Les compétences du premier ministre en matière de renseignement et de sécurité nationale
Alexis DEPRAU
Docteur en droit (Université Paris II – Panthéon-Assas), spécialiste du droit public du renseignement et de la Sécurité nationale
Depuis la chute du mur de Berlin, la mutation des menaces (apparition du terrorisme islamique et accroissement de la criminalité organisée) a appelé à orienter la protection du territoire aussi bien sur le terrain de la sécurité intérieure que de la défense nationale. Non inscrite dans la Constitution à la différence de la Défense nationale, la notion de sécurité nationale a été progressivement prise en compte, surtout avec la loi du 29 juillet 2009 relative à la programmation militaire pour les années 2009 à 2014.
C’est dans les domaines où s’entrecroisent défense nationale et sécurité intérieure qu’intervient la sécurité nationale. Dans la mesure où elle n’a pas encore eu de définition expresse, nous pouvons proposer la définition suivante : la sécurité nationale recouvre un domaine d’« intérêt essentiel, comprenant les politiques de sécurité et de défense dans leur ensemble, qui justifierait des moyens régaliens et exorbitants du droit commun pourassurer la pérennité de la Nation[1] »
Sans bénéficier de définition officielle, la sécurité nationale est donc un enjeu majeur pour la protection de la Nation et de sa population. Ainsi, c’est dans le cadre de la loi relative du renseignement du 24 juillet 2015 qu’elle est devenue prééminente, puisque « la politique publique de renseignement concourt à la stratégie de sécurité nationale ainsi qu’à la défense et à la promotion des intérêts fondamentaux de la Nation[2] ». Ici donc, sécurité nationale et promotion des intérêts fondamentaux de la Nation sont étroitement liés pour la mise en œuvre des techniques de recueil de renseignement. C’est notamment dans le domaine de la sécurité nationale et du renseignement que le Premier ministre joue un rôle important, comme par exemple en autorisant les mesures de renseignement, puisqu’il est la seule autorité à pouvoir en décider, après avis de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR)[3]. Dans le même ordre d’idées, le Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN), structure relevant du Premier ministre[4], assiste ce dernier « dans l’exercice de ses responsabilités en matière de défense et de sécurité nationale[5] », tout comme l’Académie du renseignement[6], dont le but est la formation des cadres des services de renseignement. Ainsi, les prérogatives du Premier ministre se sont accrues s’agissant de la sécurité nationale.
Les attributions essentielles du Premier ministre en matière de sécurité nationale
Disposant par principe du pouvoir réglementaire, et à plus forte raison du pouvoir de police administrative générale sous la VeRépublique, le chef du gouvernement a la possibilité de prendre au nom de la sécurité nationale, des mesures de police liées au recours à la force, mais aussi et surtout liées au renseignement, avec la distribution des fonds spéciaux, ou encore l’autorisation des techniques de recueil de renseignement.
Le pouvoir de police du Premier ministre lié au recours à la force
Dirigeant un gouvernement qui dispose de la force armée, le Premier ministre est donc tout autant responsable de la défense nationale que de la sécurité nationale[7]. Ces responsabilités rendent nécessaires le fait qu’il dispose de pouvoirs exorbitants du droit commun, afin de recourir à la force si la situation le nécessite. En premier lieu, le Premier ministre a des attributions en matière de défense aérienne et d’ouverture du feu contre un aéronef[8]. Il peut notamment charger le commandant de la défense aérienne, « en toutes circonstances, de l’application de mesures de sûreté[9] », puisque celle-ci a pour but « de faire respecter en tout temps la souveraineté nationale dans l’espace aérien français[10] ». Cette même possibilité est offerte au chef du gouvernement à l’encontre d’un navire si les sommations en mer n’ont pas été respectées[11].
En tant qu’autorité de police au niveau national, le Premier ministre dispose de la force armée et peut ainsi faire intervenir le Groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale (GIGN). Effet, « lorsque le maintien de l’ordre public nécessite le recours aux moyens militaires spécifiques de la Gendarmerie nationale, leur utilisation est soumise à autorisation dans des conditions définies par décret en Conseil d’État »[12]. Pour illustration, le Premier ministre Jacques Chirac avait pris la décision de recourir à cette unité en 1988, sur l’île d’Ouvéa en Nouvelle-Calédonie[13]. A l’inverse, le GIGN ne reçut pas l’autorisation d’intervention du GIGN lors des actes de terrorisme commis au Bataclan, le 13 novembre 2015.
Le pouvoir du Premier ministre en matière d’attribution des fonds spéciaux
Depuis la loi du 27 avril 1946[14], le Premier ministre a comme attribution de distribuer les fonds spéciaux aux ministres concernés. Cette responsabilité a été maintenue avec la réforme introduite par la loi de finances pour 2002 concernant la répartition des fonds spéciaux. Mais depuis 2002, celle-ci est désormais contrôlée par la Commission de vérification des fonds spéciaux (CVFS), « chargée de s’assurer que les crédits sont utilisés conformément à la destination qui leur a été assignée par la loi des finances[15] ». De manière pratique, et sous le contrôle de la CVFS, les services du Premier ministre distribuent les crédits en matière de fonds spéciaux aux différents services de renseignement, mais aussi aux autres structures liées au renseignement, comme la Commission nationale consultative du secret de la Défense nationale (CCSDN), ou encore la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR)[16].
