Malhama Tactical et Sadat : le mercenariat au service de l’islam politique
David GAÜZERE


Conséquence de la radicalisation islamiste, le djihadisme a de tout temps jalonné l’Histoire de l’islam. Il a toujours été – jusqu’à aujourd’hui encore – un combat mené par des groupes armés, parfois autonomes, mais de plus en plus, au fil des siècles, soutenus par des États.
La fin du siècle dernier et le début du XXIe siècle ont connu un renouveau du djihadisme après un certain effacement au cours du XXe siècle. Des inégalités économiques et sociales criantes, des pouvoirs autoritaires et l’effondrement de l’idéologie communiste ont servi de terreau à ce développement. La révolution iranienne, bien que chiite, la défaite soviétique en Afghanistan, puis les revers occidentaux au cours de guerres asymétriques dans plusieurs pays du monde musulman (Somalie, Irak, Afghanistan…) ont renforcé le nombre et les convictions des combattants djihadistes.
Al-Qaïda et l’Organisation État islamique (OEI) sont parvenus, en ce premier quart du XXIe siècle, à ancrer territorialement la cause djihadiste en différents lieux du monde musulman – notamment en Syrie et en Irak –, permettant ainsi à ses adeptes de penser qu’il leur était désormais possible de se doter d’un « État »[1]. Les deux organisations djihadistes, dans la conduite de leur projet messianique, considèrent que chaque « partie libérée » par leurs hommes n’est qu’une province du Califat qui se veut mondial. À ce titre, elles ont multiplié les branches franchisées dans différentes parties du monde, lesquelles sont soit en conflit et contrôlent des territoires (Afghanistan, Mozambique, Philippines, Indonésie, voire au Sahel), soit en sommeil, organisées en cellules clandestines réactivables à tout moment.
Mais, fait nouveau, al-Qaïda a également développé, grâce à ses réseaux russophones présents en Syrie et en Irak, un djihadisme entrepreneurial en mettant sur pied Malhama Tactical (MT[2]), une société militaire privée (SMP) acquise à la cause du djihad. La Turquie, État parrain du djihadisme en zone syro-irakienne, a aussi développé la sienne, SADAT[3]. Aujourd’hui, ces deux SMP islamistes, disposent de tous les attributs des SMP occidentales. Au service du djihad, toutes deux agissent cependant selon des modes opératoires différents. La première (MT) œuvre jusqu’à présent indépendamment de tout pouvoir politique, tandis que la seconde (SADAT) est inféodée à un État.
Malhama Tactical, une entreprise djihadiste russophone indépendante
Malhama Tactical (« La tactique de l’apocalypse ») a été fondée en 2016 par Soukhrob Baltabaev – alias Abou Rofik –, un djihadiste kirghizstanais d’origine meskhète et ouzbèke, originaire de la vallée du Ferghana connue pour être à la fois multiethnique et un foyer de l’islam radical en Asie centrale[4]. À la mort d’Abou Rofik en 2019[5], l’homme qui lui succède, Ali al-Chichani (un djihadiste tchétchène), présente le même profil de chef chevronné formé à l’école de l’ex-Armée rouge ; et il en va de même pour la plupart de la douzaine de combattants formant l’élite dirigeante de la SMP[6]. Qualifiée de « Blackwater du djihad » pour son expertise et son professionnalisme militaires[7], MT est peu à peu devenue une menace sérieuse pour les États en proie à des insurrections djihadistes[8].
MT présente la singularité d’offrir à ses « clients » une expertise militaire unique. Ses instructeurs, d’anciens militants tchétchènes et centrasiatiques aguerris au combat ou d’ex-membres du corps d’élite des troupes aéroportées russes à l’image d’Abou Rofik, leur transmettent leur expérience militaire et les tactiques de guérilla qu’ils ont développées[9].
Pourtant, contrairement aux groupes terroristes, MT est une entreprise commerciale à but lucratif qui n’entend pas se limiter à servir une idéologie spécifique et à combattre des ennemis définis. La SMP ne cherche officiellement qu’à « être reconnue et à capitaliser sur le marché international de la sécurité militaire privée »[10]. Elle profite du marché florissant du mercenariat[11], fournit tous types d’armes, ainsi que du conseil et de la formation professionnelle[12], laquelle intègre notamment des enseignements tirés des tactiques des armées étrangères.
