMI en Algérie, à travers des vols et du trafic de drogue.
– Le 14 novembre 2009 à Pampelune, la Guardia civil arrête un Algérien en relation avec une organisation islamiste disposant de ramifications dans différents pays européens. L’Algérien, contre lequel avait été lancé un mandat d’arrêt européen, prêtait un appui logistique et financier à des cellules djihadistes algériennes. L’arrestation s’est produite dans le cadre d’une opération internationale coordonnée par l’Italie dans le cadre de laquelle ont été arrêtées dix personnes. Le 30 novembre 2009, huit Pakistanais sont arrêtés à Barcelone pour des liens présumés avec des réseaux terroristes islamiques de leur pays. Ils falsifiaient des documents, surtout des passeports, qui étaient ensuite envoyés à des pays asiatiques pour une utilisation ultérieure par des groupes djihadistes, parmi lesquels le groupe Lashkar-e-Toiba accusé d’avoir perpétré les attentats de Bombay en 2008.
– Le 28 août 2010, la Guardia civil arrête à Alicante un Marocain pour des liens présumés avec Al-Qaïda. Il habitait depuis sept ans dans la province, recrutait des aspirants-terroristes sur Internet, et collaborait également au financement du terrorisme. De plus, il est accusé d’avoir facilité ou organisé le périple de futurs djihadistes vers des zones de conflit comme l’Afghanistan. Le 17 août 2011, un Marocain est arrêté à La Línea de la Concepción (région de Cadix) pour des liens présumés avec le réseau terroriste AQMI. On l’accuse d’être l’administrateur et probable propriétaire d’un forum djihadiste sur lequel il avait déclaré vouloir empoisonner des réserves d’eau desservant des complexes touristiques et des logements.
– Le 27 mars 2012, un Saoudien résidant en Espagne est arrêté à Valence par la Guardia civil. Mudhar Hussein Almaliki, connu comme le « bibliothécaire d’Al-Qaïda », était membre actif d’importants réseaux globaux d’apologie du Djihad. Selon les enquêtes, il gérait des sites d’endoctrinement et de recrutement de terroristes, lesquels sites favorisaient également le transfert de moudjahidines vers des pays comme l’Afghanistan. Le 26 juin 2012, sont arrêtés à Melilla deux individus liés à la secte intégriste Takfir wal-Hijra (« Anathème et Exil »), accusés d’un double assassinat au Maroc en 2008.
– En août 2012, la police arrête à Cadix et Ciudad Real trois activistes d’Al-Qaïda qui étaient recherchés dans toute l’Europe. Ils voulaient commettre des attentats dans un centre commercial de Cadix avec des aéronefs télépilotés et chargés d’explosifs. Au moment de l’arrestation, l’un des djihadistes, visiblement entraîné sur ce plan, oppose une très forte résistance et est difficilement maîtrisé par les GEO. L’opération de police a été précipitée par un signalement du Commissariat général à l’Information (CGI, le service de renseignement de la Police), signalement relatif à un possible prochain départ de deux de ces activistes. Ces deux « Tchétchènes[3] » avaient pris un autobus qui reliait Cadix à Irun (en Guipúzcoa) pour probablement franchir la frontière avec la France, où l’on pense qu’ils avaient résidé auparavant.
Un des individus est, selon le ministre de l’Intérieur Jorge Fernández Díaz, un dirigeant très important de la structure internationale de l’organisation terroriste. Quelques heures auparavant, avait été arrêté à La Línea de la Concepción (province de Cadix) un ressortissant turc marié avec une Marocaine qui travaillait à Gibraltar comme maître d’œuvre d’une entreprise du bâtiment. Il est soupçonné d’avoir aidé les deux membres d’Al-Qaïda.
L’un des deux « tchétchènes » était passé par les camps d’entraînement de Lashkar-e-Toiba[4], groupe indépendant d’Al-Qaïda mais ayant des liens avec l’organisation. Le ressortissant turc avait chez lui une petite quantité d’explosifs, 100 grammes de poudre et une cache qui venait apparemment d’être récemment vidée. La police saisit aussi de la documentation sur le maniement des ULM et des drones. On soupçonne les individus arrêtés de préparer un attentat en Espagne ou dans d’autres pays européens. Les enquêteurs pensent que leur présence à La Línea de la Concepción, à la fois à proximité de Gibraltar et de la base américaine de Rota, pourrait avoir un lien avec un possible attentat contre des objectifs ou britanniques ou américains.
Les soupçons à l’encontre de ces individus se fondent sur des informations des services secrets de différents pays. Des sources liées à l’enquête pensent que l’un des individus avait peut-être fait partie des forces spéciales russes, les Spetsnaz. Les individus arrêtés avaient reçu, quoi qu’il en soit, un entraînement militaire. Les services de renseignement occidentaux étaient sur la piste de ce commando depuis plusieurs mois. Et c’est le Commissariat général à l’Information qui a détecté leur présence en Espagne quand ils sont arrivés de France.