La police administrative du renseignement exercée par le Premier ministre
Élément crucial dans la prise de décisions par les autorités exécutives, le renseignement est un facteur stratégique pour garantir « l’indépendance nationale, […] l’intégrité du territoire et [le] respect des traités[17] ». Cet élément est crucial, mais pas définitif, « le renseignement doit aider les décideurs à réduire l’incertitude et non à prendre les décisions à leur place. Il n’est cependant pas seulement une stratégie d’acquisition d’information mais un instrument de filtrage des informations »[18].
A cet effet, et en matière de police administrative du renseignement, le Premier ministre est l’autorité disposant depuis 1960, d’un pouvoir d’autorisation des écoutes téléphoniques. Désormais, avec la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement[19], il voit ce pouvoir accru car il dispose du pouvoir d’autorisation pour toutes les techniques de recueil de renseignement. Le rôle du Premier ministre est capital en la matière, puisqu’il participe à la supervision des activités de renseignement, cette activité ayant « pour objet de permettre aux plus hautes autorités de l’État, à notre diplomatie, comme aux armées et au dispositif de sécurité intérieure et de sécurité civile, d’anticiper et, à cette fin, de disposer d’une autonomie d’appréciation, de décision et d’action[20] ».
Une police administrative initiale d’autorisation des écoutes téléphoniques
Aidé de son collaborateur Constantin Melnik[21], le Premier ministre Michel Debréavait édicté la décision non publiée n°1 du 28 mars 1960[22]dans l’idée de créer le Groupement interministériel de contrôle (GIC). Il s’agit d’une structure dédiée aux écoutes téléphoniques administratives (également dénommées interceptions de sécurité) et placée sous l’autorité du Premier ministre. Il appartenait à ce dernier d’approuver toute demande d’écoute formulée par un ministre auquel un service de renseignement est rattaché. Face au vide juridique en matière d’interceptions administratives, et après le jugement de la Cour européenne des droits de l’Homme du 24 avril 1990 en matière d’écoutes téléphoniques[23], la loi du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances émises par la voie des télécommunications[24]encadra juridiquement les écoutes téléphoniques, qu’elles soient administratives ou judiciaires. La loi donna alors de nouveau la compétence de principe du Premier ministre en matière d’autorisation des interceptions de sécurité, à la condition que la demande soit écrite et motivée.
Cette compétence donnée au chef du gouvernement était de première importance, puisque non seulement le Premier ministre autorisait les interceptions de sécurité ou interceptions administratives, mais il regroupait aussi ces écoutes au sein du Groupement interministériel de contrôle et enfin, fixait le seuil annuel d’interceptions pour chaque service de renseignement.
L’exercice actuel d’un pouvoir de police administrative en matière d’autorisation des techniques de recueil de renseignement
Dans la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, les articles L. 821-1 et suivants du Code de la sécurité intérieure maintiennent l’autorité de principe du Premier ministre en matière d’autorisation des techniques de recueil de renseignement. Ces techniques ne se limitent plus aujourd’hui à des écoutes téléphoniques, mais concernent également les données de connexion, la géolocalisation en temps réel et la pose de micros et de caméras dans des véhicules ou lieux privés.
Ces dispositions du Code de la sécurité intérieure instaurent un régime d’autorisation préalable du Premier ministre, et cela pour chaque technique de recueil de renseignement. Plus précisément, l’autorisation est délivrée par le chef du gouvernement, après l’avis rendu par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. Même dans une situation d’urgence, l’autorisation exceptionnelle du Premier ministre pour la mise en œuvre d’une technique de recueil de renseignement est obligatoirement demandée.
Si l’article L. 821-1 du Code de la sécurité intérieure inscrit le principe d’autorisation par le Premier ministre de ces techniques sur le territoire national, le celui-ci a aussi compétence pour autoriser, après décision motivée, la surveillance des communications électroniques internationales en relation avec la sécurité intérieure, c’est-à-dire celles « émises ou reçues à l’étranger[25] ».
Quel rôle pour le Premier ministre ?
La prépondérance du Président de la République n’est pas une situation figée pour ce qui concerne la sécurité nationale. Il n’est pas inenvisageable de penser que cette situation puisse se retourner en faveur du Premier ministre en période de cohabitation. En effet, le chef du gouvernement pourrait voir son rôle évoluer en période de cohabitation « si la reconquête par le Premier ministre d’un pouvoir qu’il doit continuer à partager en matière de défense, devenait […] un enjeu de débat politique »[26]. Alors que la prépondérance du chef de l’Etat est observable pour la défense nationale et les affaires étrangères, il pourrait advenir qu’un changement de majorité fasse apparaître un rapport conflictuel et une opposition affichée, comme cela fut par exemple lors de la troisième cohabitation, entre le Premier ministre Lionel Jospin et le président Jacques Chirac (1997-2002).