Aux yeux des apprentis djihadistes russophones, ses moyens matériels, logistiques et financiers lui confèrent une force d’attraction supérieure à celle des mouvements djihadistes classiques. Utilisant abondamment des réseaux sociaux comme Telegram, VKontakte, YouTube, Twitter, Facebook… la SMP fait la publicité de ses programmes de formation et diffuse des vidéos de propagande. Elle a même organisé des séances de questions-réponses sur le type d’armes préféré des djihadistes dans les conflits armés[13]. MT profite également de sa bonne maîtrise du numérique, notamment du darkweb, pour rémunérer ses membres et acheter des armes et des produits de première nécessité à l’aide de bitcoins et autres cryptomonnaies. Ces procédés non conventionnels de financement du terrorisme viennent compléter la collecte habituelle de fonds et les dons reçus sur le terrain[14].
Cela a donné à MT une grande latitude pour réaliser ses objectifs. La SMP a ainsi offert ses services à un large éventail de groupes radicaux proches d’al-Qaïda en Syrie, comme Fatah al-Chams, Tahrir al-Chams et Ajnad al-Kavkaz. Bien qu’elle soit d’orientation sunnite salafiste, la SMP reste idéologiquement opposée à l’OEI, car leurs objectifs et leurs intérêts divergents[15].
Mais MT, avec ses nouvelles méthodes de recrutement et de formation et sa maîtrise du numérique, se substitue peu à peu aux groupes terroristes historiques en perte de vitesse comme al-Qaïda[16] et l’OEI. La « professionnalisation » du terrorisme djihadiste qu’elle incarne, pourrait conduire les militants extrémistes à venir se former auprès d’elle avant d’aller rejoindre une katiba ou d’accomplir un attentat solitaire[17].
En effet, la maîtrise du numérique de MT accentue la diffusion des idées radicales et encourage la multiplication d’actions de « loups solitaires » ; des individus isolés peuvent en effet trouver sur son site la « boîte à outils » du parfait apprenti djihadiste et être mis en relation avec ses membres[18]. La SMP propose d’ailleurs désormais des formations à l’intention d’individus solitaires radicalisés.
Le stratégie et l’organisation de MT se fondent sur le concept de nizam la tanzim (« un système et non une organisation »). Théorisé par l’idéologue djihadiste syrien Abou Moussab al-Souri (proche d’Oussama ben Laden), ce concept préconise « le djihad mondial mené par un réseau de combattants vaguement connectés au lieu d’une organisation centralisée »[19]. Il repose sur quatre principes – la spontanéité, l’autonomie, la décentralisation et l’analyse prospective de la situation – strictement appliqués par MT.
La première intervention de MT a eu lieu en Syrie dans le but de participer au renversement de Bachar al-Assad. Toutefois, elle vise surtout à étendre son influence en Asie centrale et dans le Caucase, comptant pour cela sur la perméabilité de certaines populations locales au salafisme et au djihadisme (vallée du Ferghana, Tadjikistan, Kazakhstan occidental, Tchétchénie) et sur l’origine russophone de ses membres[20]. La SMP estime en effet que l’action initiée en Syrie doit s’étendre à un champ géographique plus large, comprenant le Caucase, l’Asie centrale et les régions musulmanes de l’Idel-Oural russe[21]. Le théâtre d’action de MT est donc principalement l’espace postsoviétique. De fait, elle cible indirectement un pays comme la Russie, car elle a dispensé des formations aux extrémistes violents qui luttent contre les forces de Moscou en Syrie.
Récemment, Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, a souligné la menace auquelle son pays serait confronté si ces connexions devaient se produire : « il doit y avoir au moins 5 000 à 6 000 militants russophones (qui combattent en Syrie). Leurs femmes et leurs enfants ont commencé à rentrer en Russie et dans d’autres pays de la CEI. Il y a de fortes chances qu’une fois les groupes militants syriens vaincus, les terroristes et les membres de ces SMP djihadistes créées avec l’aide des ennemis de la Russie, suivront les femmes et les enfants »[22]. Ces craintes ne sont pas infondées. Al-Chichani, l’actuel leader de MT, a appelé à l’ouverture d’une « nouvelle page » de la guerre en Tchétchénie, en rappelant les liens entretenus par MT avec les combattants djihadistes tchétchènes en Russie depuis les deux guerres de Tchétchénie[23].
La privatisation du djihad a mis en évidence un nouveau phénomène. A mesure que les groupes djihadistes se sont ancrés sur un territoire, leur zone d’opérations s’est réduite. MT, disposant d’une perspective plus globale, pourrait potentiellement connecter et faciliter le recoupement des organisations terroristes dans le monde entier. La SMP offre ses services au-delà de l’espace russophone à des multiples groupes djihadistes – Ouïghours[24], Maldiviens, Birmans, Philippins, Indonésiens[25], etc. – proposant ses services en différentes langues, afin d’atteindre de nouvelles clientèles dans le milieu du djihad[26].