– Le 19 octobre 2012, six arrestations ont lieu à Barcelone, en lien avec un trafic de faux papiers au profit d’une cellule d’Al-Qaïda installée en Allemagne, celle-ci étant suspectée de préparer une action terroriste outre-Rhin. Le 7 février 2013, est arrêté à Valence un « loup solitaire ». Il pensait perpétrer des attentats en Espagne et dans d’autres pays européens. Le 11 avril 2013, est arrêté à Tarragone un islamiste accusé de promouvoir le Hamas et Al-Qaïda. Le 23 avril, sont arrêtés à Saragosse et Murcia deuxmembres d’Al-Qaïda. En mai 2013, deux commandos djihadistes ont été démantelés près de Melilla. Un des deux commandos était probablement dirigé par Mohammed E.B., un temps prisonnier au Maroc et depuis lors en fuite, sans doute en Belgique, où il appartiendrait au réseau salafiste Charia4Belgium.
Les individus arrêtés ont été trouvés en possession d’un abondant matériel documentaire takfiriste[5] ; ces individus répondaient au nom d’Al Muahidín (« Les Unitaires ») et avaient coutume de se réunir dans une zone montagneuse pour des séances d’entraînement et de résistance physique, apparemment dans le but de perpétrer ultérieurement des attentats. Ils étaient en contact avec d’autres djihadistes présents dans le nord du Mali, et préparaient l’envoi de coreligionnaires pour combattre au Sahel.
L’Espagne : une cible de choix ?
L’Espagne, de par sa proximité géographique avec le Maghreb, est relativement exposée à la menace de l’extension régionale d’Al-Qaïda dans la zone : Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). AQMI naît début 2007 ; son apparition est directement liée à la tension croissante entre Al-Qaïda et le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), après plus d’un an de négociation entre les dirigeants des deux groupes.
AQMI a enlevé, en novembre 2009, trois coopérants espagnols d’une ONG en Mauritanie. Après une première libération d’un des otages, Alicia Gámez, les deux autres, Albert Vilalta et Roque Pascual, ont été finalement libérés après le paiement d’une certaine quantité d’argent ainsi que la libération d’un membre du groupe terroriste, après 267 jours de captivité. L’organe de propagande d’AQMI s’appelle Al-Andalus, ce qui démontre que ce groupe terroriste prétend impulser une action de propagande sur ce terrain, et que sa menace à l’encontre de l’Espagne peut s’accroître.
AQMI rencontre plusieurs problèmes : le manque de moyens humains « spécialisés », un tarissement du financement et une « image publique » plutôt détériorée. Les enlèvements à des fins purement économiques ôtent à AQMI sa légitimité aux yeux des autres mouvements djihadistes, qui doutent de l’authenticité de son implication au service de la cause djihadiste internationale.
Tout comme la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Italie, l’Espagne est un des pays européens qui accueille de nombreux immigrants musulmans, en particulier du Maroc et d’Algérie. Sans sombrer dans l’alarmisme de certains analystes qui considèrent que l’Espagne – en particulier certaines régions comme la Catalogne – sont en train de subir une « islamisation » croissante, il est certain que la Catalogne en tant que communauté autonome, et Barcelone en tant que province, ont été les théâtres du plus grand nombre d’arrestations menées ces dernières années par la Police, la Guardia civil ou les Mossos d’Esquadra (la police catalane) dans les milieux djihadistes. L’Espagne est un des pays qui comptent le plus d’opérations antiterroristes à l’encontre des milieux djihadistes ; les arrestations et les incarcérations de nombreux djihadistes peuvent naturellement alimenter une soif de vengeance à l’encontre du pays.
La menace du terrorisme djihadiste est d’autant plus grande que Madrid a déployé de nombreuses troupes en Afghanistan. Au sein de l’International Security Assistance Force (ISAF), l’Espagne est un des pays qui a envoyé le plus important contingent. De la même manière, l’Espagne est très impliquée au Liban dans les missions de l’UNIFIL (United Nations Interim Force in Lebanon) depuis 2006.
La Catalogne : épicentre du danger
La Catalogne est devenue ces dernières années une fourmilière islamiste et, au vu de cette situation, selon les documents transmis par l’ambassade américaine à Washington, la CIA a choisi d’ouvrir un bureau au sein de son consulat de Barcelone afin de mieux suivre l’évolution du phénomène.