C’est d’ailleurs en raison de l’importance du Premier ministre en matière de sécurité nationale que les députés Jean-Jacques Urvoas et Patrice Verchère souhaitaient créer un Secrétariat général du renseignement relevant de la compétence du chef du gouvernement[27]. Cette proposition avait pour but de rééquilibrer les compétences en matière de renseignement, entre l’Élysée et Matignon, puisqu’il avait été reproché à Direction centrale du renseignement intérieur (devenue Direction générale de la sécurité intérieure, DGSI), d’avoir « présidentialisé le renseignement[28] ».
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La pratique française s’agissant de la défense et de la sécurité nationale fait ressortir à la fois un pilotage du Président de la République et une coordination du Premier ministre. Ainsi, la France est plutôt dans une situation hybride, en raison de l’élection au suffrage universel direct du Président de la République depuis 1965.
Pour autant, et même si la prépondérance du chef de l’État est bel et bien reconnue, le Premier ministre, par toutes ses prérogatives dans le domaine de la sécurité nationale, joue également un rôle essentiel. Le chef du Gouvernement dispose de la sorte d’une compétence étendue pour la protection de la sécurité nationale, comme le prouvent ses diverses attributions se rapportant au renseignement, encourageant au final la défense et la promotion des intérêts fondamentaux de la Nation.
[1]Alexis Deprau, Renseignement public et sécurité nationale, thèse de doctorat de l’Université Paris II Panthéon-Assas, 29 novembre 2017, p. 22.
[2]CSI, art. L. 811-1.
[3]CSI, art. L. 821-1.
[4]C. déf., art. R*1132-1.
[5]Ibid., art. R*1132-3.
[6]D. n°2010-800 du 13 juillet 2010 portant création de l’Académie du renseignement, JORF, n°162, 16 juillet 2010, texte n°1, art. 1.
[7]« Le Premier ministre responsable de la sécurité nationale exerce la direction générale et la direction militaire de la défense », C. déf, art. L. 1131-1 al. 2.
[8]F. Baude et F. Vallée, op. cit., 2012, p. 275.
[9]C. déf., art. D*1442-5.
[10]Ibid., art. D*1441-1.
[11]D. n°95-411 du 19 avril 1995 relatif aux modalités de recours à la coercition et de l’emploi de la force en mer, JORF, n°94, 21 avril 1995, p. 6 206, art. 4.
[12]C. déf., art. L. 1321-1.
[13]« Cet épisode intervient alors en pleine cohabitation. C’est également durant la cohabitation que le Premier ministre Balladur ordonne en 1994 l’assaut, par le GIGN, de l’Airbus du vol AF8969 provenant d’Alger, alors stationné sur le tarmac de l’aéroport de Marseille-Marignane », inF. Baude et F. Vallée, op. cit., 2012, p. 276.
[14]L. n°46-854 du 27 avril 1946 portant sur l’exercice 1946 : ouverture et annulation de crédits, JORF, 1ermai 1946, p. 3 630, art. 42.
[15]L. n°2001-1275 du 28 décembre 2001 préc., art. 154.
[16]CSI, art. L. 831-1 et suiv.
[17]C., art. 5.
[18]Philippe Hayez, « Le renseignement : son importance, ses transformations », pp. 43-48, Cahiers français, n°360, janvier-février 2011, p. 27.
[19]L. n°2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement, JORF, n°171, 26 juillet 2015, p. 12 735, texte n°2.
[20]Défense et Sécurité nationale : le Livre blanc, La Documentation française, Paris, 2008, p. 133
[21]Constantin Melnik était le conseiller technique de Michel Debré pour les affaires de police et les contacts avec les services spéciaux.
[22]La décision n°1 du 28 mars 1960 ne fut « “déclassifiée” que le 28 octobre 1992 par le Premier ministre Pierre Bérégovoy, plus d’un an après la promulgation de la loi du 10 juillet 1991. », inYves Bonnet et Pascal Krop, Les grandes oreilles du Président, Presses de la Cité, Paris, 2004, p. 30.
[23]CEDH, 24 avril 1990, Kruslin c. France, n°11801/85.
[24]L. n°91-646 du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances émises par la voie des télécommunications, JORF, n°162, 13 juillet 1991, p. 9 167
[25]CSI, art. L. 854-2.
[26]O. Gohin, op. cit., juin 1993, p. 13.
[27]J.-J. Urvoas et P. Verchere, op. cit., 14 mai 2013, p. 112-113.
[28]O. de Maison-Rouge, Le droit du renseignement. Renseignement d’État, renseignement économique, Lexis Nexis, Paris, 2016, p. 48.