La prise du pouvoir par les talibans à Kaboul en août 2021 pourrait donc encourager MT à proposer ses services aux groupes djihadistes du Moyen-Orient et d’Asie centrale, et rendre ces régions encore plus instables. En effet, alors que des groupes djihadistes comme al-Qaïda et l’OEI ont perdu de leur force ou sont confrontés à des conflits internes et à des problèmes d’organisation, la SMP, par sa structure et son professionnalisme pourrait attirer et former de nombreux apprentis terroristes, offrant aux groupes djihadistes comme aux loups solitaires des ressources, une expertise, une « aura mondiale » et des connexions leur permettant de s’engager collectivement dans le djihad.
L’existence de MT pose ainsi de multiples défis à la sécurité internationale. Tout d’abord, certains Etats musulmans pourraient dorénavant s’appuyer sur la SMP pour lancer une guerre asymétrique contre leurs adversaires, tout en niant leur implication[27]. Ensuite, MT est une société bien plus opaque que ses consoeurs russes ou occidentales, en raison de son organisation en réseau et par le fait que ses mercenaires opèrent tour à tour à son profit ou à celui de groupes terroristes. Enfin, MT pourrait faire des émules dans le monde, son exemple encourageant l’émergence d’autres SMP islamistes, à l’image de Chechen Tactical, apparue à Idlib (Syrie) en juillet 2019[28].
SADAT, la Turkish Connection… jusqu’à quand ?
SADAT (« les notables ») – nom complet : SADAT International Defense Consulting Company – aurait été fondée le 28 février 2012 par le général Adnan Tanriverdi[29] et vingt-deux autres anciens officiers et sous-officiers de l’armée turque sur ordre personnel du Président Recep Tayyip Erdogan[30]. Les employés de la SMP doivent appliquer les principes politiques et religieux du Parti de la Justice et du Développement (AKP) d’Erdogan.
SADAT propose d’établir « une collaboration en matière de défense et une coopération dans l’industrie de la défense entre les pays islamiques pour aider le monde islamique à prendre la place qu’il mérite parmi les superpuissances en fournissant des services de conseil stratégique, de formation en matière de défense et de sécurité et d’approvisionnement aux forces armées et aux forces de sécurité intérieure des pays islamiques »[31]. Les membres de la SMP entendent «réorganiser ou moderniser les forces armées et les forces de sécurité intérieure des pays islamiques dans un sens moderne et efficace pour assurer la défense nationale et leur sécurité intérieure en tenant compte des menaces sur leur situation géopolitique »[32].
SADAT entretient des relations étroites avec les autorités et les services de renseignements turcs (MIT)[33], mais aussi avec des organisations terroristes islamistes, notamment celles basées dans la zone du nord-ouest de la Syrie contrôlée par l’armée d’Ankara (Afrin, Idlib). Ces liens, religieux, affairistes, militaires ou crapuleux, ont permis à la SMP de devenir en quelques années seulement le bras armé occulte de la politique extérieure d’Erdogan au Moyen-Orient, en Libye et dans le Caucase.
En Syrie, SADAT permet à Ankara de contrôler la région septentrionale d’Afrin/Idlib et de s’en servir comme point d’ancrage dans sa lutte contre les mouvements kurdes, comme pour faire pression sur Bachar al-Assad. Elle lui permet également de contrôler et de recruter des combattants djihadistes plus ou moins repentis, provenant de l’OEI ou d’al-Qaïda, qu’elle a utilisé en Libye et au Haut-Karabakh. En Libye, les hommes de la SMP appuient militairement le Gouvernement d’union nationale de Tripoli de Faïz al-Sarradj – particulièrement conciliant vis-à-vis des islamistes – contre le maréchal Khalifa Haftar, l’homme fort de l’est du pays, soutenu par la Russie, l’Egypte et les Emirats arabes unis[34].
Ankara s’est également servi de la SMP à l’automne 2020 pour expédier des djihadistes nord-syriens en Artsakh (Haut-Karabakh), en appui à son allié azéri dans le conflit qui l’opposait à l’Arménie. L’encadrement par SADAT des terroristes syriens a été largement confirmé par des sources russes et occidentales. Hay Eytan Cohen Yanarocak et Jonathan Spyer, chercheurs au Jerusalem Institute for Strategy and Security, vont encore plus loin, soulignant la similitude des deux opérations, en matière de recrutement, d’encadrement et de rémunérations des combattants islamistes : « le déploiement au Haut-Karabakh ressemblait au schéma directeur établi en Libye. Dans les deux cas, le rôle de SADAT était primordial dans le recrutement, l’organisation et le transport des combattants ; l’armée nationale syrienne était le principal bassin de main-d’œuvre ; et le déploiement a eu lieu parallèlement à l’utilisation de spécialistes des forces armées turques officielles »[35].