Depuis les attentats du 11 mars 2004, ont été créés diverses structures anti-terroristes, dont le Conseil national de coordination antiterroriste, et de nombreux traducteurs ont été engagés, afin de pouvoir mieux déchiffrer les diverses « productions » des djihadistes. Mais l’on n’expulse pas encore en Espagne les imams « radicaux », au nom de la liberté d’expression ; néanmoins, sur la base de renseignements du CNI, le directeur de l’espace catalano-marocain de la Fondation Nous Catalans, Noureddine Ziani – que les Mossos d’Esquadra ne considéraient pas, eux, comme dangereux – a été expulsé. Il est donc paradoxal de constater que l’imam de la mosquée du nord de Lleida (Lérida), Abdelwahab Houzique, n’ait pas, lui, été expulsé, alors qu’il avait appelé les fidèles à profiter des revendications catalanistes d’indépendance vis-à-vis de Madrid pour mieux étendre l’influence politique de l’islam en Catalogne.
Le CNI accuse Ziani d’être un salafiste et un espion marocain. Les services espagnols assurent qu’ils avaient consulté les Mossos d’Esquadra, mais la police catalane dément cette affirmation. Le CNI prétend également que Ziani avait été expulsé d’autres pays d’Europe et c’était apparemment également faux ; c’est pourquoi il est difficile de saisir les raisons de l’expulsion.
Les services espagnols estiment que 20% de la population musulmane en Espagne est proche d’un certain radicalisme religieux. Le danger est que tous les autres musulmans soient, par amalgame, rejetés par la société espagnole. C’est pourquoi les communautés musulmanes sont les premières intéressées à ce que le djihadisme ne prospère pas. C’est la raison pour laquelle elles n’hésitent plus parfois à dénoncer des dévoiements djihadistes, qu’ils concernent des activistes ou des imams. Mais les échanges entre populations musulmanes et police ne sont pas suffisamment développés, et il y a encore trop de méfiance envers les forces de sécurité et les services de renseignement.
La Catalogne a été ces derniers temps l’épicentre du terrorisme djihadiste en Europe, si l’on se reporte comme critère au nombre d’arrestations effectuées. Et même si des sources provenant des Mossos d’Esquadra affirment que l’activisme djihadiste a fortement diminué, il y subsiste toujours un substrat important de salafisme ; et pour de nombreux experts, là où le salafisme est présent, le djihadisme n’est jamais bien loin.
L’embrigadement sur Internet : l’exemple d’HuT en Catalogne
Les groupes islamistes ont trouvé sur les forums d’Internet une manière de gagner des adeptes à leur cause. Le nombre des organisations qui préparent le terrain pour des factions plus dangereuses, serait en train de s’accroître en Espagne, et singulièrement en Catalogne. Les Mossos d’Esquadra ont enquêté en 2007 sur une organisation islamiste sunnite nommée Hizb ut-Tahrir al-Islami (HuT – Parti de la libération islamique. Des groupes islamistes de ce type prolifèrent sur Internet pour recruter des adeptes, voire même des combattants djihadistes.
HuT naît à Jérusalem en 1953 sous la houlette du Palestinien Taqiuddin al-Nabhani. Celui-ci prétend réinstaurer un macro-Etat islamique ou califat formé par tous les pays à majorité musulmane. Ses adeptes rejettent la démocratie occidentale et prétendent convertir le monde entier à l’Islam. Par ailleurs, l’organisation n’a jamais condamné les attentats d’origine djihadiste. En Espagne, ce groupe islamiste a entamé son activité au moment de la publication des caricatures de Mahomet (octobre 2005). Depuis, HuT a accru son activité et sa présence, autant « physique » que sur Internet. Le groupe est formé de personnes disposant d’un niveau d’instruction moyen et d’une qualification professionnelle ; elles ont une très bonne connaissance de l’islam, ainsi qu’une pratique très rigoureuse de la religion.
Jusqu’à la mi-mars 2007, le contact principal entre ces adeptes, qui habitent principalement à Barcelone, se fait par email privé à travers un forum islamiste en espagnol ; le site est hébergé au Koweït. Entre trente et quarante personnes, dont des femmes, participent à la vie du forum. La Guardia Civil monte alors une opération contre plusieurs administrateurs de sites islamistes ; particulièrement visé par l’opération, le forum lié à HuT disparaît. Les formes d’action sur Internet de ce groupe se caractérisaient par une participation active sur les forums, la constitution de listes de distribution et de groupes de contacts liés à différentes thématiques (religieuses, sociales ou politiques). Les forums et groupes sont sélectionnés par les militants islamistes en fonction de la quantité de personnes inscrites et de l’activité du groupe ; ils prêtent également une attention tout à fait spécifique aux groupes de femmes converties à l’islam, au sein desquelles prédomine l’orientation salafiste.
Les membres d’HuT diffusent très régulièrement sur les forums et au sein des groupes de discussion des informations liées au monde islamique ; ils insistent particulièrement sur celles qui sont relatives à l’Irak et à l’Afghanistan, et en particulier celles qui ont trait aux « dommages collatéraux » causés par les armées occidentales et dont est victime la population civile. A travers des images sanglantes (personnes mutilées, enfants morts…), il s’agit de susciter le rejet de l’ « impérialisme occidental » (plus concrètement celui d’Israël et des Etats-Unis).