Enfin, SADAT est utilisée par le pouvoir turc pour enlever, en toute illégalité, ses opposants réfugiés à l’étranger – notamment les gülenistes – et les incarcérer en Turquie. Au Kosovo, au Gabon, au Kenya, en Azerbaïdjan, en Ukraine, en Mongolie[36] et, récemment, au Kirghizstan[37], plus d’une centaine d’opposants à Erdogan, souvent d’anciens directeurs d’établissements scolaires et universitaires, gülenistes supposés ou réels, ont été ainsi kidnappés ou tentés de l’être. En l’espèce, Ankara bafoue sans scrupule l’intégrité des Etats et le droit international.
Il convient de noter qu’immédiatement après la tentative de coup d’État manqué de juillet 2016 en Turquie, Adnan Tanriverdi a été nommé conseiller d’Erdogan. Toutefois, en réponse à ceux qui accusent SADAT d’être l’« Armée secrète d’Erdogan »[38], lui et son fils Melih répondent qu’il n’existe aucun lien entre leur structure et la direction du pays, en dépit du fait qu’elle accomplisse des tâches particulières[39]. Cependant, Tanriverdi a affirmé à plusieurs reprises que « les activités d’une SMP sont menées dans le cadre de la politique étrangère de l’État »[40].
Les experts américains estiment que Tanriverdi a une grande influence sur Erdogan, en particulier concernant les accords de coopération militaire entre le gouvernement turc et ses homologues tunisien, algérien, libyen et nord-chypriote. SADAT aurait joué également un rôle concernant le déploiement de drones Bayraktar TB2[41] en République turque de Chypre-Nord (non reconnue internationalement), en Ukraine et, dernièrement, en Éthiopie. Ankara utilise passe aussi par SADAT pour la création de bases militaires turques au Qatar et en Somalie, ou encore la fourniture d’armes au Nigéria[42].
Outre la Turquie, la SMP recrute des volontaires en Asie centrale et en Europe pour les envoyer au combat[43]. Ils partent rejoindre des groupes terroristes ou sont engagés dans des actions de subversion dirigées par Ankara. Certains experts avancent que le recrutement de jeunes en Europe se fait principalement via internet, mais il semble que SADAT utilise également d’autres méthodes, avec l’aide de l’Union des démocrates turcs d’Europe, une officine de l’AKP. Les autorités d’Ankara délivrent bien sûr sans restriction des passeports aux jeunes Européens ou Turcs participant aux actions de la SMP[44].
SADAT n’a pas manqué d’attirer l’attention du Shin Bet, le service de sécurité israélien. En 2018, ce dernier l’a accusé d’avoir transféré des fonds au Hamas. Un universitaire turc, Cemil Tekeli, a été arrêté par des membres du service, accusé de blanchiment d’argent et une photo de Tekeli au côté de Tanriverdi a été publiée par le journal israélien Makor Rishon[45].
Dans un rapport préparé pour l’ONU, le gouvernement russe a présenté SADAT comme une entreprise parrainée par Erdogan et sa famille et qui forme des groupes terroristes combattant en Syrie. En 2015, la Russie a enquêté sur 900 mercenaires se rendant en Syrie et en Irak et a révélé que 25% d’entre eux avaient des liens directs avec la SMP. Des témoignages de terroristes arrêtés par les forces de sécurité russes ont également révélé que les consulats turcs en Russie avaient fourni des passeports aux mercenaires formés par SADAT[46].
Erdogan utilise la SMP et d’autres éléments de l’« État profond[47] » turc (AKP, MIT, Loups gris, etc.) dans la mise en œuvre de sa politique. Ces organisations sont chargées de sécuriser et de garantir son pouvoir contre toute tentative de coup d’État et servent aussi ses ambitions à l’étranger. Erdogan dispose ainsi désormais d’un véritable bras armé privé à sa disposition. Il l’utilise tant pour des actions en Turquie qu’à l’étranger, hors de tout contrôle officiel.
Par ses activités paramilitaires occultes, SADAT se considère donc comme une alternative islamique à ses consœurs américaine Blackwater (aujourd’hui Academi) et russe Wagner. Sa mission est de nouer une coopération militaire et militaro-industrielle entre les pays islamiques afin d’aider le monde musulman à prendre place parmi les superpuissances[48].
Cependant, combien de temps pourra durer la supervision d’éléments aussi incontrôlables, turbulents et volatiles que les combattants djihadistes nord-syriens ? Tant en Syrie, en Libye que dans le Haut-Karabakh, les exactions des combattants djihadistes encadrés par SADAT ont fini par ternir l‘image de la Turquie. Par ailleurs, les cartes du néo-ottomanisme et de l’islam politique jouées par Erdogan semblent déjà ne plus faire recette. À l’intérieur du pays, la crise économique et sociale mine sa popularité encore importante. À l’extérieur, l’échec d’Ankara à convaincre les Talibans de leur laisser la gestion de l’aéroport de Kaboul après le retrait américain prouve bien qu’un monopole turc de la gestion du fait islamique n’est pas possible.
L’évolution du régime influencera à très court terme le devenir de la SMP et surtout la loyauté de ses membres. La radicalisation religieuse croissante de ses mercenaires, jusque-là entretenue et encadrée par le pouvoir turc, pourrait un jour finir par se retourner contre lui. Si tel était le cas, SADAT sera-t-elle encore contrôlable ou, à l’instar de MT, volera-t-elle de ses propres ailes pour se mettre à la disposition du djihad, surtout si les successeurs d’Erdogan décidaient de faire revenir la Turquie dans le giron de la démocratie et de l’État de droit ?
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Le rapport des SMP islamistes aux États musulmans va donc être un sujet majeur à surveiller dans le futur. Le récent conflit du Haut-Karabakh (automne 2020) a mis en lumière leurs capacités de déploiement d’hommes et de matériel d’un conflit à un autre, mais aussi les exactions des mercenaires à l’encontre des populations civiles.
Si MT opère en toute autonomie et tient plus que tout à son indépendance, SADAT, l’autre SMP islamiste demeure pour le moment sous la coupe d’Ankara. Mais, l’évolution prochaine du pouvoir politique en Turquie pourrait rendre la SMP turque plus indépendante et la placer concurrence avec MT sur le marché mondial du recrutement des mercenaires du djihad.
Ces SMP islamistes peuvent garantir la sécurité d’un État, voire l’assister dans la réalisation de ses ambitions extérieures, comme c’est actuellement le cas en Turquie. Mais elles pourraient aussi se retourner contre lui à la moindre faiblesse. En effet, la djihadosphère reste un monde très imprévisible, où l’extrémisme et l’intolérance religieuse et les intérêts financiers les plus crapuleux coexistent depuis longtemps.
[1] Les théoriciens salafistes et djihadistes reprennent en l’adaptant à leur cause le concept d’État médiéval d’Ibn Khaldoun (philosophe musulman du XIVe siècle). Selon celui-ci, l’État musulman parfait repose sur la délimitation d’un territoire, la gestion du tribut et la sédentarisation des tribus (les tribus, le plus souvent non arabes et fraîchement islamisées, deviennent alors les forces de défense de l’État musulman médiéval, alors que l’ancienne élite arabe islamisée occupe plutôt les fonctions économiques, administratives et juridiques de ce même État). Les organisations salafistes et djihadistes actuelles reprennent donc à leur compte cette idée (cf. Gaüzere David et Nomine Yoann, Le chaudron vert de l’islam centrasiatique : Vers un retour des ethnies combattantes en Asie centrale postsoviétique ?, L’Harmattan, Paris, 2020).
[2] https://malhama-team.com
[4] https://southfront.org/self-proclaimed-jihadi-consulting-firm-operates-in-syria-photos-videos/
[5] Jusqu’à il y a peu de temps encore, on pensait Abou Rofik mort en 2017 et on attribuait alors sa succession à la tête de la SMP à Abou Salman al-Belaroussi (un djihadiste néo-converti biélorusse) jusqu’à sa mort en 2019. Cependant, depuis 2021, on sait désormais qu’al-Belaroussi n’était qu’une nouvelle identité usurpée par Abou Rofik pour mieux fuir les systèmes de surveillance russes en Syrie, https://mei.nus.edu.sg/wp-content/uploads/2021/06/Insight-262-Alessandro-Arduino-and-Nodirbek-Soliev.pdf
[6] http://www.francesoir.fr/malhama-tactical-les-instructeurs-mercenaires-des-djihadistes http://www.francesoir.fr/en-coop-matteo-puxton/malhama-tactical-interview-exclusive-abou-salman-belarus-chef-des-instructeurs-de-djihadistes
et http://www.chechensinsyria.com/?p=26320 . La version russe ici utilisée est la version originale.