Mais HuT tente également d’introduire de manière récurrente sur les forums et groupes de discussion la thématique du Califat et l’obligation faite aux musulmans de lutter pour y parvenir. Cela fait l’objet de la création d’un sujet de discussion explicite, ou bien de l’insertion de la thématique dans un sujet préexistant. HuT met à profit les périodes de tension entre les musulmans et non-musulmans en Europe pour sensibiliser son « lectorat » à la cause du Califat.
A travers les conversations qui se nouent sur le forum, les « modérateurs » étudient les réponses des participants à leurs propres interventions et à celles des autres, ainsi que l’attitude qu’ils manifestent face à l’actualité et à certains événements en particulier. Quand ils trouvent des personnes séduites par la cause du Califat et disposées à « œuvrer » en son nom, ils entrent en contact avec elles à travers des messages privés.
Difficultés et défis de l’anti-terrorisme espagnol
Il est très compliqué de savoir si un individu – rappelons-nous Merah ! – est potentiellement ou non un terroriste. C’est là que réside la difficulté de poser un modèle valide de profil du terroriste djihadiste s’apprêtant à commettre des attentats en Europe : il n’en existe pas, hélas, de portrait-robot. On peut toujours affirmer qu’il s’agit presque toujours d’un homme (même s’il ne faut pas oublier le cas des veuves noires de Tchétchénie), se situant dans une ample tranche d’âge d’entre 20 et 45 ans, d’orientation sunnite, et appartenant à n’importe quelle classe sociale, même si la classe moyenne prédomin.
Vides juridiques et réformes judiciaires
Le grand problème auquel est confronté l’anti-terrorisme espagnol réside dans la nature même de certaines activités liées au terrorisme djihadiste. Les preuves qui apparaissent dans les enquêtes ne sont souvent pas aussi matérielles que des explosifs ou des armes, mais se fondent sur des éléments bien plus intangibles : il s’agit donc de parvenir à prouver que la personne arrêtée est en train d’endoctriner toute une série d’individus pour la cause djihadiste. Ces enquêtes peuvent durer des mois et des mois jusqu’à pouvoir démontrer la réalité du délit et présenter des preuves solides de la participation du terroriste présumé au juge compétent de l’Audiencia nacional.
La réforme du Code pénal espagnol, entrée en vigueur en décembre 2010, différencie « organisation » et « groupe » terroriste, et ajoute les notions de « recrutement », « endoctrinement », « entraînement » ou « formation » de terroristes, ainsi que le délit de collaboration avec une organisation ou un groupe terroriste. Le contrôle des djihadistes qui achèvent leur peine de prison doit être renforcé, comme celui d’Abou Dahdah, qui a finalement retrouvé la liberté en mai 2013. La prévention de la radicalisation djihadiste en prison doit être une priorité ; des opérations de la police comme Nova – qui a démantelé un réseau de recrutement de djihadistes dirigé depuis l’intérieur des prisons – mettent en évidence l’importance de contrôler les réseaux informels qui s’y créent. Cela passe par une meilleure formation des surveillants pénitentiaires, une plus grande coordination de ceux-ci avec les forces de police ainsi des programmes spécifiques de « dé-radicalisation ».
Des enquêtes doivent également se pencher de près sur les Gateway Organizations , ces associations ou mouvements qui, sans être explicitement violents, peuvent être un tremplin pour un processus de radicalisation djihadiste, comme la Yama’a al-Tabligh al-Da’wa.
On l’a vu, pour être complète, la politique anti-terroriste doit s’intéresser autant aux cellules proprement terroristes qu’aux réseaux de financement et de soutien logistique. Le renseignement humain doit être renforcé, à travers le concours d’agents infiltrés, d’informateurs et l’appel à la vigilance des citoyens.
L’Espagne est en effet toujours bel et bien une cible pour le terrorisme djihadiste. Même s’il paraît y avoir actuellement une tendance à la baisse quant au nombre d’arrestations. Cela peut être dû à une plus grande clandestinité des activités djihadistes, à une baisse de la pression antiterroriste, ou encore au déclin des grandes organisations terroristes djihadistes au niveau mondial.
Les services secrets espagnols suivent de près les imams salafistes les plus violents et la conclusion des experts est que l’Espagne n’est plus une résidence dormante pour les cellules djihadistes, mais qu’elle se situe parmi les objectifs de premier ordre pour Al-Qaïda ou ses avatars.
Une des idées reçues les plus enracinées est que les activistes djihadistes proviennent des milieux les plus défavorisés de la société. C’est une erreur : il y a beaucoup plus de djihadistes de niveau universitaire que d’analphabètes, et ils sont bien plus nombreux à venir de pays riches que de pays pauvres. Il faudrait se garder de considérer le djihadisme depuis des références morales et intellectuelles propres au « monde occidental ». Il s’agirait plutôt de tenter de comprendre de l’intérieur la psychologie et la vision du monde des djihadistes, afin de mieux pouvoir la contrer, voire la combattre.