[7] https://foreignpolicy.com/2017/02/10/the-world-first-jihadi-private-military-contractor-syria-russia-malhama-tactical/
[8] https://mei.nus.edu.sg/wp-content/uploads/2021/06/Insight-262-Alessandro-Arduino-and-Nodirbek-Soliev.pdf
[9] https://jamestown.org/program/malhama-tactical-threatens-put-china-crosshairs/. En cela, les parcours d’Abou Rofik et de son successeur ressemblent beaucoup à celui de chefs d’organisations djihadistes russophones, comme l’ancien parachutiste ouzbek Djouma Namangani, un des fondateurs du MIO, rejoint plus tard par le général-lieutenant et ex-ministre des Situations d’urgence du Tadjikistan Mirzo Ziioev, puis du militaire géorgien Takhran Batirachvili – alias Omar al Chichani -, fondateur du Jaïch al-Mouhajirin wal-Ansar et ministre de la Guerre de l’OEI entre 2014 et 2016 ; ou encore du Tadjik Goulmorod Khalimov, issu des OMON (forces spéciales) du Tadjikistan et devenu, à la mort d’al-Chichani, le ministre de la Guerre de l’OEI en Syrie-Irak jusqu’à sa mort en 2017. Ce sont également les combattants djihadistes russophones qui ont assuré pour l’OEI pendant un moment le fonctionnement des avions Soukhoï et Mig pris sur les bases d’al-Takba et de Dar-Ez-Zor en Syrie.
[10] https://jamestown.org/program/malhama-tactical-threatens-put-china-crosshairs/
[11] « Si MT ne travaille que pour les extrémistes djihadistes et si les mercenaires [recruteurs] de la SMP sont tous sunnites, tous ne sont pas idéologisés comme leurs clients djihadistes. Leurs services sont standards pour le marché d’aujourd’hui, fonctionnant comme des instructeurs militaires, des marchands d’armes ou des guerriers d’élite. La plupart de leur travail s’effectue en Syrie pour le Front al-Nosra [Fatah al-Chams], un groupe terroriste affilié à al-Qaïda, et le Parti islamique du Turkestan (PIT), la branche syrienne d’un groupe extrémiste ouïghour basé en Chine. À l’avenir, les djihadistes pourraient engager des forces spéciales mercenaires pour des attaques terroristes de précision »,
[12] « En janvier 2017, elle [MT] a même publié une offre d’emploi sur Facebook pour des instructeurs ayant une expérience militaire intéressés pour rejoindre une « équipe amusante et amicale » et qui étaient prêts à organiser des « séances de formation professionnelle sur la théorie et la pratique militaires » pour les combattants inexpérimentés »,
https://jamestown.org/program/malhama-tactical-threatens-put-china-crosshairs/. Apparemment, la SMP y reproduisait les critères d’employabilité exigés pour les offres d’emplois classiques (savoir, savoir-faire et savoir-être) : « MT recherchait des « instructeurs » avec une expérience du combat. L’annonce indiquait également qu’il serait nécessaire de travailler avec le groupe Jabhat Fath al-Sham (ex-Front al-Nosra), https://www.gazeta.ru/politics/2017/03/11_a_10569935.shtml#page4
[13] https://www.hstoday.us/subject-matter-areas/counterterrorism/blackwater-style-jihadist-training-firm-teases-many-operations-in-the-works/. La SMP cherche également à attirer ses futurs membres par un programme social clé en main : jour chômé hebdomadaire, allocation de vacances…
[14] Abou Rofik qualifiait à ce sujet MT de « SMP à idéologie » pour faciliter toute collecte conventionnelle et non conventionnelle de fonds auprès des donateurs djihadistes et salafistes, https://www.gazeta.ru/politics/2017/03/11_a_10569935.shtml?updated#page4
[15] https://www.idsa.in/idsacomments/malhama-tactical-now-jihadists-for-hire-sa-kidwai-141021
[16] Félicitant le groupe pour son action, le média pro-al-Qaïda Abottabad Documents décrivait, sur son canal Telegram, MT comme « l’élite des forces d’élite » du djihad.