L’idéologie ne doit pas avoir de place dans cette lutte. Jusqu’à peu, la possession du matériel djihadiste n’était pas considérée comme un délit, alors qu’un individu dissimulant chez lui du matériel de propagande de l’ETA ou ayant publiquement appelé à soutenir l’organisation etarra s’exposait à de la prison. Le djihadisme a été longtemps bénéficié d’une certaine « clémence » de la part des autorités politiques, policières et judiciaires espagnoles. Et même les sentences prononcées à l’issue du procès des attentats de Madrid peuvent paraître légères par rapport à celles prononcées contre des terroristes basques. On peut expliquer cette différence de traitement par la crainte d’ouvrir un nouveau « front » de tensions sociales et communautaires dans un pays où la défense de l’identité, quelle qu’elle soit, acquiert trop souvent des traits de radicalité.
La lutte contre le djihadisme peut également s’opérer à travers les politiques sociales et culturelles et cultuelles. En Espagne comme ailleurs, les communautés musulmanes ne peuvent que se sentir dévalorisées, voire même humiliées, par le fait de devoir prier dans des parcs ou des garages. Le fait de redonner une certaine dignité à la prière peut ainsi contrecarrer des dévoiements « justifiés » vers le radicalisme. Au même titre que toutes les autres formes de préjugés, de racisme et de discrimination, l’islamophobie doit être combattue, et ce dès l’école.
Des forces de sécurité sur la sellette
Les imams officiant en Espagne se plaignent de l’attitude des forces de sécurité et s’estiment « harcelés » par elles, afin qu’ils collaborent à la lutte anti-terroriste. Avant les attentats du 11 mars 2004, quasiment personne n’enquêtait sur le djihadisme en Espagne, malgré les multiples signaux de menace que l’on aurait dû détecter chez des activistes comme les « Soldats d’Allah », que dirigeait Abou Dahdah.
Ni le recrutement de djihadistes pour l’Afghanistan, la Bosnie ou la Tchétchénie, ni les incessants flux d’argent que captait la cause djihadiste, ni la visite éminemment suspecte de Mohamed Atta As-Sayed (un des auteurs des attentats du 11 septembre) à Tarragone, ni une longue liste d’indices – dont le plus éloquent, en octobre 2003, est la déclaration d’Oussama Ben Laden menaçant l’Espagne en raison de sa participation à la guerre en Irak -n’ont fait que les services antiterroristes espagnols, alors aveugles et muets, ressentirent la nécessité de se pencher bien plus sérieusement sur le sujet, alors que le Royaume-Uni et la France l’avaient fait depuis les attentats du 11 septembre 2001.
Mais la nouvelle coordination antiterroriste, le CNCA, ne veut plus répéter les erreurs du passé. Avant les attentats du 11 mars 2004, les services de police et de renseignement n’avaient les yeux rivés que sur l’ETA et seulement 150 agents de la Police, de la Guardia civil et du CNI[6] enquêtaient sur les cellules islamistes. Peu d’entre eux croyaient à la tangibilité de la menace, pas plus que la presse et l’appareil judiciaire d’ailleurs. Jusqu’en janvier 2004, c’est-à-dire deux mois avant le massacre d’Atocha, le CNI n’incluait pas le djihadisme dans sa Directive de renseignement, document qui recueille les objectifs que (se) propose le CNI et que ratifie ou amende le gouvernement.
Aujourd’hui, ces 150 agents qui, dans le cadre de leurs enquêtes « intermittentes » étaient parvenus néanmoins à approcher certains des futurs auteurs des attentats du 11 mars 2004[7], sont bien plus nombreux et travaillent sur une soixantaine d’enquêtes. Leur travail est contrôlé par le CNCA qui tente de pallier le patent manque de communication entre les services qui a transparu après les attentats de Madrid. Un manque de coordination qui persisterait, selon des documents confidentiels envoyés à Washington par l’ambassade américaine à Madrid.
La réponse judiciaire a elle aussi changé, avec des dizaines d’arrestations préventives qui ont empêché de nouveaux attentats, comme celui de la cellule pakistanaise qui projetait en 2008 de faire sauter le métro de Barcelone ; ou bien le démantèlement à Santa Coloma de Gramenet d’un groupe qui avait aidé à fuir Mohammed Belhad, soupçonné d’être un des auteurs des attentats de Madrid, et a envoyé la « bombe humaine » Bellil Begacem en Irak. Cet Algérien a tué 28 personnes au volant d’un camion piégé à Nassiriya (Irak).