https://freerepublic.com/focus/f-news/3773228/posts
[17] « Les pages YouTube et Facebook de MT fournissent aussi des tutoriels gratuits aux djihadistes. On y apprend la confection d’une grenade, le nettoyage d’un fusil, le combat urbain, entre autres et nombreuses compétences. Les instructeurs organisent aussi des sessions de formation en ligne sur les premiers secours, l’usage de lance-roquettes, les signaux manuels, les embuscades – lorsque le conseil et l’assistance directs ne sont pas possibles », http://www.slate.fr/story/137390/blackwater-du-djihad
[18] https://malhama-team.com/en/about-us/
[19] https://www.mediterraneanaffairs.com/nizam-la-tanzim-system-not-organization/. Al-Souri avait à ce titre, sur ce même principe, planifié les attentats de Paris en novembre 2015, https://www.lefigaro.fr/international/2015/11/23/01003-20151123ARTFIG00224-abou-moussab-al-souril-inspirateur-des-attentats-de-paris.php
[20] https://eeradicalization.com/interview-with-abu-salman-belarus-military-leader-of-malhama-tactical/
et https://monitoring.bbc.co.uk/product/c200h2wd
[21] https://mei.nus.edu.sg/wp-content/uploads/2021/06/Insight-262-Alessandro-Arduino-and-Nodirbek-Soliev.pdf et https://psmag.com/news/chechnyan-interventionism-in-syria-is-unprecedented
[22] https://thearabweekly.com/jihadist-owned-private-military-company-unsettles-russia
[23] https://www.mepanews.com/interview-with-malhama-tactical-leader-ali-shishani-42881h.htm
[24] Depuis la Syrie, la SMP a déjà des contacts avec le PIT et souhaiterait étendre ses actions contre Pékin au Xinjiang (jouant sur la proximité linguistique et culturelle entre Ouzbeks et Ouïghours). https://jamestown.org/program/malhama-tactical-threatens-put-china-crosshairs/
et https://www.gazeta.ru/politics/2017/03/11_a_10569935.shtml#page4
[25] https://mei.nus.edu.sg/wp-content/uploads/2021/06/Insight-262-Alessandro-Arduino-and-Nodirbek-Soliev.pdf
[26] « Al-Belaroussi a déclaré dans une interview l’automne dernier [2018] qu’ils [MT] « n’acceptent pas seulement les russophones » comme formateurs et privilégient « les anciens soldats ou les personnes talentueuses et motivées » ; après avoir noté en ligne que ses abonnés parlent principalement anglais, russe ou turc, il a déclaré qu’il souhaitait également toucher une clientèle francophone ».
[27] Saman Ayesha Kidwaï, chercheuse au Manohar Parrikar Institute for Defence Studies and Analyses (New Delhi, Inde), s’alarme notamment de l’utilisation possible de MT par le Pakistan en soutien aux groupes terroristes cachemiris pour faire pression sur l’Inde dans le conflit du Cachemire, https://www.idsa.in/idsacomments/malhama-tactical-now-jihadists-for-hire-sa-kidwai-141021
[28] https://mei.nus.edu.sg/wp-content/uploads/2021/06/Insight-262-Alessandro-Arduino-and-Nodirbek-Soliev.pdf
[29] Il a débuté sa carrière dans les forces armées turques en 1966 et était officier d’état-major. Selon des sources turques, il a servi pendant quatre ans à la Direction des opérations spéciales et dans l’unité turque du réseau Stay Behind Gladio de l’OTAN. A sa retraite, il a fondé l’ASDER, une organisation rassemblant des soldats de l’armée turque à la retraite, et le centre de recherche stratégique ASSAM pour l’Union des pays islamiques.
[30] https://news.ru/world/lichnaya-armiya-erdogana-voyuet-v-afrine/
[31] https://www.SADAT.com.tr/en/about-us/our-mission.html
[32] https://www.SADAT.com.tr/en/about-us/our-vision.html
[33] « Nous procédons comme suit lorsque nous recevons une offre qui répond à nos propres critères de prestation de services. Nous communiquons l’offre d’un pays au ministère turc des Affaires étrangères. Nous fournissons également des informations à l’Organisation nationale du renseignement[MIT] et au ministère de la Défense concernant la demande et leur demandons leur avis. C’est ainsi que nous travaillons », a déclaré Melih Tanriverdi, le fils aîné d’Adnan Tanriverdi, lors d’une interview par une station de radio locale le 22 janvier 2021.
[34] Boris Dolgov, chercheur au Centre de recherches arabes et islamiques de l’Académie des sciences (Moscou, Russie), affirme que ces mêmes camps sont désormais utilisés par la SMP SADAT dans la préparation de mercenaires, lesquels sont ensuite envoyés en Libye pour combattre aux côtés du Gouvernement d’union nationale libyen.