Féliz Sanz Roldán, directeur du CNI, a récemment confié à un groupe de chefs d’entreprise que « la plus grande menace pour l’Espagne vient du terrorisme djihadiste ». Les rapports qu’a reçus le gouvernement suite à la mort de Ben Laden au Pakistan prédisent une augmentation conjoncturelle du risque. On craint un autre djihad, mais l’Espagne semble plus et mieux protégée.
Les « loups solitaires » : un nouveau visage du djihadisme ?
Les attentats qui ont récemment visé des militaires à Londres et Paris, attentats perpétrés par des individus qui se réclament de l’islamisme radical, ont déclenché une alerte générale dans les autres pays qui sont également dans la ligne de mire du djihad, comme c’est le cas de l’Espagne. Le président de la Cour pénale de l’Audiencia nacional, Fernando Grande-Marlaska, a demandé que soient prises des « mesures de précaution » afin d’éviter que ces deux agressions ne finissent par produire un « effet-cascade », entre autres en Espagne.
Il a été conclu que les auteurs de ces attentats étaient des « loups solitaires », c’est-à-dire des personnes qui agissent de manière presque ou totalement indépendante, se décidant soudainement à mener des attaques meurtrières, que cela soit sur ordre d’une organisation. Mais certains experts estiment que ces « loups solitaires » n’en étaient pas vraiment et que derrière les attentats de Toulouse et de Londres, il y aurait en arrière-plan un groupe disposant de connexions au niveau international.
« Poudrières » de Ceuta et Melilla et collaboration hispano-marocaine
Inexistante sous Aznar (1996-2004), la collaboration entre autorités espagnoles et marocaines est devenue depuis une référence ; l’Espagne est ainsi l’unique pays de l’Union européenne qui compte un juge de liaison à Rabbat. Le Maroc a ainsi répondu à neuf commissions rogatoires en lien avec le massacre d’Atocha. La situation à Ceuta et Melilla est considérée par le CNI comme « explosive » de par l’intensité de la « pénétration » islamiste dans les deux enclaves. Ceuta et Melilla seraient ainsi devenues une véritable « poudrière » djihadiste, suite à l’arrivée massive d’activistes en provenance d’Afrique du Nord. Les quartiers musulmans des deux villes sont devenus des ghettos incontrôlables pour les services de renseignement espagnols, qui ont une nouvelle fois fait appel aux autorités marocaines.
En juin 2013, la Guardia Civil et la police ont mené une opération commune à Ceuta qui s’est soldée par l’arrestation de douze activistes qui cherchaient à recruter des combattants djihadistes et des « bombes humaines » pour les envoyer en Syrie. Les activistes se cachent facilement dans les « ghettos » des deux enclaves. La surveillance de ces quartiers, entamée à la suite des attentats de Madrid, commence à trouver ses limites. Pour les services de renseignement, ces zones se sont « imperméabilisées ». La collaboration « citoyenne » avec les forces de sécurité n’existe presque pas, et il y a chaque jour plus d’immigrants inconnus des services de renseignement, qu’ils ne peuvent en conséquence contrôler. La pression migratoire aux « frontières » de Ceuta a triplé en à peine un an, selon les données de la Guardia Civil.
Les forces de sécurité éprouvent beaucoup de difficultés à obtenir des informations sur les « nouveaux venus » de ces quartiers défavorisés, car les « indics de toujours » ne les connaissent pas, et les « infiltrés » sont à présent « brûlés » dans les quartiers, la majorité d’entre eux étant parfaitement identifiés par la population locale.
En à peine un an, la situation a empiré sensiblement : une véritable « marée humaine » d’immigrants a déferlé soudain, en provenance des pays ayant vécu les différents « printemps arabes » ou des velléités de mouvements contestataires : de Tunisie, d’Egypte, de Libye, d’Algérie et également, pour partie, du Maroc. Les individus « problématiques » se sont radicalisés au cours de ces processus politiques, une partie d’entre eux a reçu une formation militaire, et quelques-uns ont même combattu dans les rangs des « rebelles ». Des sources émanant des services de renseignement espagnol les qualifient de « personnes entraînées et disposées à tout ». Et la situation s’est encore aggravée avec la guerre civile en Syrie. Il y a actuellement plusieurs millions de réfugiés syriens qui cherchent un asile politique à l’étranger, et une grande partie d’entre eux pourraient se réfugier dans des pays d’Afrique du Nord, puis chercher à rejoindre Ceuta et Melilla, portes africaines de l’Europe politique.
Le Maroc est devenu pour l’Espagne un « grand allié » dans la lutte contre l’intégrisme islamiste à Ceuta et Melilla. Rabat disposerait d’éléments qui attesteraient que les deux enclaves sont devenues un refuge pour de nombreux fugitifs recherchés au Maroc pour des délits liés au terrorisme. Madrid a demandé à Rabat d’intensifier la collaboration mutuelle en matière de sécurité, en facilitant notamment, par-delà les frontières respectives, la libre circulation d’agents de renseignement des deux pays. Un récent accord entre les ministères des Affaires étrangères des deux pays permet l’entrée en Espagne et au Maroc d’agents disposant d’un « passeport de service » – des diplomates, des agents de forces de sécurité – sans qu’ils aient besoin de visa. Ce type de passeports est souvent utilisé également par des membres des services de renseignement.
La multiplication des arrestations en relation avec le conflit syrien
Le 12 juin 2013, sont arrêtées à Barcelone cinq individus qui distribuaient du matériel djihadiste et faisaient publiquement l’apologie du terrorisme. Le 21 juin, sont arrêtées à Ceuta huit personnes qui tentaient de recruter des djihadistes pour aller combattre en Syrie. On a depuis découvert que ce réseau a envoyé une cinquantaine de terroristes se former dans des camps d’entraînement d’Al-Qaïda ou commettre des attentats-suicide en Syrie. Le ministère de l’Intérieur espagnol a confirmé que le djihadiste qui a commis un attentat-suicide en Syrie en juin 2012, et qui a tué 130 personnes appartenait, au réseau de Ceuta. Pour l’heure, la police espagnole ne peut pas encore déterminer si un de ces éléments radicalisés à l’étranger est revenu ou non en Espagne.
Le lundi 16 septembre dernier, des agents de la Guardia civil et de la police ont arrêté à Ceuta Yassine Ahmed Laarbi, alias « Pistu », de nationalité espagnole, qui est considéré comme le plus haut responsable d’un réseau très actif en matière de radicalisation, de recrutement et d’« acheminement » de moudjahidines et de « candidats au martyre » vers des groupes terroristes en Syrie; un réseau dont les huit membres ont été arrêtés le 21 juin dernier à Ceuta. Selon les enquêtes menées par les forces de sécurité, Yassine Ahmed Laarbi souhaitait rejoindre les groupes djihadistes en Syrie. Son arrestation a été rendue possible par un mandat d’arrêt international et européen émis par l’Audiencia nacional. L’opération a débuté en 2009 et l’on recherche toujours une autre personne résidant hors d’Espagne mais ayant de la famille et des racines à Ceuta. La cellule djihadiste a envoyé au moins huit jeunes en Syrie, dont au moins trois sont morts dans des attentats-suicide contre l’armée de Bachar el-Assad. D’autres ont perdu la vie en combattant pour des groupes liés à Al-Qaïda.
La multiplication des volontaires
Le quartier « El Príncipe » de Ceuta, qui bat tous les records en matière d’insalubrité de logements, de chômage des jeunes et d’échec scolaire, est un « vivier » de prédilection pour les recruteurs du djihadisme. Les cellules locales d’Al-Qaïda ont toujours été actives dans ce no man’s land, mais les services de police et de renseignement sont d’accord pour considérer que le départ de djihadistes vers la Syrie signifie un tournant très inquiétant.
Le recrutement de volontaires étrangers par le Front Al-Nosra est un véritable succès pour Al-Qaïda. Le réseau de propagande d’Ayman al-Zawahiri diffuse sur Internet le message selon lequel la victoire finale de l’islam viendra de Syrie. Al-Qaïda entend combattre de toutes ses forces le régime laïque et « apostat » de Bachar El-Assad. La situation de la Syrie, en plein cœur du Proche-Orient, la rend très attrayante pour l’organisation.
La centaine de djihadistes espagnols ou marocains résidant en Espagne qui a rejoint Al-Qaïda en Syrie représente un nombre supérieur à celui des volontaires qui se sont rendus ces dernières années d’Espagne en Irak, au Mali ou au Yémen. Le CNI a constaté la présence en Syrie d’au moins 55 djihadistes en provenance d’Espagne, et attesté la mort de 11 activistes.
Selon les autorités espagnoles, 95 jeunes (13 Espagnols et 82 Marocains résidant légalement dans six villes espagnoles) sont partis soutenir les forces d’Al-Qaïda dans leur combat contre le régime syrien. Au moins 11 d’entre eux sont morts dans des actions-suicide et ont provoqué des dizaines de victimes. Le reste de ces jeunes a été englouti dans une guerre qui a déjà fait plus de 100 000 morts. Un exemple édifiant est celui Rachid Wahbi, conducteur de taxi de Ceuta, 33 ans, qui a abandonné en avril 2012 son épouse et ses deux enfants pour se suicider au volant d’un camion piégé ; il est devenu un martyr de la cause djihadiste. La vidéo où il apparaît portant un uniforme militaire et brandissant une Kalachnikov, ainsi que l’impact de son véhicule contre une caserne d’Idlib a provoqué un effet d’entraînement à Ceuta et dans d’autres villes, d’où sont partis vers la Syrie de nouvelles recrues salafistes qui rêvent de l’imiter.