Sur le détail des activités de SADAT en Libye, cf. https://jiss.org.il/en/yanarocak-spyer-turkish-militias-and-proxies/
[35] Sur le détail des activités de SADAT au Haut-Karabakh, cf. https://jiss.org.il/en/yanarocak-spyer-turkish-militias-and-proxies/
[36] https://www.haaretz.com/middle-east-news/turkey/.premium-erdogan-s-long-arm-the-turkish-nationals-kidnapped-from-europe-1.6428298 . L’enlèvement le plus médiatisé a été celui de Selahaddin Gülen, neveu du puissant prédicateur Fethullah Gülen, au Kenya, fin mai 2021, https://www.france24.com/en/middle-east/20210531-turkish-secret-agents-snatch-fethullah-gulen-s-nephew-in-kenya
[37] L’enlèvement d’Orhan Inandı au Kirghizstan illustre bien à lui seul la puissance d’action de l’« État profond » turc (cf. définition infra) à l’étranger et ses modalités d’action. Inandi, binational de nationalité turque et kirghizstanaise, était un proche de de Gülen et dirigeait à ce titre au Kirghizstan le réseau des lycées gülenistes Sapat. Il a été enlevé le 31 mai 2021 par un « commando kirghizo-turc » (services de renseignements kirghiz et turcs), tenu au secret pendant trois jours au Kirghizstan, puis exfiltré en Turquie, où il a été incarcéré, durement torturé (simulacres de pendaison et perte de l’usage de son bras droit) et jugé. Les autorités kirghizes, qui auraient été préalablement informées par Ankara, n’ont à aucun moment agi contre ce rapt sur le territoire national et ne l’ont même jamais fermement condamné. https://cabar.asia/en/what-did-kyrgyzstan-lose-and-gain-from-the-abduction-of-orhan-inandi
et https://thediplomat.com/2021/07/abducted-from-kyrgyzstan-educator-orhan-inandi-paraded-in-turkey-as-a-terrorist/ et https://stockholmcf.org/educator-inandi-tortured-and-his-arm-broken-in-3-places-wife-says/
[38] https://news.ru/world/lichnaya-armiya-erdogana-voyuet-v-afrine/
[39] http://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/archive/2021/10/24/SADAT-international-defense-consultancy-la-smp-turque-22540.html
[40] https://news.ru/world/lichnaya-armiya-erdogana-voyuet-v-afrine/
[41] Ceux qui ont permis d’asseoir la victoire de Bakou et d’Ankara sur Erevan à l’automne 2020.
[42] https://www.memri.org/reports/erdo%c4%9fans-chief-advisor-and-former-general-tanr%c4%b1verdi-presents-vision-%e2%80%93-reflected-turkeys
[43] http://www.hizmet.today/byvshij-ofitser-nato-u-erdogana-est-spyashhie-yachejki-v-germanii/
[44] http://www.hizmet.today/byvshij-ofitser-nato-u-erdogana-est-spyashhie-yachejki-v-germanii/
[45] https://jiss.org.il/en/yanarocak-spyer-turkish-militias-and-proxies/
[46] https://www.aei.org/foreign-and-defense-policy/middle-east/has-SADAT-become-erdogans-revolutionary-guards/
[47] Selon Jean-Paul Burdy et Jean Marcou, le terme d’« État profond » est utilisé en Turquie pour désigner « un pouvoir invisible, non détectable parmi les institutions légales et légitimes de la République, mais qui pèse sur les grandes décisions politiques et le fonctionnement sociétal » (Burdy Jean-Paul et Marcou Jean, Les mots de la Turquie, Presses Universitaires Du Mirail, Toulouse, 2006). Les activités paraétatiques de SADAT ne font pas l’unanimité en Turquie. Ali Rıza Öztürk, un député du Parti républicain du peuple (CHP) de centre-gauche, a par exemple récemment interrogé le gouvernement turc sur l’implication de SADAT dans la formation et l’équipement des groupes extrémistes et terroristes, y compris l’État islamique en Syrie. Öztürk a également demandé si le refus du gouvernement d’autoriser les députés à inspecter un camp dans la province de Hatay était lié à la présence et à l’entraînement de SADAT dans ce camp. Le gouvernement n’a pas répondu de manière substantielle à la question et a même retiré du dossier la transcription de l’interrogatoire d’Öztürk.
[48] https://www.atlantico.fr/article/rdv/les-milices-islamistes-internationales-de-la-turquie-d-erdogan-societes-militaires-privees-alexandre-del-valle