Selon les services espagnols, la petite centaine de djihadistes qui sont partis d’Espagne vers la Syrie proviennent de Catalogne, de la région de Madrid comme du Levant espagnol ou de l’Andalousie, et bien entendu de Ceuta et Melilla. Ces djihadistes sont partis, selon les services anti-terroristes qui ont interrogé leurs proches, avec la ferme intention de ne pas revenir. Mais la plus grande inquiétude concerne ceux qui sont revenus, formés à l’utilisation des armes, des explosifs et qui se sont mis aux ordres d’Al-Qaïda.
Les neuf jeunes de Ceuta qui ont rejoint les rangs d’Al-Qaïda en Syrie ont dû acheter leur propre kalachnikov. L’organisation ne leur procure qu’un logement et des repas. Le voyage en avion jusqu’en Turquie ne coûte pas cher, mais plusieurs djihadistes ont dû vendre leur voiture ou moto pour financer leur périple, et laisser un peu d’argent à leurs futures veuves. Selon un responsable des forces de sécurité espagnoles, le « parfait » volontaire solde ses dettes avant de partir et apporte tout ce qu’il peut apporter à la cause du Djihad. Les « djihadistes espagnols » sont partis avec tout juste le nécessaire ; ils sont partis pour un voyage sans retour.
Le parcours des djihadistes « espagnols »
Les djihadistes entrent en Syrie via la Turquie. Depuis Istanbul, les djihadistes font appel à des passeurs pour franchir la frontière turco-syrienne. Selon un analyste des services de renseignement espagnol, les policiers de l’aéroport d’Istanbul ne sont pas très vigilants et font la sourde oreille aux demandes de renseignement des services espagnols. Une fois sur place, ils viennent grossir les rangs du Front Al-Nosra, « filiale » d’Al-Qaïda, ou de la « Brigade des Etrangers », et sont conduits dans un camp d’entraînement, dans des zones rurales, où leur formation militaire ne dure qu’une semaine. Selon un responsable de la lutte antiterroriste, les apprentis djihadistes reçoivent une instruction très sommaire : monter une kalachnikov, viser, tirer, savoir lire un plan et utiliser une radio. Ils seraient ainsi de la « chair à canon » sacrifiée à la puissance d’une armée conventionnelle.
A l’issue de cette formation sommaire, les chefs du Front Al-Nosra les destinent à des missions « importantes ». Ces candidats au Djihad n’ont pas une grande culture, ne parlent pas de langues étrangères et n’ont pas une solide formation religieuse, ce qui est paradoxalement le plus apprécié chez les volontaires. Car on les pousse à accepter le sacrifice suprême : le martyre.
Ainsi, les djihadistes espagnols ou maghrébins résidant en Espagne sont envoyés en première ligne. Selon un analyste espagnol, ils sont, aux yeux de l’organisation terroriste, du « matériel fongible ». C’est ainsi que Rachid, le djihadiste « espagnol », au volant de son camion, provoque la mort de 130 soldats. On ne sait pas combien les autres « candidats au martyre » en ont tué.
Les djihadistes espagnols ou résidant en Espagne ne seraient pas considérés comme de grands combattants, contrairement aux Irakiens, qui combattent depuis des années, ou aux Syriens. Al-Qaïda est obsédée par sa propre sécurité et quand les « recommandations » et la formation des djihadistes ne sont pas à la hauteur de ses attentes, les missions-suicides sont la solution la plus sûre et « efficace » pour l’organisation terroriste.
L’effet d’entraînement induit par le mythe du martyr continuera-t-il à jouer ? Il faut le croire, si l’on en juge par le fait que les appels téléphoniques contenant le message « Ton mari s’est marié » (le code qu’emploient les djihadistes pour annoncer la mort d’un volontaire) ne parvient plus seulement à Ceuta, mais dans bien d’autres villes d’Espagne.
[1] Très court « conflit » entre l’Espagne et le Maroc en juillet 2002, lors duquel l’Espagne délogea quelques soldats marocains qui avaient voulu s’emparer de cet îlot.
[2] Grupo Especial de Operaciones, unité d’élite de la police espagnole en matière d’interventions spéciales, l’équivalent du RAID.
[3] Leur nationalité exacte est difficile à déterminer, l’un étant peut-être russe et l’autre venant sans doute d’une ex-république soviétique, mais pas nécessairement de Tchétchénie.
[4] En ourdou, « l’Armée des Purs ».
[5] Mouvement islamiste et très violent, même à l’encontre des musulmans « apostats » qui ne partagent pas ses vues.
[6] Dont la moitié se consacraient à des tâches bureaucratiques, sans disposer de traducteurs ni de services de veille.
[7] Comme Jamal Zougam, auteur matériel des attentats, ou Serhane Ben Abdelmajid, « le Tunisien », un des « suicidés » de Leganés.